Travailler, souffrir et mourir pour les nouveaux maîtres, c’est le devoir qu’elle impose à la plèbe par la mitraille, le bagne et la guillotine.1 Tant d’effronterie et d’ingratitude soulève les opprimés; ils commencent la lutte contre cette impudente aristocratie de parvenus; et, depuis 89 la lutte se poursuit sans relâche, toujours la même, quoique toujours nouvelle. Qui lit notre première Révolution lit l’histoire du jour. Les événements peuvent différer; le fond est identique. Intérêts, passions, langage, péripéties, tout se ressemble. Les hommes d’alors revivent aujourd’hui. Nos soi-disant Montagnards sont une caricature, une mauvaise copie s’entend, de la Gironde.
Comme eux ils se proclament démocrates, républicains, révolutionnaires, que sais-je? Comme eux ils répètent Liberté! Égalité! Fraternité! arborent la cocarde, les emblèmes populaires, poussent le cri de ralliement populaire. Mensonge et ruse pour tromper les multitudes crédules qu’on mène avec des phrases et des grimaces!
Qu’est-ce que la Révolution?
L’anéantissement de l’ordre social actuel, la suppression du joug bourgeois, l’émancipation complète du peuple, l’avènement de l’égalité.
Est-ce là, par hasard, le programme de ces Républicains-révolutionnaires? Que Février [1848] réponde.
Ils n’ont pas su faire, direz-vous – Non! ils n’ont pas voulu! Ils ne veulent pas. Ils se moquent de nous. Les places, les honneurs, la curée, tel est leur but. Ôte toi de là que je m’y mette! Ils n’ont pas d’autre évangile. Ils jetteront dehors quelques fonctionnaires, mais respect inviolable aux choses! y toucher serait détruit leur héritage. Héritage d’un jour qui retombera le lendemain au pouvoir de l’ancien, du vrai propriétaire; car le même ordre social amène fatalement les mêmes maîtres. Un pommier ne porte que des pommes.
Rêvons nous donc l’extermination de tous les bourgeois? Pas le moins du monde; se serait un suicide. La bourgeoisie renferme une minorité d’élite, phalange indestructible, fiévreuse, zélataire, ardente: l’essence, la vie, l’âme de la Révolution. C’est de ce foyer incandescent que les idées de rénovation jaillissent incessamment en gerbes de flammes sur les populations.
Qui a planté le drapeau du prolétariat? Qui le relève après les défaites? Quels sont les promulgateurs, les apôtres des doctrines égalitaires? Qui mène le peuple au combat contre la bourgeoisie? Des bourgeois.
Sans ce bataillon sacré, infatigable à rallier les masses dans leurs déroutes, elles se seraient depuis longtemps affaissées dans la servitude. Par sa ténacité héroïque, la constance de cette petite troupe les sauve du découragement. Elle se recrute aussi de travailleurs formés à son école, et qui deviennent, à leur tour, têtes de colonne. Elle ne s’arrêtera qu’après avoir conduit la Révolution à la conquête de l’Égalité.
Or quelle est la devise de sa bannière? Démocratie? Non! Prolétariat; car les soldats sont ouvriers si les chefs ne le sont pas. Doctrines, intérêts, passions, tout est du peuple. Et vainement l’astucieux mot d’ordre: “Ni prolétaires ni bourgeois” s’efforce de trouver un argument et un point d’appui dans le concours de cette minorité généreuse! Le sophisme est trop grossier. Qu’importe la présence de quelques habits dans le camp des blouses? Manque-t-il donc de blouses à la solde des habits? La guerre n’en est pas moins entre la bourgeoisie et le peuple; entre le revenu et le salaire, entre le capital et le travail. Il y avait en 89 aussi des prêtres et des nobles révolutionnaires. Faut-il en conclure que la Révolution n’était pas dirigée contre la noblesse et le clergé. C’est l’ambition, c’est la cupidité qui s’efforcent d’accréditer cet équivoque et perfide mot d’ordre. Combien d’intrigants s’en viennent, affublés du bonnet rouge sur l’oreille, chercher fortune dans les bagages de l’armée populaire? Et ce n’est pas besogne facile de discerner ces chevaliers d’aventure des alliés fidèles. Ils mènent plus grand bruit que personne après la brèche forcée, et il n’y a pas de zèle à la hauteur de leur turbulence. Vienne ensuite l’assaut au pouvoir; ils se trouvent les premiers dans la place, s’en emparent, s’y cantonnent, et soudain transformés en conservateurs contre ce malheureux peuple, qui perd la tête et le courage en voyant ses généraux de la veille devenus les fustigateurs du lendemain. Voici plus de 60 ans que cette pièce se joue sur notre scène politique à travers les vicissitudes et les bouleversements.
N’est-il pas l’heure qu’elle finisse?
- Source: Undated fragment from 1850-52, which may be an initial draft of the June 1852 letter to Maillard, or a related text; it is recopied in MSS 9582, ff. 76-79 and 9584(2), ff. 116-20. ↩