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Rapport à la Société des Amis du peuple (2 Février 1832)

Citoyens,1

Notre bureau central m’a chargé de vous présen­ter un rapport sur la situation intérieure et extérieure de la France depuis la révolution de Juillet.

Il ne saurait m’entrer en la pensée d’embrasser dans son ensemble et ses détails cette vaste question qui alimente depuis dix-huit mois la presse pério­dique et non périodique, les débats parlementaires et la diplomatie, non seulement de la France, mais de l’Europe entière. Laissons donc de côté cette mul­titude d’événements que vous connaissez tous, en nous faisant grâce des réflexions qu’ils vous ont ins­pirées aussi bien qu’à moi. J’essaierai simplement, pour expliquer la position du pays, de mettre en relief les divers partis dont les intérêts opposés consti­tuent la lutte qui se poursuit avec tant de violence, et à laquelle vous prenez une part de plus en plus considérable. Ces partis existaient tous avant la révo­lution de Juillet; aucun parti nouveau n’a surgi du sein et comme conséquence de cette révolution.

La situation actuelle n’est que le développement extrême des partis qui sommeillaient côte à côte sous le régime engourdissant de la Restauration et chez les­quels le réveil des trois jours a allumé une fièvre dévo­rante, incessamment excitée, attisée et redoublée par les progrès de la maladie qui ronge le corps social.

Il ne faut pas se dissimuler qu’il y a guerre à mort entre les classes qui composent la nation. Cette vérité étant bien connue, le parti vraiment national, celui auquel les patriotes doivent se rallier, c’est le parti des masses.

Il y a eu jusqu’ici trois intérêts en France : celui de la classe dite élevée, celui de la classe moyenne ou bourgeoise, enfin celui du peuple. Je place le peuple en dernier parce qu’il a toujours été le dernier et que je compte sur une prochaine application de la maxime de l’Évangile : les derniers seront les premiers.

En 1814 et 1815, la classe bourgeoise fatiguée de Napoléon, non pas à cause de son despotisme – elle se soucie peu de la liberté qui ne vaut pas à ses yeux une livre de bonne cannelle ou un billet bien endossé – mais parce que, le sang du peuple épuisé, la guerre com­mençait à lui prendre ses enfants, et surtout parce qu’elle nuisait à sa tranquillité et empêchait le commerce d’al­ler, la classe bourgeoise, donc, reçut les soldats étran­gers en libérateurs, et les Bourbons comme des envoyés de Dieu. Ce fut elle qui ouvrit les portes de Paris, qui traita de brigands de la Loire les soldats de Waterloo, qui encouragea les sanglantes réactions de 1815.

Louis XVIII l’en récompensa par la Charte. Cette Charte constituait les hautes classes en aristocratie et donnait aux bourgeois la Chambre des députés, dite Chambre démocratique. Par là, les émigrés, les nobles et les grands propriétaires partisans fanatiques des Bourbons, et la classe moyenne qui les acceptait par intérêt, se trouvaient maîtres par portion égale du gou­vernement. Le peuple fut mis de côté. Privé de chefs, démoralisé par l’invasion étrangère, n’ayant plus foi en la liberté, il se tut et subit le joug, en faisant ses réserves. Vous savez quel appui constant la classe bour­geoise a prêté à la Restauration jusqu’en 1825. Elle prêta la main aux massacres de 1815 et 1816, aux écha-fauds de Bories et de Berton, à la guerre d’Espagne, à l’avènement de Villèle et au changement de la loi d’élection ; elle ne cessa d’envoyer des majorités dévouées au pouvoir, jusqu’en 1827.

Dans l’intervalle de 1825 à 1827, Charles X, voyant que tout lui réussissait et se croyant assez fort sans les bourgeois, voulut procéder à leur exclusion, comme on avait fait pour le peuple en 1815; il fit un pas hardi vers l’Ancien Régime et déclara la guerre à la classe moyenne, en proclamant la domination exclusive de la noblesse et du clergé sous la bannière du jésui­tisme. La bourgeoisie est essentiellement antispiri­tuelle, elle déteste les églises, ne croit qu’aux registres en partie double. Les prêtres l’irritèrent; elle avait bien consenti à opprimer le peuple de moitié avec les classes supérieures mais voyant son tour venu aussi, pleine de ressentiment et de jalousie contre la haute aristocratie, elle se rallia à cette petite partie de la classe moyenne qui avait seule combattu les Bour­bons depuis 1815 et qu’elle avait sacrifiée jusque-là. Alors commença cette guerre de journaux et d’élec­tions menée avec tant de constance et d’acharnement. Mais les bourgeois combattaient au nom de la Charte, rien que pour la Charte. La Charte, en effet, assurait leur puissance ; fidèlement exécutée, elle leur don­nait la suprématie dans l’État. La légalité fut inventée pour représenter cet intérêt de la bourgeoisie et lui servir de drapeau. L’ordre légal devint comme une divinité devant laquelle les opposants constitution­nels brûlaient leur encens quotidien. Cette lutte se poursuivit de 1825 à 1830, toujours plus favorable aux bourgeois qui gagnaient rapidement du terrain et qui, maîtres de la Chambre des députés, menacèrent bientôt le gouvernement d’une complète défaite.

Que faisait cependant le peuple au milieu de ce conflit ? Rien. Il restait spectateur silencieux de la querelle et chacun sait bien que ses intérêts ne comp­taient pas dans les débats survenus entre ses oppres­seurs. Certes, les bourgeois se souciaient peu de lui et de sa cause qu’on regardait comme perdue depuis quinze ans. Vous vous souvenez que les feuilles les plus dévouées aux constitutionnels répétaient à l’envi que le peuple avait donné sa démission entre les mains des électeurs, seuls organes de la France. Ce n’était pas seulement le gouvernement qui considérait les masses comme indifférentes au débat ; la classe moyenne les méprisait peut-être plus encore et cer­tainement elle comptait recueillir seule les fruits de la victoire. Cette victoire n’allait pas au-delà de la Charte. Charles X et la Charte avec une bourgeoisie toute puissante, tel était le but des constitutionnels. Oui, mais le peuple entendait autrement la question ; le peuple se moquait de la Charte et exécrait les Bour­bons ; en voyant ses maîtres se disputer, il épiait en silence le moment de s’élancer sur le champ de bataille et de mettre les partis d’accord.

Quand les choses en vinrent à ce point que le gou­vernement n’avait plus de ressources que dans les coups d’État, et que cette menace d’un coup d’État fut suspendue sur la tête des bourgeois, comme la peur les prit ! Qui ne se rappelle les regrets et les terreurs des 221, après l’ordonnance de dissolution qui répondait à leur fameuse adresse ? Charles X parlait de sa ferme résolution d’avoir recours à la force et la bourgeoisie pâlissait. Déjà, la plupart désapprou­vaient hautement les pauvres 221 de s’être laissés emporter à des excès révolutionnaires. Les plus har­dis mettaient leur espoir dans le refus de l’impôt qui eût été bel et bien payé, et dans l’appui des tribunaux qui auraient presque tous et de grand cœur fait l’of­fice de cours prévôtales. Si les royalistes montraient tant de confiance et de résolution, si leurs adversaires laissaient paraître tant de crainte et d’incertitude, c’est que les uns et les autres regardaient le peuple comme démissionnaire et s’attendaient à le trouver neutre dans la bataille. Ainsi, d’un côté, le gouvernement appuyé sur la noblesse, le clergé et les grands pro­priétaires, de l’autre, la classe moyenne, prête à en venir aux mains, après avoir préludé cinq ans par une guerre de plume et de bulles, le peuple silencieux et cru démissionnaire depuis quinze ans.

C’est dans cette situation que le combat s’engagea. Les ordonnances sont lancées, et la police brise les presses des journaux. Je ne vous parlerai pas de notre joie à nous, citoyens, qui frémissions sous le joug et qui assistions enfin à ce réveil du lion populaire qui avait dormi si longtemps. Le 26 juillet fut le plus beau jour de notre vie. Mais les bourgeois ! Jamais crise politique n’offrit le spectacle d’une telle épouvante, d’une si profonde consternation. Pâles, éperdus, ils entendirent les premiers coups de feu comme la pre­mière décharge du piquet qui devait les fusiller l’un après l’autre. Vous avez tous présent à la mémoire la conduite des députés les lundi, mardi et mercredi. Ce que la peur leur laissait de présence d’esprit et de facultés, ils l’ont employé à prévenir, à arrêter le combat; dans la préoccupation de leur propre lâcheté, ils se refusaient à prévoir une victoire populaire et tremblaient déjà sous le couteau de Charles X.

Mais le jeudi, la scène changea. Le peuple est vain­queur. C’est alors une autre terreur qui les saisit, bien autrement profonde et accablante. Adieu, leurs rêves de Charte, de légalité, de royauté constitutionnelle, de domination exclusive de la bourgeoisie ! Ce fan­tôme impuissant de Charles X s’est évanoui. Au tra­vers des débris, des flammes et de la fumée, sur le cadavre de la royauté, le peuple leur apparaît debout, debout comme un géant, le drapeau tricolore à la main ; ils demeurent frappés de stupeur. Oh ! c’est alors qu’ils regrettent que la garde nationale n’ait point existé le 26 juillet, qu’ils accusent l’impré­voyance et la folie de Charles X qui a brisé lui-même l’ancre de son salut. Il était trop tard pour les regrets; vous voyez que pendant ces jours où le peuple fut si grand, les bourgeois ont été ballottés entre deux peurs, celle de Charles X d’abord, et celle des ouvriers, ensuite. Noble et glorieux rôle pour ces fiers guerriers qui font flotter de si hauts panaches dans les parades du Champ-de-Mars.

Mais, citoyens, comment se fait-il qu’une révélation si soudaine et si redoutable de la force des masses soit demeurée stérile ? Par quelle fatalité cette révo­lution, faite par le peuple seul et qui devait marquer la fin du règne exclusif de la bourgeoisie ainsi que l’avènement de la puissance populaire, n’a-t-elle eu d’autre résultat que d’établir le despotisme de la classe moyenne, d’aggraver la misère des ouvriers et des paysans, et de plonger la France un peu plus avant dans la boue ? Hélas ! le peuple, comme cet autre vieux, a su vaincre, mais n’a pas su profiter de sa victoire. La faute n’en est pas toute à lui. Le com­bat fut si court que ses chefs naturels, ceux qui auraient donné cours à sa victoire, n’eurent pas le temps de sortir de la foule. Il se rallia forcément aux chefs qui avaient figuré en tête de la bourgeoisie dans la lutte parlementaire contre les Bourbons. D’ailleurs, il savait gré aux classes moyennes de leur petite guerre de cinq ans contre ses ennemis et vous avez vu quelle bienveillance, je dirai presque quel sentiment de défé­rence il montrait envers ces hommes à habit qu’il ren­contrait dans les rues après la bataille. Sentait-il déjà, comme par instinct, qu’il venait de jouer un tour fort désagréable aux bourgeois et, dans sa générosité de vainqueur, voulait-il faire les avances et offrir paix et amitié à ses futurs adversaires? Ce cri de «Vive la Charte » dont on a si perfidement abusé n’était qu’un cri de ralliement pour prouver son alliance avec ces hommes.

Quoi qu’il en soit, les masses n’avaient exprimé for­mellement aucune volonté politique positive. Ce qui s’agitait en elles, ce qui les avait jetées sur la place publique, c’était la haine des Bourbons, la résolution ferme de les renverser. Il y avait du bonapartisme et de la république dans les vœux qu’elles formaient pour le gouvernement qui devait sortir des barricades.

Vous savez comment le peuple, dans sa confiance aux chefs qu’il avait acceptés et que leur ancienne hostilité contre Charles X lui faisait considérer comme ennemis aussi implacables que lui-même de toute la famille des Bourbons, se retira de la place publique après la bataille terminée. Alors les bourgeois sorti­rent de leurs caves et s’élancèrent par milliers dans les rues que la retraite des combattants laissait libres. Il n’est personne qui ne se souvienne avec quelle mer­veilleuse soudaineté la scène changea dans les rues de Paris, comme par un coup de théâtre, comment les habits remplacèrent les vestes, en un clin d’œil, comme si la baguette d’une fée avait fait disparaître les uns et surgir les autres. C’est que les balles ne sif­flaient plus. Il ne s’agissait plus d’attraper les coups, mais de ramasser le butin. Chacun son rôle ; les hommes des ateliers s’étaient retirés, les hommes du comptoir parurent.

C’est alors que les malheureux auxquels la victoire avait été remise en dépôt, après avoir essayé de repla­cer Charles X sur son trône, sentant qu’il y allait de leur vie, s’arrêtèrent à une trahison moins périlleuse : un Bourbon fut proclamé roi. Dix à quinze mille bour­geois installés à demeure dans les cours du nouveau palais, pendant nombre de jours, saluèrent le maître de leurs cris d’enthousiasme sous la direction des agents payés par l’or royal. Quant au peuple, comme il n’a point de rentes ni par conséquent les moyens de flâner sous les fenêtres des palais, il restait dans ses ateliers. Mais il n’a pas été complice de cette indigne usurpation qui ne se fût pas accomplie impu­nément s’il avait trouvé des hommes capables de gui­der les coups de sa colère et de sa vengeance. Trahi par ses chefs, abandonné des écoles, il s’est tu en fai­sant ses réserves comme en 1815.

Je vous citerai en exemple un cocher de cabriolet qui me conduisait samedi dernier ; après m’avoir raconté la part qu’il avait prise au combat des trois jours, il ajouta: « Je rencontrai, sur le chemin de la Chambre, la procession des députés qui se dirigeaient vers l’Hôtel de Ville. Je les suivis pour voir ce qu’ils allaient faire. Alors j’ai vu Lafayette paraître sur le balcon avec Louis-Philippe et dire “Français, voici votre roi!” Monsieur, quand j’ai entendu ce mot-là, c’est comme si j’avais reçu un coup de poignard. Je n’y voyais plus, je me suis en allé. » Cet homme, c’est le peuple.

Telle est donc la situation des partis immédiatement après la révolution de Juillet. La haute classe est écra­sée. La classe moyenne qui s’est cachée pendant le combat et qui l’a désapprouvé, déployant autant d’ha­bileté qu’elle avait montré de prudence, escamote le fruit de la victoire remportée malgré elle. Le peuple, qui a tout fait, reste zéro comme devant. Mais un fait terrible s’est accompli. Le peuple est entré brusque­ment comme un coup de tonnerre sur la scène poli­tique qu’il a enlevée d’assaut et, bien que chassé presque au même instant, il n’en a pas moins fait acte de maître, il a repris sa démission. C’est désor­mais entre la classe moyenne et lui que va se livrer une guerre acharnée. Ce n’est plus entre les hautes classes et les bourgeois : ceux-ci auront même besoin d’appeler à leur aide leurs anciens ennemis pour mieux résister. En effet, la bourgeoisie n’a pas long­temps dissimulé sa haine contre le peuple.

D’abord, et tandis que le canon grondait pour ainsi dire encore, sous l’impression de la première ter­reur et du premier respect qu’inspire l’héroïsme des vainqueurs, on se croit obligé de leur prodiguer des éloges, du bout des lèvres, en rechignant et le dépit dans l’âme. Combien d’ouvriers, même, qui s’étaient battus, renvoyés par leurs maîtres non parce qu’ils s’étaient battus mais sous prétexte qu’ils avaient man­qué à l’atelier, quatre et cinq jours ! On doit le dire cependant, il y avait chorus de louanges pour la modé­ration, la générosité, la sagesse que les prolétaires victorieux avaient déployées.

Mais si on les louait, c’est qu’on les craignait encore. Le concert d’éloges cesse bientôt et fait place à l’in­différence ; il devient de mauvais ton de parler avec enthousiasme des [révolutions] mémorables et des héros de Juillet. Puis, comme le peuple poussé par la faim promène son mécontentement dans les rues, on commence à s’indigner contre les perturbateurs de l’ordre public ; le mot canaille qu’on avait pré­tendu effacer du dictionnaire se retrouve dans toutes les bouches. Comme les ouvriers n’opposent aux injures que la patience, on s’enhardit, on parle haut, on menace ; les outrages, le mépris, les affronts, rien n’est épargné au pauvre peuple. Malheur à qui s’est montré assez fort pour vaincre, et qui n’a pas su conserver la victoire. La haine qu’on lui porte s’ac­croît de toute la peur qu’il inspire ; elle devient impla­cable. En effet, des paroles outrageantes et des mépris hautement exprimés, les bourgeois en viennent bien­tôt aux violences, et je n’ai pas besoin de rappeler ici les cruautés exercées sur des ouvriers sans armes et affamés par des gardes nationaux bien replets et équi­pés de pied en cap.

Depuis dix-huit mois, vous le savez tous, les rues de Paris sont en proie aux exécutions militaires de la bourgeoisie armée. Enfin, l’exécration vouée au peuple par cette classe est telle qu’après avoir célé­bré avec tant d’enthousiasme le désintéressement des ouvriers en juillet 1830, elle proclame partout aujourd’hui que le temps seul et la bonne volonté leur ont manqué pour piller et qu’ils sont prêts à sacca­ger Paris à la première émeute. Les sentiments de cette classe sont les mêmes dans les départements que dans la capitale.

Que si nous examinons la conduite du gouvernement, il y a dans sa politique la même marche, la même progression de haine et de violence que dans la bour­geoisie dont il représente les haines et les passions.

Je trouve pour ma part qu’on est injuste quand on l’accuse d’être infidèle à son origine. Par exemple, ce qui me paraît un non-sens, un impudent mensonge, c’est d’appeler royauté de Juillet la royauté de Louis-Philippe. Louis-Philippe, c’est la royauté d’août, la royauté du Palais-Bourbon et c’est bien différent. N’est-ce pas une chose admirable à votre avis que cette exactitude parfaite avec laquelle le chef du gou­vernement retrace, résume le caractère des gens de boutique qui ont [mis] où il est [ce fou] ? C’est le carac­tère-type, la boutique incarnée. Le reste du gouver­nement est à l’avenant.

Dans le principe, lorsque les pavés des barricades jonchaient encore les rues, on ne parlait que du pro­gramme de l’Hôtel de Ville, des institutions répu­blicaines ; les poignées de main, les proclamations populaires, les grands mots de liberté, d’indépen­dance, de gloire nationale étaient prodigués ; puis, quand le pouvoir a tenu à sa disposition une force militaire organisée, les prétentions ont monté. Toutes les lois, toutes les ordonnances de la Restauration ont été invoquées et appliquées. Plus tard, les poursuites contre la presse, les persécutions contre les hommes de Juillet, le peuple traqué à coup de sabres et de baïonnettes, les impôts augmentés et perçus avec une rigueur inouïe sous la Restauration, tout le déploie­ment de violence, cet appareil de tyrannie ont révélé les haines et les craintes du gouvernement. Mais il sentait bien aussi que le peuple devait lui rendre cette haine, et ne se jugeant pas assez fort avec le seul appui de la bourgeoisie, il a cherché à rallier à sa cause les hautes classes, afin qu’établi sur cette double base, il fût en état de résister avec plus de succès à l’invasion menaçante des prolétaires.

C’est à cette manœuvre pour se concilier l’aris­tocratie qu’il faut rattacher tout le système qu’il a développé depuis dix-huit mois. C’est la clef de sa politique. Or, cette haute classe est composée de roya­listes. Pour l’entraîner, il était donc nécessaire de se rapprocher le plus possible de la Restauration, de suivre ses errements, de la continuer. C’est ce qu’on a fait. Rien n’a été changé, sauf le nom du roi. On a nié, foulé aux pieds la souveraineté du peuple ; la cour a pris le deuil des princes étrangers. On a copié la légitimité en tout, partout. Les royalistes ont été maintenus dans leurs places et ceux qui avaient dû se retirer devant le premier flot de la révolution ont tous retrouvé des fonctions plus lucratives. La magistra­ture a été conservée, de sorte que l’administration entière est aux mains des hommes dévoués aux Bour­bons aînés.

Dans les provinces, où les patriotes et les royalistes se trouvent en nombre presqu’égal, dans le Midi par exemple, toutes les fois que les deux partis se sont trouvés en présence par suite de la faiblesse et de la trahison du gouvernement, le gouvernement est intervenu devant les patriotes en faveur des carlistes. Aujourd’hui enfin, il ne cherche plus à cacher sa haine pour les uns et sa prédilection pour les autres.

Il était difficile à l’aristocratie de résister à de si tendres avances. Aussi, une partie de cette classe, la partie la plus pourrie, celle qui veut avant tout de l’or et des plaisirs, a daigné promettre sa protection à l’ordre public ; mais l’autre portion, celle que j’appel­lerai les moins gangrenés, afin de ne pas prononcer le mot honorable, celle qui a le respect d’elle-même et foi en ses opinions, qui a voué un culte à son dra­peau et à ses pieux souvenirs, celle-là repousse avec dégoût les caresses du juste milieu. Ils ont derrière eux la majeure partie des populations du Midi et de l’Ouest, tous ces paysans de la Vendée et de la Bre­tagne, qui, demeurés étrangers au mouvement de la civilisation, conservent une foi ardente dans le catho­licisme et qui confondent dans leurs adorations le catholicisme et la légitimité. Avec grande raison car ce sont deux choses qui ont vécu et qui doivent mou­rir ensemble. Croyez-vous que ces hommes simples et croyants soient accessibles aux séductions ? Non, citoyens ! Car le peuple, soit que dans son ignorance il soit enflammé du fanatisme de la religion, soit que, plus éclairé, il se laisse emporter par l’enthousiasme de la liberté, le peuple est toujours grand et généreux, il n’obéit point à de vils intérêts d’argent mais aux plus nobles passions de l’âme, aux inspirations d’une moralité élevée. Eh bien ! la Bretagne et la Vendée, quelque ménagement et quelque déférence qu’on garde pour elles, sont encore prêtes à se lever au cri de « Dieu et le Roi » et menacent le gouvernement de leurs armées catholiques et royales dont le premier choc le briserait. Ce n’est pas tout : la fraction des hautes classes, qui s’est rattachée au juste milieu, l’abandonnera au premier moment. Tout ce qu’elle a promis, c’est de ne point travailler à le renverser ; quant au dévouement, vous savez s’il est possible d’en avoir pour des rogneurs d’espèces. Je dirai plus, la majeure partie des bourgeois qui se groupent, qui se pressent autour du gouvernement, par haine du peuple qu’ils redoutent, par effroi de la guerre qui les épou­vante parce qu’ils s’imaginent qu’elle leur prendra leurs écus, ces bourgeois n’aiment que médiocrement l’ordre actuel, ils le sentent impuissant à les protéger. Vienne le drapeau blanc qui leur garantira l’oppres­sion du peuple et la sécurité matérielle et ils sont prêts à sacrifier leurs anciennes prétentions poli­tiques, car ils se repentent durement d’avoir par amour-propre miné le pouvoir des Bourbons et pré­paré leur chute. Ils abdiqueront leur part de pouvoir entre les mains de l’aristocratie, troquant volontiers la tranquillité contre la servitude.

Car le gouvernement de Louis-Philippe ne les ras­sure guère. Il a beau copier la Restauration, persé­cuter les patriotes, s’appliquer à effacer la tache d’insurrection dont il est souillé aux yeux des adora­teurs de l’ordre public : le souvenir de ces terribles trois jours le poursuit, le domine ; dix-huit mois d’une guerre faite au peuple avec succès n’ont pu contre­balancer une seule victoire du peuple. Le champ de bataille est encore à lui et cette victoire déjà vieille est suspendue sur la tête du pouvoir comme l’épée de Damoclès : chacun regarde si le fil ne va pas bien­tôt se briser.

Citoyens, deux principes se partagent la France, le principe de la légitimité et celui de la souveraineté du peuple. Le premier, c’est la vieille organisation du passé. Ce sont les cadres dans lesquels la société a vécu quatorze cents ans et que les uns veulent conser­ver par l’instinct de leur propre salut, les autres parce qu’ils craignent que les cadres ne puissent être promptement remplacés et que l’anarchie ne suive leur dissolution. Le principe de la souveraineté du peuple rallie tous les hommes d’avenir, les masses qui, fatiguées d’être exploitées, cherchent à briser les cadres où elles se sentent étouffer. Il n’y a pas de troisième drapeau, de terme moyen. Le juste milieu est une niaiserie, un gouvernement bâtard qui veut se donner des airs de légitimité dont on ne fait que rire. Aussi, les royalistes, qui comprennent parfaite­ment cette situation, profitent des ménagements et des complaisances du pouvoir qui cherche à les ame­ner à lui, pour travailler plus activement à sa perte. Leurs nombreux journaux démontrent chaque jour qu’il n’y a d’ordre possible qu’avec la légitimité, que le juste milieu est impuissant à constituer le pays, que hors de la légitimité il n’y a que la révolution et qu’une fois sorti du premier principe, il faut néces­sairement tomber dans le second.

Qu’arrive-t-il de là? Les hautes classes n’attendent que le moment de relever le drapeau blanc. Dans la classe moyenne, la grande majorité composée de ces hommes qui n’ont de patrie que leur comptoir ou leur caisse, qui se feraient de grand cœur russes, prus­siens, anglais, pour gagner 2 liards sur une pièce de toile ou 1/4 pour cent de plus sur un escompte, se rangera infailliblement sous le drapeau blanc ; le seul nom de guerre et de souveraineté du peuple les fait frémir. La minorité de cette classe, formée des pro­fessions intellectuelles et du petit nombre de bour­geois qui aiment le drapeau tricolore, le symbole de la liberté et de l’indépendance de la France, prendra parti pour la souveraineté du peuple.

Ainsi, avant Juillet, le pouvoir était concentré aux mains de la classe élevée qui occupait le premier rang et de la classe moyenne qui tenait le second. La révolution n’a eu d’autre résultat que d’intervertir l’ordre de prééminence entre ces deux classes ; la bourgeoisie se trouve aujourd’hui en première ligne [et] les hautes classes ne sont plus qu’en sous-ordre. Le peuple, avant comme après, n’est rien, ne compte pour rien. Cependant il veut être quelque chose, et dans leur effroi commun de ce redoutable prétendant, les deux classes privilégiées, sauf une petite mino­rité, déposent leur inimitié et s’unissent sous le même drapeau pour lutter contre le danger qui s’avance. Quant au peuple, il se moque de l’une comme de l’autre aristocratie. Il a brisé la puissance des hautes classes sans les bourgeois et presque malgré eux. Il renversera de ses bras de géant la bourgeoisie et l’aristocratie coalisées. La révolution est en marche, rien ne peut l’arrêter.

Le moment de la catastrophe approche rapidement. Vous voyez que la Chambre des Pairs, la magistra­ture et la plupart des fonctionnaires publics conspi­rent ouvertement le retour de Henri V en se moquant du juste milieu. Les gazettes légitimistes ne cachent plus ni les espérances ni les projets de la contre-révolution. Les royalistes, à Paris et dans les provinces, rassemblent leurs forces, organisent la Vendée et le Midi et plantent fièrement leur bannière. Ils disent tout haut que la bourgeoisie est pour eux, et ils ne se trompent pas. Ils n’attendent qu’un signal de l’étran­ger pour relever le drapeau blanc. Car sans l’étran­ger, ils seraient écrasés par le peuple ; ils le savent et nous comptons bien, nous, qu’ils seront écrasés, même avec l’appui de l’étranger.

Cet appui, soyez-en persuadés citoyens, ne leur manquera pas. C’est ici le lieu de jeter un coup d’œil sur nos relations avec les puissances de l’Europe. Remarquez en effet que la situation extérieure s’est développée parallèlement à la marche politique intérieure du gouvernement. La honte du dehors a grandi dans la même proportion [exactement] que le despotisme des bourgeois et la misère des masses au-dedans.

Au premier bruit de notre révolution, les rois perdi­rent la tête, et l’étincelle électrique de l’insurrection ayant embrasé rapidement la Belgique, la Pologne, l’Italie, ils se crurent sincèrement à leur dernier jour.

Comment imaginer aussi que la révolution ne serait pas une révolution, que l’expulsion des Bourbons ne serait pas l’expulsion des Bourbons, que le renver­sement de la Restauration serait une nouvelle édi­tion de la Restauration ? Cela ne pouvait entrer dans la tête la plus folle. Les cabinets virent dans les trois journées et le réveil du peuple français et le commen­cement de sa vengeance contre les oppresseurs des nations. Les nations jugèrent comme les cabinets. Mais pour nos amis comme pour nos ennemis, il fut bientôt évident que la France était tombée aux mains de lâches marchands qui ne demandaient qu’à tra­fiquer son indépendance et à vendre sa gloire et sa liberté au meilleur prix possible. Tandis que les rois attendaient notre déclaration de guerre, ils reçurent des lettres suppliantes dans lesquelles le gouverne­ment français implorait le pardon de sa faute. Le nou­veau maître s’excusait d’avoir participé malgré lui à la révolte. Il protestait de son innocence et de sa haine contre la révolution, qu’il promettait de dompter, de châtier, d’écraser si, de leur côté, ses bons amis les rois voulaient lui permettre leur protection et une petite place dans la Sainte-Alliance dont il serait le très dévoué serviteur.

Les cabinets étrangers comprirent que le peuple n’était pas complice de cette trahison et qu’il ne tar­derait pas à en faire justice. Leur parti fut pris : exter­miner les insurrections qui avaient éclaté en Europe et, quand tout serait rentré dans l’ordre, réunir leurs forces contre la France et venir étrangler dans Paris même la révolution et le génie révolutionnaire. Ce plan a été suivi avec une constance et une habilité admirables. Il ne fallait pas aller trop vite, parce que le peuple de Juillet, tout plein encore de son récent triomphe, aurait pris l’alarme à une menace trop directe et forcé la main à son gouvernement. D’ailleurs, il était nécessaire d’accorder du temps au juste milieu pour amortir l’enthousiasme, découra­ger les patriotes et jeter la défiance et la discorde dans la nation. Il ne fallait pas non plus aller trop lentement car les masses pouvaient se lasser de la servitude et de la misère qui pesaient sur elle au-dedans et briser une seconde fois le joug, avant que l’étranger fût en mesure.

Tous ces écueils ont été évités. Les Autrichiens ont envahi l’Italie. Les bourgeois qui nous gouvernent ont crié «bien ! » et se sont inclinés devant l’Autriche. Les Russes ont exterminé la Pologne. Notre gouverne­ment a crié «très bien ! » et s’est prosterné devant la Russie. Cependant, la conférence de Londres amu­sait le tapis par ses protocoles destinés à assurer l’in­dépendance de la Belgique. Car une restauration en Belgique aurait ouvert les yeux à la France qui eût été en mesure de défendre son ouvrage. Maintenant, les rois font un pas en avant. Ils ne veulent plus de Belgique indépendante ! C’est la Restauration hol­landaise qu’ils prétendent lui imposer. Les trois cours du Nord lèvent le masque et refusent de ratifier le fameux traité qui a coûté seize mois de travail à la conférence.

Eh bien ! le juste milieu va-t-il répondre par une déclaration de guerre à cette insolente agression? La guerre ! Bon Dieu ! Le mot seul fait pâlir les bour­geois. Entendez-les ! La guerre, c’est la banqueroute, la guerre, c’est la république ! On ne peut soutenir la guerre qu’avec le sang du peuple ; la bourgeoisie ne s’en mêle pas. Il faudrait donc faire appel à ses inté­rêts, à ses passions, au nom de la liberté, de l’indé­pendance de la patrie ! Il faudrait remettre dans ses mains le pays que lui seul pourrait sauver. Plutôt cent fois voir les Russes à Paris que de déchaîner les pas­sions de la multitude. Les Russes sont amis de l’ordre au moins, ils ont établi l’ordre dans Varsovie. Voilà le calcul et le langage du juste milieu.

Il n’a pas fait la guerre lorsque l’Italie et la Pologne étaient insurgées, et pourtant Lord Grey a avoué en plein Parlement que dans ce moment l’Europe eût été hors d’état de résister à la France. Il n’a pas fait la guerre après l’invasion de l’Italie par l’Autriche ; les chances étaient déjà moins favorables ; il n’a pas fait la guerre après l’extermination de la Pologne. Oh ! cela se conçoit, les forces de l’ennemi avaient triplé. Et que dit le juste milieu pour se laver de sa trahison envers nos alliés ? Que la guerre porterait atteinte au crédit et ruinerait le commerce, c’est-à-dire qu’elle mettrait fin à l’agiotage de la Bourse et qu’elle ferait perdre quelques écus aux capitalistes ; c’est pour cela que nous devons attendre l’invasion ; car elle nous menace ; elle est là. Le gouvernement qui n’a pas su recourir aux armes quand le danger était peu de chose, ne montrera pas plus de courage devant un péril imminent. Il a beau dire qu’il déploie­rait la plus extrême énergie pour défendre la France. Non ! Mille fois non ! La guerre entraînerait les mêmes maux aujourd’hui qu’il y a un an. Il laissera restau­rer la Belgique, et se montrera plus rampant devant un ennemi plus fort.

Nous voilà donc environnés d’une enceinte de baïon­nettes ! L’Europe est en armes sur nos frontières : les franchira-t-elle cette année ? Peut-être en nous voyant réduits à nos seules forces, les rois voudront nous condamner à plus d’impuissance encore, et il leur suffit pour cela de donner du temps au juste milieu, en lui laissant une année pour augmenter le décou­ragement du peuple, le dégoûter de la révolution, et le frapper d’inertie. Les royalistes, s’il devait en être autrement, avant que les hordes russes et prussiennes eussent mis le pied dans les murs de Paris, nous serions tous morts, citoyens !

Tous ! mais non plus comme nos frères de Juillet au sein de la victoire, emportant dans la tombe la consolation de laisser la liberté de notre patrie […]. Nous serions morts, dans le désespoir d’une défaite, morts avec cette idée qu’il n’y a plus de France et que nous avons vu son dernier jour ! Il ne suffit donc pas de donner son sang à la patrie ; qu’importe ce triste sacrifice s’il est inutile à son salut. Il faut mieux faire, il faut la sauver, et nous le pouvons ! si nous le voulons.

Quelles plus magnifiques chances, en effet ! Quels plus beaux éléments de triomphe ! L’Italie, la Suisse, l’Allemagne, la Pologne, prêtes à se lever en masse et à nous accueillir en libérateurs, l’Espagne, roya­liste et fanatique il est vrai, mais pauvre et dépeu­plée, rendue impuissante contre nous. Non d’ailleurs par les Constitutionnels qui sont riches et nombreux et qui feraient diversion en notre faveur ; la Prusse divisée en deux parties dont l’une toute libérale serait notre auxiliaire, et l’autre moitié seulement combat­trait pour nos ennemis ; l’Autriche, inquiétée chez elle par la noblesse et les paysans hongrois ; la Russie, sans argent et sans enthousiasme, obligée de ramas­ser à grands frais et avec une perte énorme de temps ses soldats disséminés dans ses immenses déserts ; l’Angleterre enfin, où gronde sourdement dans ses entrailles la plus terrible tempête révolutionnaire qui doive jamais servir de leçon aux puissants de ce monde. Car le peuple est bien plus malheureux encore par-delà le détroit que dans notre France. La misère est bien autrement effroyable ; là, les hommes ne sont pas rares qui tombent morts de faim au coin des rues ou par les chemins. Aussi les Anglais ont salué notre révolution par les hourras de triomphe. Chez eux comme ici, la classe moyenne était appuyée par les masses, aux prises avec l’aristocratie et, voyant que les journées de Juillet avaient porté au pouvoir la bourgeoisie, elle a songé à l’imiter; mais les insur­rections des ouvriers à Bristol et à Nottingham, les émeutes de Paris et le mouvement de Lyon lui ont appris que le peuple se lasse d’être dupé et qu’il enten­dait travailler pour lui. Elle a vu ce que serait une révolution et, peu soucieuse d’en essayer, elle s’est ralliée dans son épouvante à l’aristocratie pour com­primer les masses populaires.

Telle est la situation de l’Angleterre. Le peuple se sert de la réforme1 comme d’un prétexte pour abattre la tyrannie de l’aristocratie, du clergé et de la haute bourgeoisie, et les classes moyennes, s’apercevant à leur tour que la réforme n’est plus pour les ouvriers qu’un prétexte, veulent le lui ôter en s’unissant à la noblesse. On annonce aujourd’hui que le bill de réforme est retiré. Si cette nouvelle est vraie, c’est presque une déclaration de guerre à la France, car c’est la rentrée de Wellington au ministère, et la Sainte-Alliance n’attend que ce changement, auquel elle travaille depuis quinze mois, pour se précipiter sur nos frontières. Mais ce retrait du bill est aussi une déclaration de guerre aux prolétaires anglais. Reste à savoir si l’aristocratie sera assez habile pour donner le change à leurs colères en réveillant les vieilles haines nationales contre la France, ou si le peuple, comprenant ses intérêts, va se lever pour châ­tier ses ennemis, et alors, Dieu ait pitié de l’aristo­cratie d’Angleterre !

Au reste, pour nous ou contre nous, que nous impor­tent les Anglais ! ils ont déjà éprouvé que nous comp­tions pour peu un drapeau de plus dans les rangs de nos ennemis. La France a encore quatorze armées à lancer sur l’Europe des rois, et de plus, l’Europe des peuples est de notre côté ! [Ils se] tiendront prêts, et au printemps prochain, les Russes, en franchissant la frontière, trouveront leurs logements préparés jusqu’à Paris. Car soyons persuadés qu’alors même, la classe bourgeoise ne se résoudra pas à la guerre. Sa terreur s’accroîtra de la perspective du peuple furieux et prêt à la vengeance, et vous verrez les mouchards arborer la cocarde blanche et recevoir l’ennemi en libérateur parce que les cosaques sont moins effrayants pour eux que la canaille en veste. Et puis, n’est-ce pas un honneur de patrouiller de moitié avec des Prussiens, et nos amis les ennemis ne feront-ils aller le com­merce ? Peut-être ces malheureux bourgeois verront-ils leurs filles violées sur le [seuil] de leurs boutiques ! mais qu’est-ce qu’une fille violée si la caisse est pleine ?

Tel est le sort qui nous attend si le peuple ne retrouve pas son énergie pour punir les traîtres. Mais un peuple ne fait pas de révolution sans un grand motif. Il faut un puissant levier pour le mettre debout, il n’a recours à l’insurrection qu’au dernier moment quand le dan­ger est aux portes. Je le dis avec douleur, la Belgique sera restaurée sans que les masses se mettent en mou­vement, mais j’en ai la ferme confiance : si l’étranger franchit nos frontières, le peuple ne tendrait pas les mains aux fers, et malheur à nos ennemis !

  1. Source: MF, 80-100.