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Notes de Blanqui pour sa défense au procès des Poudres (Octobre 1836)

[…] fut-il versé à regret, comme, nécessité terrible, par des hommes intègres, amis ardents de leur pays, dévoués jusqu’au fanatisme à la cause sainte et sacrée de l’égalité, et qui donnèrent aussi leur vie pour leur croyance.1 C’est à cause de ce sang ainsi répandu que le notre coule encore français dans nos veines. Les plus vieux parmi nous n’étaient pas nés lorsque s’accomplit ce triste sacrifice. Tous ceux qui y jouèrent un rôle, victimes ou prêtres, sont également loin de nous, mais nous ne savons pas trouver de blasphèmes contre les austères et puissants génies qui ont sauvé le grand peuple du naufrage. Nous mesurons notre reconnaissance pour eux à l’amertume qui saisit nos cœurs, lorsque le drapeau tricolore disparut du sol de la France, emporté par l’ouragan des nations.

Quant à nous, enfants d’une France plus jeune, nous avons versé du sang, il est vrai, mais c’est le notre, et celui-là, on a pu voir que nous n’en sommes point avares ; car depuis vingt ans, il ne cesse de ruisseler par tous nos pores. Il a rougi les échafauds comme les places publiques.

J’ai point épargné le mien pour ma part. Fortune, repos, bonheur, j’ai tout jeté en sacrifice au drapeau que je sers. C’est pourquoi je méprise les déclarations hypocrites des persécuteurs qui n’eurent jamais en péril ni un cheveu de leur tête ni un jour de leur liberté. Chose étrange que ceux qui font souffrir accusent de barbarie ceux qui souffrent ! Ou plutôt faiblesse ridicule de nous en plaindre ! Vae victis ! La calomnie, c’est le pain dont on nourrit le vaincu. Sachons manger stoïquement ce pain si amer à la bouche. A tout prendre, il est plus doux au cœur que ces mots délicats savourés au bruit des fanfares et des flatteurs, mots funestes pétris du sang et des larmes des justes opprimés, et qui troublent de rêves sinistres le sommeil de l’oppresseur.

[…] de dévouement et d’égalité ? L’égalité est une chimère, le dévouement une sottise. Que chacun se dévoue à soi-même, il n’aura pas besoin du dévouement des autres. Nous n’avons qu’un devoir ici bas, c’est de nous enrichir. Au plus adroit et au plus fort le champ est libre. Ceux qui rêvent de bonheur universel sont des insensés ou des fanatiques.

Vous l’avez dit : nous sommes fanatiques, c’est notre affaire. Le plus magnifique éloge que puisse faire de nous ce siècle d’égoïsme et de lâcheté, c’est de nous lancer cette injure, la plus sanglante de toutes les injures. Oui, mes amis, nous sommes des fous. Nous avons une foi, nous avons des croyances austères, passionnées. Nous ne sommes pas grâce à Dieu, des Républicains d’un jour, enthousiastes la veille, apostats le lendemain.

Si l’on nous disait : « partez, vous êtes libres, à condition d’oublier vos folles utopies ; ne songez plus à la restauration de la Pologne, à la délivrance de l’Europe, à l’affranchissement des prolétaires ; cessez de rêver le règne de l’égalité, laissez-là vos chimères de dévouement. Redevenez de bons citoyens, gagnez de l’argent, pensez à vous et point aux autres. Allez la fortune est à vous et la puissance qu’elle donne. »

Que répondriez-vous ? Je puis le faire en votre nom. « Tant que le sang polonais fumera, impuni, tant que s’offrira à nos yeux le hideux contraste de l’oisiveté chamarrée de borderies et du travail couvert de haillons, tant que crieront vers nous les gémissements des enfants du peuple qui ont faim, tant que le veau d’or sera Dieu, l’égalité proscrite, la probité bafouée, le vice triomphant, la vertu écrasée, nous resterons ce que nous sommes. Nous voudrions changer, il y a là… quelque chose qui est plus fort que notre volonté, nous ne pourrions pas, non, nous ne pourrions pas être riches ni puissants, nous serions trop malheureux ! »

N’est-ce pas mes amis, vous qui j’ai entrainé après moi dans les prions, vous qui avez laissé des enfants orphelins, vous disiez tout d’une voix : n’ouvrez, n’ouvrez ces portes ; si l’on ne peut sortir de là qu’à ce prix, qu’elles se referment sur nous. Il vaut mieux la paix de l’âme dans les cachots que la liberté avec l’infamie et le remords.

Ecoutez, j’ai été quatre mois entiers […] dans une cellule sanitaire. Resté en présence de moi-même, je me suis pris à penser que si j’étais malheureux, d’autres l’étaient encore plus que moi. C’est là, je vous assure, le plus puissant remède contre les maux, c’est celui que conseillait Socrate, ne songeons point à nous, songeons à ceux qui souffrent plus que nous et l’indication fera taire la douleur. […]

Toutes les lois qui sont en vigueur aujourd’hui ne s’appuient point sur cette morale éternelle qui a été placée en dépôt dans le cœur des hommes pour servir de bien et de sauvegarde aux sociétés. Il en est parmi ces loi qui sont filles des passions et de passions éphémères. […] En voulant imposer le respect pour des lois qui ne le commandent point d’elles-mêmes, on l’ôte à celles qui savaient l’inspirer et c’est ainsi que les gouvernements périssent par les efforts même qu’on croit faire pour les sauver. La conscience humaine ne se modifie point au gré des caprices de législateurs d’un jour. […]

La croix, devant les siècles, instrument du plus cruel et du plus ignoble supplice, objet et symbole d’opprobre et d’infamie, la croix est devenue la dominatrice du monde, parce que sur la croix périt, il y a dix-huit cents ans, celui que ses juges condamnèrent aussi comme factieux.

On parle de la rétablir dans cette enceinte sans doute pour enseigner aux juges et aux accusés comment doivent être châtiés les ennemis de l’ordre social. La grande image du Christ expirant reparaîtrait alors dans le prétoire, d’un coté pour exciter l’émulation de la justice politique, de l’autre pour effrayer incessamment du spectacle de cette sanglante agonie les nouveaux factieux qui tentent de ressusciter les séditions et les doctrines du crucifié.

Mais aussi le peuple ne sanctionne plus comme des arrêts de justice les « décrets » de la persécution et du martyre. Il ne croit plus alors que ce soient les bons qui punissent et les méchants qui soient punis ; et s’il rencontre quelque part des prisonniers escortés d’un appareil d’armes et de soldats, chargés de fers et d’ignominies, s’il s’arrête à les contempler, le cœur plein de crainte et de douleur, et il se dit en lui-même : ce sont encore des justes qu’on persécute !

La postérité a honoré la cendre des martyrs qui moururent pour avoir confessé hautement une foi proscrite, en s’écriant devant leurs juges : je suis chrétien ! La sympathie ni l’admiration ne manqueront pas non plus aux hommes de bien qui ne savent pas renier leur conviction ardente, et qui frappent à la porte des cachots en disant : ouvrez que j’entre ; je suis Républicain !

Toutes ces choses doivent arriver, parce qu’elles servent aux fins de l’humanité, car à voir les justes souffrir, la conscience publique s’émeut et demande quelles sont ces pierres dont on les frappe ; les châtiments qui passaient inaperçus, lorsqu’ils ne tombaient que sur des vrais coupables, paraissent alors d’odieuses tortures, et c’est ainsi que se réforment peu à peu les barbaries des lois humaines. Aussi est-ce pour nous une consolation de souffrir, comme le Christ, entre les voleurs, et de songer que nos souffrances rachètent celles des malheureux qui naitront après nous.

C’est pourquoi nous partons la tête haute ; quelles que soient les peines qu’on appesantisse sur nous, en nous frappant, elles s’ennoblissent. […]

  1. Source: OI, 352-354, 356-357.