Il est passé en usage aujourd’hui de demander des professions de foi aux hommes politiques nouveaux.1 Professer une foi, c’est admettre nécessairement quel-qu’autre chose que des intérêts matériels. Pour peu cependant qu’on prétende sortir du cercle de ces intérêts, il n’y a qu’une voix dans toutes les nuances de la faction royaliste pour crier à l’anarchie. « Vous voulez détruire ce qui existe, clame-t-on de toutes parts, et vous n’avez rien à mettre à la place ! », c’est là la phrase sacramentelle qui gouverne le pays depuis trois ans, et quand on l’a prononcée une fois, il y a contre vous arrêt sans appel. Il faut pourtant en finir avec cette phraséologie creuse, et s’expliquer catégoriquement sur les choses, en laissant de côté les mots. Qu’entend-on par détruire ce qui existe ? Il existe une nation française de trente-trois millions d’individus répartis sur un territoire de vingt-huit mille lieues carrées environ. On accordera bien, apparemment, que nous ne voulons pas effacer ce territoire de la carte de l’Europe, ni ses trente-trois millions d’habitants de la liste des vivants. Les accusations de renversement ne portent donc que sur la constitution et les lois écrites du pays ; car, pour ses mœurs et ses idées, il sera démontré plus bas que nous les respectons plus que personne. Eh bien, nous répondrons que la constitution et les lois écrites ne sont qu’une question purement réglementaire. Il s’est fabriqué en un demi-siècle plus de quarante mille de ces lois, sans compter la fabrique courante, et à supprimer tout ce fatras, la France assurément ne perdrait rien. Quant à ce qui s’appelle la constitution, c’est tout bonnement un cadre de fonctionnaires publics ; une nation change de cela comme un homme d’habits, et sans en avoir le tempérament autrement incommodé.
Celle que nous avons aujourd’hui est la huitième qu’on nous ait fait endosser depuis quarante ans. Dieu merci, la France ne vit point par la grâce des constitutions, et elle ne mourra pas plus de la mort de celle-ci qu’elle n’est morte du trépas des précédentes. Cette Charte bâclée est même si insignifiante comme règlement qu’on pourrait la changer, sans que le gouvernement actuel fût détruit, et que le gouvernement pourrait changer sans qu’elle fût modifiée elle-même ; une autre dynastie s’accommoderait de la Charte de 1830, comme la dynastie de 1830 s’accommoderait d’une autre charte. Nous accuser si fort parce que nous avons l’audace de ne pas vénérer un pareil pastiche, c’est faire beaucoup de bruit pour peu de chose. Qu’il advienne ce qu’il voudra de cette plate bouffonnerie qu’on appelle si pompeusement nos institutions, nous n’en avons guère souci, nous, qui sommes profondément indifférents à la forme et qui allons droit au fond de la société. Si en effet, nous nous disons républicains, c’est que nous espérons de la république une refonte sociale que la France réclame impérieusement et qui est dans sa destinée. Si la république devait tromper cette espérance, nous cesserions d’être républicains ; car, à nos yeux, une forme de gouvernement n’est point un but mais un moyen, et nous ne désirons une réforme politique que comme acheminement à une réforme sociale. Nous savons qu’on traite nos projets d’utopies. L’histoire est là qui nous garantit… la réalisation infaillible de ces utopies. Ce qui serait une utopie, ce serait de vouloir reconstituer une nation a priori, avec des éléments arbitraires, dont l’analyse de cette nation ne reproduirait pas les traces. Ce serait de se croire la faculté d’imposer à la France, telle que l’a faite un passé de quatorze siècles, des mœurs, des idées, une croyance complètement étrangères ou opposées aux idées et aux mœurs qui sont le résultat du lent travail d’organisation de ces quatorze siècles. Ce serait en un mot de dire à la France : tu ne seras plus la France, tu seras la Chine, la Turquie ou l’Empire romain. Il n’est donné à personne de changer ainsi tout un peuple par une soudaine métamorphose, comme dans les Mille et une nuits nous voyons les enchanteurs changer un homme en cheval ou en chien, avec une simple parole magique et un peu d’eau jetée au visage.
Mais si, loin de là, c’est dans le passé même que nous avons trouvé les éléments de cette réforme du présent, si cette réforme est la condition nécessaire pour que la France ait un avenir, si elle n’est que le développement naturel de son existence comme nation, n’est-ce pas une absurdité que ce reproche de tout détruire, seul argument qu’on nous jette à la tête ? Il n’y a point ici à détruire, ni même à remplacer ; il s’agit simplement au contraire de continuer un mouvement admirable de progrès qui s’est fait jour avec une irrésistible persévérance, en brisant l’un après l’autre les obstacles qui renaissaient incessamment pour entraver sa marche.
Or, tous ces obstacles n’ont pas disparu ; car l’ennemi qui les suscite, le privilège, est encore debout, poursuivant contre l’égalité, mère du progrès, cette guerre implacable qui a duré déjà dix-huit cents ans, et qui bouillonne toujours plus ardente dans les entrailles de la société chrétienne. Le privilège et l’égalité, voilà les deux principes qui se disputent la France dès son berceau ; l’un, aussi vieux que le monde dont il est l’Ahriman, le génie malfaisant, principe de désordre et de violence, cherchant son appui dans l’égoïsme et les viles passions qui en découlent, divise les hommes pour les isoler, ne veut d’instrument que la force matérielle, n’enfante que la concurrence, la guerre, et a pour dernière conséquence logique la destruction. L’autre, révélation sublime, apparue tout à coup aux yeux des nations comme un symbole de délivrance et de salut, l’égalité donnée au monde par l’Évangile qui en a semblé l’œuvre d’un Dieu, est le principe d’ordre et de justice éternelle, destiné à fermer les plaies hideuses creusées par le privilège ; l’Égalité appelle toutes les vertus et refoule tous les vices. Elle tue l’égoïsme et ne vit que de dévouement ; c’est par le dévouement qu’elle réunit et qu’elle associe les hommes ; c’est par l’intelligence seule qu’elle les gouverne et qu’elle fait concourir leurs efforts à un but commun qui est le bien-être de tous. C’est enfin l’unité et la fraternité qu’elle établit sur la terre, de même que le privilège n’y produit que haine et isolement.
La vie entière de la France est dans le duel de ces deux principes qui luttent avec un incroyable acharnement, sans paix ni trêve, car toute transaction est impossible entre eux et le combat ne doit finir que par la mort d’un des deux combattants. Le privilège, tour à tour violent et perfide, humble et arrogant, toujours sanguinaire et lâche, impuissant à lutter de front parce qu’il se sent écrasé de la supériorité morale de son adversaire, mais ayant pour tactique de corrompre les soldats du camp opposé, et ne se maintenant que par la trahison de ces transfuges, toujours en retraite et poursuivi sans relâche, s’af-faiblissant peu à peu par des défaites successives ; tandis que l’égalité, courageuse et calme comme le peuple qu’elle représente, dédaigneuse des ruses de son ennemi, s’avance, s’avance, grandissant à chaque pas, repoussant le privilège de refuge en refuge, jusque dans ses derniers retranchements, où elle va s’élancer pour l’anéantir.
Il ne faut pas demander de quel côté sont nos affections et nos efforts dans cette lutte mémorable.
L’égalité est notre foi ; nous marchons avec ardeur et confiance sous sa bannière sainte, pleins de vénération et d’enthousiasme pour les immortels défenseurs de cette foi, animés du même dévouement qu’eux, prêts comme eux à verser tout notre sang pour son triomphe. Nous sommes avec Jésus-Christ contre les juifs matérialistes et haineux ; avec Grégoire VII contre les tyrans féodaux de l’Europe, avec Rousseau contre une noblesse et un clergé perdus de débauche, ignorants et oppresseurs, avec Robespierre contre une tourbe de marchands cupides, d’agioteurs sans foi ni loi, de trafiqueurs parricides, prêts à vendre comme Judas l’humanité pour trente deniers.
En un mot, nous sommes toujours et partout avec les opprimés contre les oppresseurs, et nous disons comme Saint-Just : « Les malheureux sont les puissances de la terre. » Il n’importe guère que l’oppression se manifeste sous la forme d’aristocratie militaire ou commerciale, que le peuple soit exploité par le sabre ou par les écus ; nos entrailles s’émeuvent de la même pitié pour les souffrances du paysan foulé aux pieds du coursier de son châtelain, et pour l’agonie de l’ouvrier dont le sang sert à graisser les mécaniques de son suzerain industriel. Il n’y a rien de changé en effet, sinon que le privilège, vaincu sous l’armure du haut baron, reparaît avec l’habit du capitaliste ; c’est toujours le privilège avec son même drapeau où on lit : « Oisiveté et exploitation », tandis que l’égalité lui oppose avec non moins de constance sa devise si souvent victorieuse : « Intelligence et travail! »
Comprend-on ces deux symboles? L’oisiveté, c’est-à-dire l’homme inerte, n’exerçant plus ses facultés, dégradé jusqu’à l’état de brute, l’homme enfin cessant d’être homme ! L’intelligence et le travail, c’est-à-dire l’homme exalté par la pensée, ennobli par l’exercice de sa puissance, l’homme dominant en maître toute la création ! Voilà où aboutissent en dernier résultat ces deux principes, le privilège et l’égalité. Qu’on ne s’étonne donc pas que dans une lutte entre de tels ennemis, la victoire demeure invariablement à l’égalité, puisqu’il faut qu’elle triomphe ou que l’humanité périsse. Aussi les deux grandes forces de l’humanité, dont elle dispose toujours dans chaque combat, l’intelligence et le travail, lui assurent-elles un succès infaillible. Le travail, c’est le peuple ; l’intelligence, ce sont les hommes de dévouement qui le conduisent. Comment la violence brutale du privilège prévaudrait-elle contre cette coalition invincible, formée par le génie qui conçoit et les masses qui exécutent? Sans doute, elle peut l’emporter quelquefois, mais son triomphe ne saurait être définitif. S’il arrive un moment que le bon droit succombe – et nous avons un douloureux exemple de cette vicissitude -, le peuple n’accepte pas la décision de la fortune ; il garde religieusement la mémoire des martyrs morts pour sa cause, il leur dresse en secret des autels dans son cœur, en attendant le jour où il pourra leur en élever dans les temples et sur les places publiques ; et ce jour ne manque jamais d’arriver. Il ne consent à sanctionner les faits accomplis par la force matérielle que quand il obéit à la force intelligente, agissant toujours dans le but final du triomphe de l’égalité !
C’est que le peuple sait bien qu’il n’a rien à craindre de l’intelligence et lui obéit avec joie, malgré les efforts des privilégiés qui voudraient bien lui faire partager la haine qu’elle leur inspire ; il ne la rend point solidaire du crime de quelques apostats qui ne font que la détourner violemment de sa destination, en l’employant contre l’humanité ! Car l’intelligence qui fait de l’homme un dieu mortel n’a de puissance réelle qu’à la condition d’être morale, c’est-à-dire utile aux masses ; c’est elle seule en effet qui a su maintenir quelque temps, en modérant la brutalité du despotisme, les diverses sociétés qui précédèrent la venue du Christ. C’est un effort sublime de l’intelligence humaine qui, dans un coin de la Judée, a trouvé enfin ce principe de l’égalité, dont tant de si beaux génies n’avaient pu longtemps que s’approcher sans parvenir à le toucher. À partir de la révélation de ce principe, c’est lui qui sert à mesurer la portée des intelligences et qui fait reconnaître les esprits vraiment élevés. L’intelligence, dans sa plus haute expression, ne peut pas être égoïste, car elle n’aperçoit de tendance salutaire que celle qui mène à l’égalité, et l’on n’arrive à l’égalité que par le dévouement ; le dévouement seul prête à la pensée cette puissance irrésistible qui commande au monde. Dès qu’elle cesse d’emprunter ses aspirations à ce principe créateur, elle tombe des hauteurs où elle plane au-dessus des hommes comme une colonne de feu pour les guider à travers les déserts de l’égoïsme vers la terre promise de l’égalité. Malheur à ceux qui blasphèment l’intelligence et qui essaient de l’enchaîner ! C’est un signe qu’ils ne marchent plus dans les voies de l’humanité ! Ne pouvant plus la conduire, parce qu’ils n’ont plus de dévouement et qu’elle refuse de les suivre, ils s’efforcent de l’arrêter. Ils ne comprennent pas, après l’avoir si longtemps dirigée, qu’elle ne se soit pas asservie à cheminer en aveugle derrière eux ; et comme il n’est pas plus en leur pouvoir de suspendre que de détourner sa marche, ils éclatent en imprécations contre les intelligences que le dévouement a su pousser aussitôt au poste qu’ils avaient déserté. Ils se croyaient un principe quand ils n’étaient que l’instrument de ce principe : tout par lui, rien sans lui.
C’est ainsi que nous voyons le clergé catholique, après qu’il s’est fait le champion du privilège féodal et monarchique en abandonnant la cause de l’égalité, crier de toutes ses forces à l’esprit d’impiété et d’orgueil contre les missionnaires nouveaux qui ressaisissent le sceptre de l’intelligence échappé de ses mains, et qui à leur tour se font suivre de l’humanité, en la guidant dans sa carrière d’affranchissement. Les apôtres du catholicisme ne songeaient point à maudire l’intelligence quand ils régnaient par elle sur des peuples renaissants et soumis ; c’est qu’ils étaient dévoués alors, et quand ils cessèrent de l’être, l’égoïsme eut bientôt tari en eux l’intelligence. Ils ne blasphémaient pas non plus contre la pensée, ces philosophes du XVIIIe siècle qui s’en servaient avec un si formidable succès pour battre en brèche l’aristocratie des parchemins appuyée sur un clergé corrompu. C’est qu’ils combattaient aussi pour l’égalité, suivis par tout un peuple docile à leur voix et sourd aux anathèmes de prêtres égoïstes qui s’irritaient de ne plus être écoutés. Hélas, ces nobles génies ne prévoyaient pas que d’indignes successeurs, après avoir terrassé les mêmes ennemis avec cette arme de la pensée, chercheraient ensuite à la briser pour asseoir une nouvelle féodalité.
C’est à nous qu’était réservée cette leçon cruelle, à nous qui entendions naguère les puissants d’aujourd’hui proclamer la haute moralité de la pensée et qui, les reconnaissant pour ses interprètes les plus élevés, suivions avec enthousiasme le drapeau de l’égalité qu’ils agitaient dans leurs mains. Et puis, nous les avons vus changer en un triomphe de privilège la sanglante victoire que nous pensions avoir remportée pour la cause de l’égalité. Voilà le hideux spectacle donné au monde par ces renégats du libéralisme qui parurent pendant quinze ans défendre de tout leur talent ce grand principe contre la vieille aristocratie, et qui depuis 1830 se sont mis aux gages de l’aristocratie des capitaux. Ah ! c’est une douleur bien amère de voir l’intelligence, cette émanation d’en haut, trahir la mission de dévouement qu’elle a reçue du ciel et se prostituer au privilège afin de partager avec lui la dépouille des faibles que son rôle est de défendre !
De nobles cœurs en ont été brisés et sont morts plutôt que de souffrir plus longtemps cette angoisse. En effet, à voir tant d’opprobre impuni, comment le découragement et le dégoût n’entreraient-ils pas dans les âmes généreuses qui croient encore au dévouement ? Elles sentent que ces grandes trahisons démoralisent profondément le peuple, qui finit par n’avoir plus foi ni en l’intelligence ni en la vertu, et s’abandonne avec la résignation du désespoir à l’exploitation de la force brutale.
Ce n’est là toutefois que l’échec d’un moment. Il faut marcher ; quand les masses rencontrent un obstacle, elles s’arrêtent, s’amoncellent et le renversent. C’est l’histoire du passé, c’est aussi celle de l’avenir. L’égalité n’a point péri par la trahison du catholicisme lorsqu’il passa dans le camp de la monarchie féodale. Elle ne périra pas parce que de nouveaux apostats viennent de passer avec armes et bagages dans le comptoir de la monarchie mercantile. Elle ne périrait pas quand bien même de futurs transfuges, qui combattent aujourd’hui sous sa bannière, devraient un jour aussi la déserter, et il faut s’y attendre peut-être, après de si tristes enseignements.
- Source: MF, 107-115. ↩