Un dernier mot (12 Février 1871)

Disons un dernier mot sur le drame, avant le dénoue­ment définitif.1

La France vient de tomber dans le gouffre où l’emportait une course éperdue. Et chacun de lever les mains au ciel, accusant l’ignorance, la corrup­tion, la fatalité… que sais-je encore. Vaine rhéto­rique ! La fatalité est la loi de l’univers matériel et n’est point celle de l’humanité, qui ne relève que d’elle-même. L’ignorance, la corruption infectent beaucoup plus les autres pays que la France. Nos vainqueurs nous dépassent en égoïsme et en cupi­dité. Faut-il moins d’ignorance pour attrouper les bestiaux humains derrière un Guillaume que der­rière un Bonaparte ? Les Allemands nous ont vain­cus, dit-on, parce qu’ils savent tous lire et écrire. Singulier raisonnement ! L’instruction gît dans l’idée seule. La lettre moulée n’est que simple instrument. Un lecteur nourri de sottises devient un sot. Quelle meilleure preuve que ces Teutons ? Le plus illettré de nos soldats ne se fût pas laissé dire que l’ennemi égorge à froid ses prisonniers, leur arrache métho­diquement la langue et les yeux. Les Allemands, eux, l’ont cru d’emblée. Cette stupidité les juge. C’est un peuple de laquais, qui a tout juste l’intelligence d’un cheval d’escadron.

Ne cherchons pas à nos infortunes des causes ima­ginaires. Laissons la métaphysique. Paris ne doit accuser que lui-même, sa crédulité, sa faiblesse. Jamais le monde n’avait vu pareil spectacle : toute une population courant à sa perte sous prétexte de l’éviter, et buvant jusqu’à la lie, au nom de son salut, le breuvage empoisonné dont on sait qu’elle va mou­rir ! La presse toujours est la grande coupable, le vrai foyer de la gangrène publique. Parmi ces jour­naux qui hurlent à l’envi contre le « gouvernement de la déroute », les uns, avec un machiavélisme infer­nal, l’ont poussé de tous leurs efforts vers l’abîme, criant : «Au Prussica ! » pour nous mieux livrer aux Prussiens. D’autres, plus discrets, ont aidé de leur com­plaisance, en haine de la république. Quelques-uns ont laissé faire et laissé passer, par respect de la force. Les moins mauvais ont tonné, pleuré, supplié, mais n’ont eu garde d’agir et de barrer le passage. Exceptons Le Combat, qui a gardé sa ligne droite. Tous, enfin, à divers degrés, ont été complices. Ils fulminent aujourd’hui, dans l’espoir de dégager leur responsabilité, à grands renforts d’anathèmes. Clameurs inutiles ! Ils n’y par­viendront pas. Elle pèse sur eux tout entière.

Non ! La fatalité n’est pour rien dans cette immense catastrophe ! Non ! La chute de l’Empire à Sedan ne nous léguait pas fatalement la chute de la république et de la France à Paris. Il ne faut pas laisser dire aux auteurs de nos maux que l’issue inévitable de la guerre leur était apparue dès le premier jour, et que dans cette prévision même, leurs promptes démarches de paix avaient eu pour but, et auraient obtenu comme résultat l’adoucissement de notre sort. Il ne faut pas, surtout, leur permettre d’invoquer à l’appui de cette fausseté le fait accompli, qui est l’œuvre de leur tra­hison et point du tout la conséquence inéluctable des arrêts du destin. Loin de nous servir, ces démarches éplorées nous ont porté un coup terrible. Elles ont rassuré, encouragé l’ennemi, et lui ont donné la cer­titude de vaincre, en montrant à Bismarck, dans ces trembleurs, des auxiliaires de l’invasion, par cela seu­lement qu’ils avaient peur du peuple. Quand ils se sont intitulés « gouvernement de la défense nationale», ces fourbes, présidés par un jésuite, entendaient sans doute par le mot défense, celui de capitulation. Ils n’ont eu garde de le dire alors, ni longtemps après. Ils le confessent aujourd’hui par cette parole : « Nous devions succomber. » Ils se réfugient dans leur fatalité. Arrachons-les de cet asile, où ils voudraient abriter leur crime.

Laissant l’Empire derrière nous, prenons la situation au 4 septembre. L’attitude publique, ce jour-là, était-elle l’abattement ou la fermeté ? Sans doute la joie de la délivrance intérieure éclatait par-dessus toute chose. Mais à travers cette joie, la tristesse n’eût-elle pas jeté son ombre, si le sentiment de l’impuissance contre l’ennemi eût dominé au fond des cœurs ? Cette allégresse devant un sursis de quelques jours n’au­rait été que de la folie. Or, on avait son plein de bon sens, et l’espoir contre le dehors ne se séparait pas de l’espoir au-dedans. Seuls les hommes de la déroute nationale voyaient en noir, et n’imaginaient de res­source que le prosternement aux pieds de Guillaume. Ils ont agi en conséquence. Que maintenant ils aient la prétention d’être les organes de l’opinion publique ; qu’après avoir tenu Paris au secret cinq mois entiers, et fait leur coup dans l’ombre et le mystère, ils vien­nent substituer Paris à leurs propres personnes et dire : « La cité a fait ceci, la cité a voulu cela ; la cité a perdu tout espoir, la cité a conclu un armistice, etc. », c’est beaucoup d’audace, par trop d’audace. Mais cette audace dans l’imposture est toute leur poli­tique depuis le 4 septembre. Bonaparte, l’homme de la tromperie, ne leur va pas à la cheville. Quoi d’éton­nant ? un jésuite les commande.

Le public, d’ailleurs, a facilité leur besogne. Car il a dépassé, à leur égard, les bornes de la crédulité, de la patience et de la soumission. Nulle dictature dans l’histoire n’a jamais enfourché bidet si commode. Mais à la fin, bidet et cavalier ont culbuté ensemble et la monture, brisée, pousse les hauts cris contre l’écuyer. L’écuyer répond: «Ce n’est pas moi, c’est ma monture. Elle me portait, donc elle dirigeait. J’ai été où elle m’a conduit. » Soyez donc l’âne le mieux bâté et le plus docile de l’univers, pour recevoir de ces remerciements.

L’heure des impudences est passée. La commission de l’Hôtel de Ville apparaît désormais ce qu’elle n’a cessé d’être : une délégation du roi de Prusse ; la capi­tulation lui a donné l’estampille officielle. Bismarck règne et gouverne à Paris. Et ce n’est pas d’hier. C’était se déclarer l’agent de l’ennemi que de prendre la direction de la défense nationale, en disant tout haut, comme Trochu : « La résistance n’est qu’une folie héroïque» et, comme Ernest Picard: «On se défendra pour l’honneur, mais tout espoir serait chimérique. » Croire une chose impossible et l’entreprendre, c’est, en effet, de la démence. Mais cette démence s’appelle trahison quand l’entreprise est la défense in extremis de la patrie, et qu’on est libre de décliner ce fardeau. L’action de Trochu et de Picard était un crime, leur propos était une sottise. Nous allons démontrer ici qu’à la date du 4 septembre, malgré vingt-deux ans de décadence morale, malgré les revers foudroyants du mois d’août et la destruction presque totale des troupes françaises, la partie n’était nullement déses­pérée. Bien loin que l’espoir fût une chimère, toutes les chances étaient de notre côté. Une mesure bien simple, indiquée par le bon sens et par les circons­tances, aurait eu pour résultat infaillible la défaite, sinon l’anéantissement de l’armée allemande.

Nous n’aurons pas péri par les raisons transcendantales que nous débite la presse, mais tout bonne­ment par une faute militaire. Il est vrai que cette faute a une cause toute politique qui la transforme en atten­tat contre l’indépendance de la nation. Seize jours se sont écoulés entre la proclamation de la République et l’arrivée des Prussiens sous nos murs. L’avenir de la guerre était tout entier dans l’emploi de cette quin­zaine. Le 4 septembre, il ne nous restait à peu près ni armes, ni soldats, et 3 à 400 000 hommes s’avan­çaient à marche forcée contre Paris. L’Europe était convaincue qu’ils allaient y entrer sans coup férir et y dicter leurs conditions. Mais Paris a son enceinte et ses forts et il est la tête de tous les chemins de fer français. Ici se passe le problème. Du 4 au 20 sep­tembre, la médaille pouvait être retournée et les rôles intervertis entre Français et Allemands. La victoire et la défaite changeaient de camp, simple question de statistique et de transport facile à résoudre. La capitale, par l’arrivée de 200000 fugitifs, avait deux millions d’âmes. Il fallait envoyer en province un mil­lion de femmes et d’enfants et les remplacer par un million de jeunes hommes. Il fallait en outre com­pléter l’approvisionnement en vivres jusqu’à six mois. On croyait n’en posséder que pour deux. L’événement a prouvé qu’il y en avait pour quatre. Un supplément de quatre mois portait le stock à deux tiers d’année. La certitude du succès était alors absolue.

Si Paris s’est trouvé en mesure de soutenir un siège, ce n’est pas la faute des gouvernants de l’Hôtel de Ville, et c’est à coup sûr leur regret. Ils ne s’inquié­taient ni de vivres, ni d’hommes, ni de canons, ni de fusils. Les seize jours qui auraient pu retourner la situation et perdre l’armée allemande ont passé au milieu d’une inaction absolue. Par suite des achats faits pour Paris, le prix des céréales avait haussé un peu sur les marchés. C’est, dans le commerce, le résultat ordinaire des démarches actives. Mais les greniers où puise la capitale étaient peu entamés. La récolte de la Beauce n’était pas battue en majeure partie. Par le chemin de fer de Chartres, on pouvait l’amener rapidement, grain et paille. Les Prussiens l’ont enlevée un mois plus tard.

Un ordre des préfets aurait également fait trans­porter à Paris les céréales en gerbe, dans un rayon de 30 lieues, sauf la quantité nécessaire pour la sub­sistance des habitants et pour les semailles. La Beauce est comprise dans ce périmètre. Elle a été beaucoup plus maltraitée que les autres provinces. C’est un pays plein d’énergie et de patriotisme. Les départements de l’Ouest et du Centre auraient fourni des quantités considérables de bœufs et de moutons. La bonne volonté se montrait partout pour cette œuvre de salut. Faire tuer dans les départements 40 à 60 000 porcs, qui seraient salés et aussitôt expédiés, était encore une mesure très réalisable. Œufs, beurre, légumes et poissons secs, fromages de Hollande et de gruyère, huile, volailles et lapins vivants pouvaient affluer de province, par l’activité d’agents spéciaux, munis des recommandations préfectorales. L’argent abondait et n’aurait pas trouvé de rebelles. Le ministre Duvernois n’avait pas employé seize jours pour ses approvi­sionnements. On pouvait faire aussi bien que lui. Afin de réduire en farine les céréales introduites en grains, il fallait transporter à Paris les meules des moulins d’Étampes, Corbeil et Pontoise. Naturellement, l’Hôtel de Ville n’avait pas daigné s’occuper de ces détails, et l’on se souvient que le pain a manqué en décembre, tandis que les magasins regorgeaient de blé. Les avo­cats ne sont pas tenus de savoir que le pain se fait avec de la farine et la farine avec du blé.

L’échange de la population entre Paris et la pro­vince n’aurait pas présenté d’obstacles, malgré l’im­mensité du mouvement. Inutile tout d’abord de retenir les personnes partant à leurs frais. Ces fuyards sont des poltrons, plus dangereux qu’utiles en présence de l’ennemi. Nous voici au point capital: les émigrations obligatoires. Certes, la séparation de la famille, l’aban­don du foyer, le départ si brusque pour une destination inconnue jetteront le trouble et la tristesse dans bien des cœurs, des larmes amères accompagneront les adieux, mais Paris n’aurait pas refusé ce sacrifice au salut de la France. Il l’a prouvé par cinq mois d’hé­roïsme. Et au fond, cette multitude fugitive aurait moins souffert de son odyssée à travers la province que des épreuves du siège. Partout attendus d’avance et accueillis avec sollicitude, combien d’entre ces enfants et ces femmes auraient vu, au contraire, leur santé rétablie et fortifiée par l’air vivifiant des cam­pagnes? Loin d’être une charge pour les populations, elle leur aurait apporté un supplément de bien-être, grâce à la pension servie par l’État à leurs hôtes.

Cette invasion paisible n’aurait du reste causé aucun dérangement dans la consommation locale. C’eût été un simple chassé-croisé de la capitale aux départe­ments. Autant d’arrivées que de départs. On compte à Paris (sur deux millions d’âmes) 600 000 enfants des deux sexes au-dessous de seize ans. Il s’agit de les distribuer entre les départements libres, ainsi que leurs mères, une pour trois enfants environ. Les orphelins de mère seraient confiés aux soins de per­sonnes spéciales. 130 000 femmes au-dessus de cinquante-cinq ans, et 70 000 hommes au-dessus de soixante-sept partiraient également. Total des émi­grés, un million. Les demeurants se composent de 60 000 femmes entre cinquante et cinquante-cinq ans, de 120 000 hommes, entre seize et cinquante ans. Total, un million d’individus, 630 000 du sexe mas­culin, 370 000 du sexe féminin.

Aux 510 000 hommes de seize à cinquante ans en état de porter les armes, on peut adjoindre 45 000 sur les 120 000 de cinquante ans et au-dessus, restés à Paris ; en tout, 555 000 gardes nationaux. Voilà l’ar­mée particulière de la capitale. La levée des deux classes de dix-huit et dix-neuf ans donne 665 000 jeunes gens. Il en faut retrancher 95 000 pour les douze départements du Nord-Est occupés par l’ennemi au 4 septembre, et dont les habitants sont au nombre de 5 millions. Restent 570 000. Les exemptions étant sup­primées, sauf pour les infirmes et les fils uniques de veuves, on peut admettre que les réfractaires et les exemptés ne dépasseraient pas 170 000, soit 30%. Les deux classes fourniraient donc 400 000 conscrits. La garde mobile s’élevait, pour la France entière, à 525 000 hommes. 70 000 à retrancher pour les 12 départements envahis, 160 000 comme réfractaires ou empêchés, 30%. Restent 300 000 répondant à l’appel.

Comptons maintenant 100 000 anciens soldats de vingt-cinq à trente-cinq ans, célibataires, veufs et mariés sans enfants. Les débris de Sedan, Metz, etc., ralliés à Paris, représentent environ 50 000 hommes. En y joignant toute l’infanterie de marine amenée des ports de mer, les matelots-canonniers et une forte pro­portion de gabiers, on arrive au chiffre de 100 000. Enfin, un ordre aurait mandé les soldats de toutes armes, infanterie, cavalerie, artillerie et génie, épar­pillés sur tous les points du territoire. Inutile de laisser un seul soldat hors de la capitale. Dans la situation, ils étaient une proie assurée pour l’ennemi. Sauf Besan­çon et quelques forts de montagne à peu près hors d’atteinte, il fallait évacuer toutes les places fortes, et diriger sur Paris hommes, canons, fusils et munitions.

Mieux valait conserver pour la lutte sérieuse les garnisons et le matériel de guerre, plutôt que de les perdre au bout de quelques jours de siège. Quelle est la compensation de ces pertes ? Un instant de retard apporté à la marche des détachements prussiens. C’est du gaspillage sans profit. Partout les gardes nationaux ont été désarmés. Que pouvaient-ils faire? On ne combat pas sans espoir. L’héroïsme du suicide est une exception. Que les habitants ouvrent pacifi­quement leur porte aux envahisseurs. De cette façon, ni tueries, ni dégâts. Quand la population a fourni un large contingent de ses enfants, ne lui demandez pas l’impossible, surtout quand les calculs de la tyrannie l’ont complètement déshabituée des armes. Cette concentration générale des restes de l’armée aurait certainement produit 100 000 hommes. Voilà donc un million de gens de guerre, remplaçant dans la grande ville un million d’enfants, de vieillards et de femmes ! En défalquant des 555 000 gardes natio­naux 35 000 jeunes gens des deux classes de dix-huit et dix-neuf ans et les 20 000 mobiles de la Seine, il reste une garde nationale sédentaire de 500 000 citoyens. Ajouté au million de mobiles et de soldats, ce chiffre porte à 1 500 000 hommes l’armée ras­semblée dans Paris. Sur ce nombre, 300000 soldats et marins aguerris, prêts à entrer en ligne.

Ce mouvement d’échange d’une population contre une autre pouvait s’opérer avec promptitude et sans encombre. Paris conservait libres les lignes de fer de l’Ouest, d’Orléans, de Lyon et partie de celle du Nord. Celle de l’Est seule était aux mains des Prussiens. Celle de Lyon n’a été envahie que le 18 et aurait fonc­tionné quatorze jours. Un décret avertit la popula­tion de la nécessité du départ, en règle la date et les détails. Répartition des émigrants dans les provinces, d’après le nombre des habitants et les moyens d’exis­tence. Transport gratuit pour la classe ouvrière et pour les autres citoyens qui réclament la gratuité. Amende contre les fraudes. Vingt-cinq kilogrammes de bagages par personne. Dans les départements, indemnités aux hôtes des émigrants, un franc et cin­quante centimes par jour pour un homme et une femme ; cinquante centimes pour un enfant. À ce prix, les paysans auraient trouvé un bénéfice dans leur hospitalité. Les départs échelonnés à vingt minutes d’intervalle. Sur chaque ligne, toutes les vingt-quatre heures, soixante-douze convois de 1 500 personnes. 108 000 âmes, 324 000 pour les trois lignes. En trois jours, évacuation complète du million d’émigrants. La partie disponible de la ligne du Nord abrège encore plus le délai. En s’éloignant de la capitale, ces che­mins se subdivisent et par conséquent se multiplient, de manière à diminuer l’encombrement des trains. Partout, les autorités, prévenues par le télégraphe, auraient l’ordre de recevoir aux gares les émigrants, de les diriger vers leur destination, de les répartir avec soin dans les villes et les campagnes. Partout aussi, personne n’en doute, les habitants auraient accueilli ces hôtes avec les plus vives sympathies.

Le décret appelant sous les drapeaux les deux classes de dix-huit et dix-neuf ans, les mobiles et les anciens soldats aurait mis en mouvement tout ce person­nel pour faire la contrepartie de l’émigration. Les compagnies de chemin de fer, requises par l’État, suspendent tout autre service. Ordre aux préfets, sous-préfets et maires, de concert avec l’intendance, d’expédier à l’instant pour la capitale les soldats, les mobiles, les rappelés, les cavaliers et fantassins avec armes et bagages, les mobiles organisés ou non, armés ou non, isolés ou en corps. La cavalerie et l’ar­tillerie, dans un rayon de soixante lieues autour de Paris, doivent marcher par les routes ordinaires, avec leurs chevaux et leurs canons. Dans tous les dépar­tements, les stations respectives de départ sont indi­quées aux hommes de chaque commune, et les vivres leur sont alloués pour le voyage, selon les distances. Ainsi, la France entière est en mouvement, ici pour quitter Paris, là pour s’y rendre, les autorités, les bons citoyens, pour organiser et diriger ces convois.

Maintenant, il faut des armes. La grande ville, au 4 septembre, en était presque dépourvue. Le ministre de la Guerre, Dejean, avait déclaré à la tribune que l’État possédait plus de deux millions de chassepots. Il mentait sans doute. Le public n’a jamais rien su de précis sur cette question. L’Hôtel de Ville ne l’a pas mieux renseigné que les Tuileries. Le plus simple, en tout cas, était d’aviser. Donc, ordre aux divers arse­naux d’expédier incontinent, par chemin de fer, tous les chassepots, fusils à tabatière, fusils à piston en magasin, ainsi que les poudres et munitions de guerre. Envoi, par les arsenaux maritimes, de tous les gros canons de marine, jusqu’à concurrence de trois mille, avec les munitions pour les servir. Ordre aux préfets de faire partir les ouvriers armuriers de vingt à cin­quante ans, leurs femmes et enfants restant à la charge de l’État durant l’absence du chef de famille. Ordre d’envoyer les ouvriers de toutes les fabriques d’armes et fonderies de l’État, Saint-Étienne, Châtellerault, Ruelle, Indret, etc., ainsi que les outillages pour la fabrication des chassepots. Les ouvriers des forges de la Nièvre, les mécaniciens du Creusot, dirigés sur Paris. Les fers, aciers, bronzes, cuivres, étains, plombs, salpêtres et soufres expédiés sans délai par les che­mins de fer. Tous les canons également. Des trains de houille se succèdent sans relâche, venant des mines de la Loire, de l’Aveyron, du Gard, d’Anzin (avec détour par Lille). On demande même la houille à Mons et à Charleroi, pour Lille et Paris, à Newcastle pour le Havre, si elle peut arriver à temps. Achat de pétrole, d’huile à brûler. Des bateaux de charbon et des trains de bois descendent en grand nombre du Morvan par l’Yonne et la Seine. Tous ces matériaux étaient indis­pensables pour fabriquer des chassepots. Il n’en exis­tait probablement pas alors plus de trois cent mille disponibles. Le reste avait été la proie de l’ennemi. Il fallait donc en créer rapidement des quantités énormes. De là, nécessité impérieuse d’avoir les métaux, les charbons, les outillages déjà construits et enfin des ouvriers mécaniciens par milliers.

D’Angleterre, on aurait pu tirer, par d’actives démarches, des quantités considérables de fusils Smider et Remington, supérieurs aux chassepots pour la promptitude de tir mais d’une portée moindre. On avait peu de temps. En revanche, les distances sont courtes et les traversées rapides. Bien entendu, le gou­vernement de la déroute nationale ne se souciait pas plus de fusils anglais que de fusils français. Il mendiait la paix à toutes les portes, et pleurait dans les anti­chambres royales. Notre artillerie de campagne avait passé tout entière aux mains des Prussiens. Il fallait la reconstituer. Les 300 canons de sept à longue portée, obtenus ici en deux mois par l’industrie privée malgré la mauvaise volonté des gouvernants et la pauvreté des ressources, montrent qu’on aurait pu en fondre 6 000 en trois mois, avec de l’activité, des hommes et des matériaux. Il fallait également demander aux loca­lités productrices les étoffes et cuirs propres à l’ha­billement et à l’équipement de l’armée. Une commande faite aux cordonniers, tous autres travaux cessants, et répartie entre les provinces, aurait produit aisément 1500000 paires de souliers solides, confectionnées en dix jours, assez à temps pour arriver à destination.

Voilà certes de grosses dépenses Nous avons cessé de les évaluer, en portant, pour ces quatre mois, le chiffre de ces approvisionnements beaucoup plus haut que la consommation ordinaire de Paris. Les soldats mangent plus que les femmes et les enfants mais même avec cette différence, les quantités restent exa­gérées. Les magasins ainsi formés auraient fourni l’armée, d’ailleurs, à la reprise de l’offensive, et per­mis de mener avec rapidité les opérations, pendant la poursuite des Prussiens.

Pain : 80 000 ; vin: 60 000 ; eau-de-vie : 10 000 ; bœuf et mouton 160 000 ; porc salé : 12 000 ; beurre : 12 000 ; œufs : 6000 ; fromages : 6000 ; poisson sec : 6000 ; sucre : 16000 ; café : 4000 ; huile d’olive : 2000 ; huile à brû­ler: 9000; vinaigre de sel: 2000; légumes secs: 20 000; draps: 60 000; souliers: 15 000; foin: 10 000; paille: 10 000 ; avoine : 20 000 ; déplacement de deux millions de personnes : 40 000 ; transport de vivres et de maté­riel : 40 000 ; un million de fusils à tir rapide avec car­touches: 200 000; six mille canons de campagne avec munitions : 100 000 ; indemnité aux hôtes des émigrés (1,5 franc pour les adultes, 0,5 franc pour les enfants) : 96. Total: 996 000 000 francs-or

Disons un milliard, disons même deux. Valait-il mieux acheter à ce prix la victoire, ou payer dix mil­liards la besogne que nous a faite le gouvernement de défense nationale ?

En même temps que cet immense monceau d’hommes et de choses s’emmagasinait dans Paris, les travaux divers auraient marché vigoureusement sur toute la ligne : mise en train des fabriques de chassepots, des fonderies de canons, fortification par la pioche et la pelle, classement et organisation des troupes, forma­tion des cadres au moyen des anciens soldats, des sous-officiers, des jeunes gens d’intelligence et de cœur. Les ressources sont grandes chez nous pour l’impro­visation de bons officiers. Il s’agit seulement de mettre la routine sous les pieds et de s’en tenir au simple bon sens. Dix jours d’étude suffisent pour faire d’un jeune homme quelque peu instruit un officier capable. 1792 l’a prouvé. Quand les bataillons de volontaires se sont trouvés debout, les petits bourgeois, élus par les sol­dats, ont compris aussitôt la nécessité de la discipline et de l’instruction militaire. La levée en masse est une folie lorsqu’elle ne se transforme pas immédiatement en corps réguliers. Or, l’instruction militaire est conden­sée dans les manuels qui résument les enseignements de l’expérience et les appliquent dans les manœuvres. Les nouveaux officiers, animés par l’enthousiasme de la liberté, se mirent à étudier nuit et jour leur théo­rie. Ce n’est point une besogne qui demande du génie. Un écolier suffit. Pas n’est besoin d’avoir traîné ses guêtres dans les casernes durant des années, comme le prétend la routine. C’est l’affaire de huit jours pour un piocheur, quand il suit la théorie sur le terrain.

On eût fait à Paris, par milliers, d’excellents chefs, en acceptant le concours de la jeunesse intelligente. Il est vrai qu’une pareille méthode jette à la mer la loi sur l’avancement, cet évangile des armées per­manentes. Elle a porté de si beaux fruits, cette pré­cieuse loi ! Demandez-en des nouvelles à Sedan, à Metz et à Paris. Aujourd’hui, les officiers ne sont pas faits pour l’armée, l’armée est faite pour les officiers. C’est leur chose personnelle, leur patrimoine. Y tou­cher, n’importe à quel titre et par nécessité, c’est un attentat à la propriété, un sacrilège. Le plus grand homme de guerre, un Hannibal, sorti de la garde nationale, ne pourrait pas entrer caporal dans l’ar­mée. La terre de France en tremblerait dans ses fon­dements. C’est la stupidité élevée à la plus haute puissance. S’il est au monde une institution née du salut commun et n’ayant point d’autre raison d’être, c’est à coup sûr l’armée. Comme tout ce qui relève de l’autorité et de la corruption et ne sert plus que de proie aux intérêts particuliers. Qu’on se délivre de ce scandale, on trouvera à discrétion des officiers de mérite. Paris, entre des mains républicaines et sensées, eût improvisé en septembre les meilleurs cadres pour ses 1500000 hommes. On ne se doute pas de ce qu’il est possible de faire, le jour où l’on a mis dehors la routine, cet ulcère moral des nations.

Hélas ! rien de tout cela n’a pu se faire jour. Le Corps législatif a vomi sur la France un gouvernement bien digne de son origine. Né d’une assemblée impériale, il a contaminé l’Empire, étouffé la révolution et livré le pays aux envahisseurs.

Et cependant quelle plus évidente certitude de vic­toire s’il s’était confié à l’énergie de la nation ! Toute la jeunesse des provinces se serait précipitée vers la capitale pour y concentrer l’armée vengeresse. On aurait vu 200000 hommes, avec une ardeur fiévreuse, construire des redoutes à Garches, Meudon, Clamart, Thiais, Montmesly, Chelles, Montfermeil, Livry, Choisy, Villeneuve-Saint-Georges. La Butte Pinson, les hau­teurs de Sannois, la plaine de Gonesse se seraient hérissées de retranchements, tout prêts à repousser au loin les attaques prussiennes. L’ennemi aurait-il même persisté dans cet insolent projet d’investissement qui a rencontré de si machiavéliques auxiliaires dans le gouvernement de la débâcle nationale ? Du moins, il n’eût pas trouvé à Châtillon les 45 000 démoralisés de Sedan, las d’être conduits à la boucherie par l’in­capacité. Il ne serait pas venu à Châtillon. Il n’aurait passé la Seine, ni à Choisy, ni à Villeneuve-Saint-Georges, ni même à Corbeil. Il n’eût pas investi la ville, ni à une lieue de distance, ni à dix, ni même à vingt. Car son cercle, en s’élargissant, n’eût fait qu’aggra­ver son danger. On ne traite pas de même un gou­vernement qui allonge la griffe et celui qui tend la joue. Paris, gardé par un pouvoir énergique et par 1 500 000 hommes dont 300 000 vétérans, n’était pas abordable. Bismarck et De Moltke auraient compris. La prudence leur eût crié : « N’approchez pas, le vol­can prépare son éruption. » Qu’auraient pu faire alors les Prussiens ? Parcourir la France vide de soldats, l’accabler de réquisitions, violenter des villes ouvertes, des populations sans armes, s’installer dans nos places fortes, veuves de garnisons et d’artillerie? Après ?

Pendant ces promenades sans but et sans résultat, l’orage aurait grossi dans Paris. Canons, fusils, dis­cipline, tactique, expérience, devaient bientôt consti­tuer une armée d’un million d’hommes, appuyés sur une réserve de 500 000 gardes nationaux. Non point cette cohue de bataillons disloqués, d’invention Trochu, mais un ensemble de légions solidement reliées. Il eût bien fallu alors compter avec cette France en armes, soutenue par la vengeance et par une bonne artillerie. Ce n’est pas sous les murs de Paris qu’on aurait réglé les comptes. Au fond, qu’aurait été cette armée ? Celle-là précisément que Gambetta a levée un mois trop tard ! Mêmes hommes, mais quelles conditions différentes ?

Il a manqué à Gambetta une vaste place d’armes pour abriter ses troupes pendant leur organisation. Le territoire ne lui offrait plus de refuge. Lyon, le plus grand centre après Paris, eût été bloqué, bombardé, sans possibilité de résistance. Que faire ? Morceler les recrues par petits groupes ? Les Prussiens, l’œil au guet sur ces noyaux en formation, les auraient relancés, dispersés, l’un après l’autre. Les réunir par masses assez fortes pour tenir la campagne ? C’est ce qu’on a tenté, mais avec des résultats désastreux, et vraiment inévitables.

Paris, d’ailleurs, pressait l’arrivée des secours. Au lieu de compter sur lui-même, il comptait sur les autres. Il a fallu marcher à son aide, en présence d’un ennemi habile et aguerri, avec des bandes sans ins­truction et sans solidarité. Puis, la difficulté des vivres, le froid, les fatigues, le défaut de cohésion, toutes causes de ruine qui se résument dans un seul mot: « jeunes levées ». Les instances perfides de Trochu ont porté le dernier coup. Pour lui donner la main, on s’est éparpillé, et l’ennemi, se jetant sur cette armée décousue, l’a coupée par tronçons et dispersée. Trochu a perdu toutes nos armées, celles de province comme celle de Paris, également sacrifiées au simu­lacre de défense qui devait masquer la trahison et la conduire avec art jusqu’au dénouement par la famine. Ces troupes, que ne les convoquait-il lui-même dans nos murs, l’illustre dictateur, quand les routes étaient libres, quand sur un mot, sur un signe, elles seraient accourues, et que vivres, armes et munitions les auraient accompagnées par chemin de fer ?

On n’aurait pas eu ce lamentable spectacle de Chanzy culbuté après Palatines, Faidherbe après Chanzy, Bourbaki après Faidherbe. Tous ont succombé par une cause semblable. C’est la même pièce, en plusieurs actes, avec des personnages identiques. Rassemblé un mois plus tôt derrière les remparts inexpugnables de la capitale, ce million de soldats, si cruellement victime de l’ineptie ou de la trahi­son, aurait eu une tout autre destinée. Là, point de marches par le froid et la pluie, point de bivouacs glacés, point d’alertes ni de paniques soudaines, point de jours sans pain et de nuits sans sommeil ; le vivre et le couvert à demeure, sans inquiétudes ni courses harassées ; le repos du corps et la paix de l’âme, l’es­pérance et la joie au lieu du découragement et de l’angoisse. Et puis tout le temps de s’exercer, de s’ins­truire en sécurité, d’acquérir discipline, expérience, habitude des armes et de la manœuvre. On est tran­quille comme en pleine paix. Nul souci de l’ennemi. Il est là, sous les yeux, à portée de fusil, et on s’en moque, on le nargue. On peut perdre contre lui vingt batailles pour se faire la main. On lui ferme la porte au nez, et on rentre chez soi, pour recommencer à son heure.

Bismarck était assez vexé de ce jeu. Il s’en plaint avec une naïveté grotesque dans sa réponse aux récla­mations des diplomates contre le bombardement. « Notre intention, dit-il, n’est nullement de détruire la ville, mais de rendre intenable la position centrale et fortifiée, où l’armée française prépare ses attaques contre les troupes allemandes, et qui lui sert de refuge après leur exécution. » Et là-dessus, Bismarck s’est mis à massacrer les femmes et les enfants, afin de réduire les hommes. À la bonne heure. C’est un article nouveau ajouté aux aimables lois de la guerre. Il est acquis maintenant qu’on a le droit d’égorger les enfants et les femmes d’un peuple, pour le contraindre à la soumission. Il a un bonheur insolent, ce Bismarck. Tout lui profite, même ses sottises. Sur la foi des doc­teurs d’Allemagne, il a su saisir l’instant psycholo­gique pour l’administration de ses pilules volantes. Elles ont manqué leur coup, la diète nous ôtait les forces. Quel malheur que les canons Krupp aient tant lanterné en chemin ! Que n’ont-ils bombardé en octobre ! C’était le vrai moment psychologique. Mal­gré tous les Trochu et tous les Favre de la terre, on cassait les reins à Guillaume et à sa bande de che­napans. Mais hélas ! Nous n’avons pas de chance. Rien ne nous arrive à temps.

Comme les obus teutons, les levées de Gambetta sont venues six semaines trop tard. Elles se sont fondues aux pluies d’automne. Deux mois de Paris les auraient mises à l’épreuve du pôle et du Sahara. On entre conscrit à Paris, on en sort vétéran quand l’heure est venue de sortir. On n’est plus alors un quasi-troupeau mal rassuré, on est une armée solide, bien nouée, comptant sur soi et impatiente de la revanche. Tels auraient été nos soldats si, durant les seize jours de grâce forcée que nous laissait l’ennemi, on les avait réunis dans la capitale. Quelle magni­fique base d’opération, qui délivre un général en chef des neufs dixièmes de ses soucis, et lui permet de laisser dormir son génie s’il en a, ou de s’en passer s’il n’en a pas. C’était pour nous l’unique moyen d’échap­per à la violente surprise d’une invasion qui saisis­sait son adversaire en flagrant délit de stupidité. Ce moyen était sûr, facile, et ne demandait qu’un peu de bon sens et de patriotisme.

J’ai parlé d’un million d’hommes, il n’en fallait même pas tant. Six cent mille auraient suffi. On pouvait sup­primer les deux levées de dix-huit et de dix-neuf ans. Seulement, la revanche aurait été moins complète et n’eût ramené les Teutons qu’à la frontière au lieu de les reconduire à Berlin. Mais une levée générale d’un seul coup tenait les populations quittes de nouveaux sacrifices. Désormais, spectatrices résignées du drame de Paris, il ne leur restait qu’à subir en silence les outrages et les réquisitions de l’envahisseur, jusqu’au jour de représailles. La victoire était sûre et pro­chaine, et notre sang n’aurait pas coulé à flots avec notre honneur, dans ces cruelles batailles ou l’ins­truction militaire et la longue discipline ont balayé, malgré tout leur courage, nos levées sans expérience. Après Sedan, après Metz, après Paris, l’Europe n’au­rait pas vu avec stupeur le quatrième acte de cette lugubre tragédie, 80 000 Français refoulés en Suisse, sans pain, sans souliers et demi-morts de froid. L’en­nemi nous eût fait grâce de son insolente pitié, car il aurait eu à la garder pour lui-même.

Dans la guerre sauvage que nous fait l’Allemagne, le gouvernement de l’Hôtel de Ville avait le choix du dénouement par le triomphe ou par le désastre. C’est le désastre qu’il a préféré. Dans l’intervalle du 15 au 20 septembre, au lieu d’amonceler à la hâte dans Paris armes, vivres et soldats, il a négligé toute espèce de préparatifs et n’a songé qu’à remporter la misé­ricorde de Guillaume, aggravant ainsi le péril par le déshonneur. Il a systématiquement désorganisé la garde nationale, devenue, dans l’insuffisance des troupes, notre seule ressource sérieuse. Ne poursui­vant qu’un but : la reddition, il paralysait tous les moyens de lutte, afin de contraindre les Parisiens à la soumission par l’impuissance. Sans fusils et sans canons, loin d’accueillir les offres de l’industrie pri­vée qui s’engageait à la fabrication rapide de ces armes, il est resté à cet égard dans l’inertie la plus absolue. La journée du 31 octobre l’a seule tiré de cette torpeur et contraint à quelques simulacres de préparatifs. Il a commencé le 30 novembre son sys­tème de grandes sorties terminées par une déroute. La tentative de Montretout est le dernier acte de cette funèbre comédie.

Et cependant Paris, tel que l’avait fait ce triste gou­vernement, Paris pouvait encore vaincre. Il avait 300000 hommes, gardes nationaux et soldats, armés de fusils rapides, 150000 gardes nationaux munis de fusils à piston, 300 canons de 7 à longue portée, et la soif de la vengeance. Aux mains d’un pouvoir loyal et d’un chef dévoué, cette armée serait sortie victorieuse de la lutte. Elle avait la supériorité du nombre, le choix des points d’attaque, la liberté entière de ses mouve­ments. Elle n’avait à craindre ni surprise, ni disper­sion par la défaite, ni tentative sérieuse de l’ennemi.

On a parlé des retranchements formidables de l’as­siégeant. Mais une défense sérieuse n’eût pas permis ces travaux. On a laissé faire les Prussiens à discrétion. C’est là le principal crime de l’Hôtel de Ville. On aurait pu forcer dix fois les lignes allemandes, contraindre l’ennemi à lever le siège, mais non tenir contre eux la campagne. L’abandon du blocus aurait entraîné leur retraite sur Metz. Paris reprenait alors la direc­tion de la guerre, et nul doute qu’elle ne finît par l’ex­pulsion des envahisseurs. Mais telles n’étaient point les visées de ce gouvernement perfide. Pour lui, l’ennemi, c’était la révolution. Il n’en connaissait point d’autre. Appuyé sur la terreur de ce nouveau 2 Décembre, il a livré Paris à l’ennemi par un soi-disant armistice qui est la plus ignominieuse des capitulations. Il était enfermé dans Paris et, en vertu des lois de la guerre, il ne pouvait stipuler que pour la place assiégée. Il a osé cependant étendre le prétendu armistice à la France, libre de l’invasion et, pour combler la mesure, il a passé sous silence la clause qui prolongeait les hostilités de l’Est. Les Français se sont arrêtés, les Allemands ont continué leurs mouvements au terme de la clause exceptionnelle, et toute l’armée de l’Est a succombé sous cette trahison. Le plan Trochu n’est que le plan Bazaine. Il a suivi les mêmes phases, pour aboutir au même succès.

Enfin, chose monstrueuse, inouïe dans les fastes du genre humain ! Le gouvernement de Paris, prison­nier des Prussiens par la convention du 28 janvier, et n’étant plus, à ce titre, que leur instrument, a osé intimer des ordres au gouvernement provincial entouré des armées françaises, et seul représentant de la France depuis la capture de ses collègues de Paris, capture qui les frappait de déchéance. Il a osé, sur l’intimidation de Bismarck, convoquer une Assem­blée nationale dans des conditions impossibles qui achèvent de nous rendre la risée et le mépris du monde. Et, douleur plus poignante, le gouvernement libre, protégé par les baïonnettes nationales, a dû obéir au gouvernement captif et agent de l’ennemi.

En attendant le jour de la vindicte publique, tout ce qui conserve dans sa poitrine un cœur de citoyen, doit protester avec énergie contre la paix infâme que la lâcheté et la trahison prétendent nous imposer, une paix tramée comme un complot et qui sera notre honte éternelle. Car la France n’est pas abattue par la chute de Paris et peut encore exterminer les hordes de l’invasion. Pas un militaire sérieux n’ose­rait contester cette vérité. Car le plan à suivre saute aux yeux et ne laisse aucun doute sur le résultat. Les Allemands devraient partir ou succomber. En consé­quence, la dictature de l’Hôtel de Ville est accusée de haute trahison et d’attentat contre l’existence même de la nation.

  1. Source: MF, 296-316.