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Pourquoi il n’y a plus d’émeutes (Le Libérateur no. 1, 2 Février 1834)

Le gouvernement a tort de chanter victoire parce que l’émeute a cessé de gronder.1 S’il était sage, loin que le silence de la rue lui parut un signe favorable, il n’y verrait qu’un symptôme sinistre. Au reste, nous pensons qu’il ne s’y trompe pas et qu’il n’est point si aveugle qu’on pourrait le croire, d’après ses airs matamores. Il est douteux que dans les salons dynastiques on conserve ce ton de jactance qu’on affecte au-dehors en toute circonstance, afin de rassurer le public du juste-milieu, et de lui inspirer une sécurité qu’on n’a pas soi-même. Cette confiance n’est même pas si bien jouée qu’elle ne laisse clairement apercevoir combien il en coute pour la grimacer ; toutes les rodomontades des harangues officielles déguisent mal la peur qu’on éprouve, ou plutôt elles ne font que la déceler.

Pourquoi tant de menaces contes les factions coupables et les éternels ennemis de l’ordre ? Les éternels ennemis de l’ordre se tiennent tranquilles. Le pouvoir a répété si souvent que, l’émeute une fois domptée, tout serait fini. Eh ! bien, il n’y a plus d’émeutes, il n’y a plus même possibilité d’émeutes. La Monarchie se considère-t-elle comme définitivement consolidée ? ce n’est pas l’avis du Journal des Débats, car sa fameuse tirade contre le désordre moral n’est autre chose que le cri de détresse poussé à la vue de l’abîme entr’ouvert devant ses patrons. Le Journal des Débats voit juste. C’est la fin de l’émeute qui a amené le vrai danger pour le gouvernement. Sa chute n’a jamais été plus certaine que depuis que ses sergents de ville règnent sans conteste dans les carrefours. Au contraire, tant que l’émeute s’y est promenée, il ne courait aucun risque, l’émeute était pour lui un brevet d’existence ; non point, comme on l’entend généralement, parce qu’elle lui assurait l’appui armé de la bourgeoisie, rendue furieuse d’ordre public par ces troubles auxquels elle attribuait l’état fâcheux du commerce. Il faut réduire chaque chose à sa juste valeur. Les bourgeois sont des alliés qu’on ne trouve que lorsqu’on n’en a pas besoin. Ce peuvent être des hommes d’une assez bonne tenue sous les armes, ayant des uniformes de fort beau drap, des plumets très remarquables, des fusils d’autant plus brillants qu’ils ne les nettoient point eux-mêmes ; mais, ne nous faisons point d’illusion, ils ne sont capables de défendre qu’un pouvoir qui n’est pas sérieusement menacé. Ils sont aussi peu en état de maintenir que de renverser un gouvernement contre la volonté du peuple.

Le peuple, si cela lui convient, fera dix révolutions de suite à la barbe de la garde nationale qui ne soufflera mot, nonobstant la mauvaise humeur qu’elle en pourrait avoir.

Ce qui faisait réellement la sureté du pouvoir, c’est que le peuple lui-même ne songeait pas à le détruire ; l’émeute en est la meilleure preuve. Il faut le dire, les ouvriers ont montré quelques temps de la bienveillance à ce pouvoir sorti d’une révolution qu’ils avaient faite. Ils n’examinaient pas d’abord s’il en était sorti loyalement, et quand ils ont vu se dérouler la série de ses actes contre-révolutionnaires, ils l’ont engagé, à leur façon, à changer de route. Ne pouvant formuler légalement leur désapprobation, par suite de l’interdiction politique qui pèse sur eux, ils protestaient tumultueusement sur la place politique. Chaque émeute a été un avertissement paternel donné à la royauté des barricades. Ainsi les troubles du 18 octobre voulaient dire que le peuple n’était pas dupe de l’indigne comédie jouée à la chambre des députés pour sauver la tête des ministres, sous prétexte d’une philanthropique abolition de la peine de mort, et qu’il trouvait indécente cette sollicitude envers les promoteurs des massacres de juillet, alors que la terre était fraiche encore sur la tombe de leurs victimes.

La grande émeute de décembre n’a fait que répéter avec une voix plus formidable la leçon donnée deux mois auparavant.

Au 13 février, le peuple donna sa définition, à lui, du fameux quoique Bourbon, et signifia par un acte foudroyant de souveraineté qu’il avait entendu rompre à jamais avec la tradition et les emblèmes d’une famille détestée ; il montra en même temps qu’il ne voyait plus dans le clergé catholique qu’un instrument odieux de la monarchie féodale. Les émeutes du faubourg St-Denis et de la rue du Cadran étaient un cri d’accusation poussé par le désespoir contre un gouvernement qui n’avait pu faire sortir que la faim et la misère pour les masses, d’une révolution accomplie par les masses ; c’était aussi le premier grondement de la colère du peuple contre l’exploitation exercée sur lui par d’insatiables capitalistes. Ce même mois de septembre fut marqué par une explosion de la douleur populaire à la nouvelle de Varsovie tombée aux mains des Russes par la trahison du ministère français. Puis il y eut un repos jusqu’à la convulsion lamentable qui vint tordre les entrailles de Paris, lorsque s’abattit tout à coup sur les faubourgs le choléra qui avait chargé la mort sur ses ailes funèbres, en passant au-dessus des champs de bataille de la Pologne.

Qui n’eut écouté les enseignements de ce grand désastre ? Il montrait un peuple décimé par les privations, en proie aux avidités impitoyables d’une poignée de privilégiés, et poussé par de nouvelles misères à une nouvelle révolution. Le pouvoir a méconnu toutes ces remontrances ; il a répondu aux premières démonstrations du peuple contre ses vieux ennemis, en s’entourant exclusivement de ces mêmes ennemis, aux cris en faveur de la Pologne, en traquant les réfugiés polonais comme des bêtes féroces ; il a répondu à tout en faisant de la force. Et cependant les diverses manifestations populaires, loin d’avoir pour but le renversement de la dynastie, ne tendaient qu’à l’éclairer. Il est constant qui ni en décembre 1830, ni en février, juin et septembre 1831, l’idée de détruire la monarchie nouvelle n’était entrée dans l’esprit du peuple. Il ne s’agissait que de la déterminer à un changement de système. Les funestes journées de juin n’étaient elles-mêmes, dans le principe, qu’une grande démonstration dans ce but, et ce fut une collision fortuite avec la force armée provocatrice qui mit les armes aux mains d’un petit nombre d’hommes qui, alors, désespéraient déjà de convertir la royauté. Tant que l’espoir en a subsisté, le peuple n’a cessé de prodiguer les avertissements par l’émeute. Le pouvoir, lui, ne voyait dans chaque émeute finie qu’une bataille gagnée, et l’état de siège a convaincu enfin les plus incrédules, que la monarchie d’aout ne comptait désormais relever que de son épée, qu’elle avait pris son parti. Le peuple a pris le sien : il s’est retiré de la place publique, il n’avertit plus.

La royauté a beau jeu maintenant pour emprisonner, assommer, déporter qui bon lui semblera. Elle peut violer les domiciles, de jour et de nuit, faire condamner à huis-clos tout ce qui lui est suspect par ses magistrats-prévôts, supprimer le jury qui craint de se compromettre, supprimer le ministère des avocats. Qui s’inquiètera de cela ? eh ! mon Dieu, personne. Les masses ne s’ébranlent pas pour une affaire de palais. La bourgeoisie sera enchantée. On s’imagine qu’elle est à moitié désaffectionnée, qu’elle se démonarchise. Erreur d’écrivains brillants qui croient la convertir avec de magnifiques raisonnements. Elle criera en se frottant les mains : «  Le gouvernement est fort ! à la bonne heure ! il faut en finir avec ces mauvais brouillons qui excitent nos ouvriers en leur persuadant qu’ils sont des hommes comme nous. Qu’est-ce qu’ils veulent ? a-t-on jamais été plus heureux ? voyez, quels riches magasins ! quel beau règne ! » dites-leur qu’ils voient ce beau règne du coin de leur feu, après un bon diner ; dites-leur, par exemple, que le matin même, de sergents de ville ont trainé devant la police correctionnelle une femme et deux enfants, dont le plus âgé n’a pas cinq ans ; que cette malheureuse mère, à force de travail, gagne quinze sous par jour, en paie douze pour son loyer, et qu’il lui reste trois sous pour nourrir, chauffer et vêtir, elle et ses quatre enfants ; ils vous répondront : « Cela ne peut pas être autrement ; il en a toujours été, il en sera toujours de même. Si on a traduit cette femme en police correctionnelle, c’est que ses enfants mendiaient ; il ne faut pas qu’il y ait de mendiants, c’est un objet de dégout dans les rues, et puis la mendicité déshonore une grande nation. D’ailleurs, pourquoi a-t-elle eu quatre enfants, sachant qu’elle ne pourrait les nourrir ? ou pourquoi les a-t-elle gardés ? »

On sent bien que les hommes qui tiennent un pareil langage sont décidés à approuver le pouvoir jusqu’au bout, lorsqu’il voudra s’engager dans les voies de violences. Appuyé sur leur assentiment et sur quatre mille soldats, il a carte blanche pour tailler dans le vif et briser les résistances partielles. Que des ouvriers essaient de se réunir, de s’entendre pour soulager leur commune misère, ou afin de se soustraire quelque peu à l’exploitation on les jettera en prison pour deux ans, trois an, cinq ans, on les traquera, on les dépouillera arbitrairement de leurs livrets. Que faire ? il faut bien que ces iniquités restent impunies momentanément ; il faut bien qu’elles s’accumulent, pour qu’on s’en lasse.

Oh ! certes, les ouvriers n’iront plus faire l’émeute, les mains dans leurs poches, et présenter leur poitrines désarmées à des baïonnettes qu’ils savent avides de leur sang. Il y a d’autres hommes aussi qui couvent un profond ressentiment. Ce sont ces esprits ardents, généreux, qui rêvent une France grande forte, donnant l’impulsion à l’Europe, et groupant les peuples autour d’elle comme autour d’un centre d’intelligence vivifiante, une France où le talent serait en honneur, le génie entouré de respect et de vénération, les nobles pensées accueillies, excitées, récompensées, une France, en un mot, brillante et glorieuse ; et qui voient au dehors de cette France déchue de son rang de souveraine, vilipendée et bafouée par les rois de l’Europe, forcée de lécher le sang de la Pologne sur les mains de Nicolas, objet de risée pour toutes les vieilles aristocraties, de haine et de mépris pour les peuples qu’elle a trompés, recevant des coups de pied du dernier cuistre encapuchonné d’une couronne de duc, jouant à la fois le rôle de traitre et de niais dans ce mauvais mélodrame diplomatique sifflé par le public européen ; au-dedans, le pays livré aux rapines de pachas qui se font millionnaires en dix-huit mois avec les centimes du pauvre, saccagé par une bande de traitants et de publicains qui ricanent aux mots de probité, de patrie, d’honneur, le veau d’or placé sur l’autel et proclamé le vrai Dieu, le seul Dieu, une dissolution complète de tous les liens moraux de la société, et cette hideuse anarchie décorée du nom d’ordre public ! Croit-on que des hommes de cœur puissent vivre longtemps dans cet ordre public ou plutôt dans cette ordure publique ? Il ne faut pas l’espérer. Il n’y a plus d’émeutes, mais ce silence de la rue est sinistre, car il présage une révolution. La monarchie s’en doute bien, aussi la Garde nationale lui semble-t-elle maintenant d’un pauvre appui contre le danger ; elle est plus rassurée par les quinze régiments amoncelés à Paris. Mais ses ennemis sont animés d’une sombre détermination.

Qu’une étincelle mette le feu aux poudres, et quatre-vingt mille hommes paraîtront en armes sur la place publique.

  1. Source: OI, 266-271.