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Lettre à tous (18 Avril 1866)

À tous,1

[…] Je reviens au coopératif. C’est le danger du jour. Je ne comprends par comment Bierne, qui en est l’ennemi, peut concevoir la pensée de « l’accaparer au profit de nos idées ». Je ne crois pas même possible de le combattre, moi. Ce serait prendre par les cornes un très-dangereux taureau. Le transformer, le ramener, sans l’attaquer, me semble impossible. Car enfin, cette idée du coopératif est claire comme le jour. C’est celle du pot-au-feu bourgeois à tout prix, en dehors de toute pensée politique, de toute lutte révolutionnaire. C’est l’abdication politique et sociale du prolétariat, sous prétexte de socialisme, et encore ? Tout le monde a bien soin de dire et de prouver que le socialisme n’y est pour rien, ce qui est la vérité.

[…] Il n’y a pas aujourd’hui d’influences considérables dans le peuple. Tout est morcelé, fractionné à l’infini. Personne n’a d’action sérieuse et générale sur les masses. Vous n’agissez que sur un tout petit coin, et je ne pense pas qu’il soit facile de l’agrandir par un journal éphémère. Si Candide avait duré en multipliant, c’eut été une autre affaire. Mais c’était chose impossible. Le gouvernement ne laisse pas ainsi se former une Révolution.

Que faire alors ? Je ne vois que deux choses : agrandir votre cercle dans le quartier latin, amener à vous le plus possible d’étudiants, parce que chacun d’eux est un foyer d’activité rayonnante, sans compter l’action d’ensemble, comme à l’Odéon, chez Labbé et aillieurs. Il y a là une double force, celle de l’individu, centre de rayonnement, celle de la masse, réunie dans un seul quartier, comme une sorte d’armée permanente et en lutte. Voilà le premier point. Le second serait la publicité, celle des biographies, celle d’un journal. Mon opinion sur le journal Parisien je vous l’ai dite. Je le crois sans portée, presque sans but. Quant aux biographies, j’ai la conviction que vous ne trouverez pas d’imprimeur à Paris. […]

Pour un journal Bruxellois, j’admets qu’il aura fort peu d’effet. Il posera le parti Révolutionnaire dans le monde de l’émigration et aussi dans le monde Républicain actif à Paris, dans le monde des hommes politiques, pas davantage. L’Echo dans les masses sera presque nul. Cependant on ne peut pas absolument mépriser ce fait d’une position prise dans le monde des hommes politiques. C’est quelque chose à mon sens. Là, le groupe peut conquérir une notoriété, tant comme ensemble que comme individus. Enfin, si peu que le journal se répandit dans le peuple, comme il parlerait politique sans ambages, il pourrait y conquérir un petit coin de renommée qui ferait plus, je crois, que tous les banquets ou toutes les réunions interlopes, dont le péril est toujours si grand.

J’ajoute ceci : vous êtes brulés, percés à jour, tirés au clair. A la sortie, vous serez enveloppés de police, tenus à vue, en danger perpétuel. Vous ne pouvez rayonner et agir que par intermédiaires encore inconnus et intacts. La plus grande prudence, une prudence insupportable vous deviendra nécessaire. Il vaut mieux se rabattre sur les moyens de presse, le journal, les biographies. Ce n’est pas vous qui les répandrez, mais d’autres. Il y a cependant un grand inconvénient qui va surgir, la loi qui punit les délits commis à l’étranger. Rouher l’a dit ; elle est présentée. Il y a une commission nommée. Elle sera sans doute bientôt votée. Alors, ma foi, les signatures deviennent impossibles.

[…] Toutefois, je le répète, je ne suis pas sur les lieux, vous pouvez être meilleurs juges que moi. Si vous avez de nouveaux étudiants qui ne craignent pas la prison, qui veuillent écrire, hasardez votre feuille. Faites plus d’attention pour les ouvriers. Le jeu est plus délicat et plus difficile. Le gouvernement pourrait aussi prendre frayeur de cette association d’étudiants et d’ouvriers, levant drapeau dans un journal. Il y verrait des montagnes, lorsqu’il n’y aurait pas même de taupinières. Nouveau péril, crée un peu à la légère, sans avantage suffisant. Jusqu’ici, vous avez trop peu tenu compte du danger. Il faut du courage, mais point de témérité. […]

Il est fâcheux que l’idée philosophique ne pénètre pas dans les masses. Elles ne deviendront sérieusement révolutionnaires que par l’athéisme. Jusques là, il n’y aura que de la crème fouettée. On ne peut pas espérer que le peuple raisonne l’athéisme comme un penseur. Il n’a pas l’instruction suffisante. Mais s’il acceptait d’instinct sur une donnée brève et générale, il serait armé en guerre et irait dès lors au fond des choses. Sans cette base, il ne peut pas comprendre une rénovation sociale, un remaniement complet de la société. Il ne se doute pas que l’idée de Dieu est le fondement essentiel de celle qui pèse sur lui. La haine des aristocraties contre l’athéisme, leur cramponnement aux idées religieuses, devraient le mettre sur la voie. Mais il n’y fait pas attention. De plus, on est si peu à mettre en avant cette thèse ! Elle manque absolument d’organes et ne rencontre que des ennemis.

Ainsi un journal bien fait, vigoureux, net, entièrement distinct de tout le reste de la presse, et impressionnant le public, pour ainsi dire malgré lui, voilà ce qu’il faut et nullement des feuilles médiocres, pseudonymes, obscures, qui seraient très-nuisibles, si on les savait nôtres, qui sont inutiles dans le cas contraire.

On peut faire de la politique sérieuse par la plume et par l’action. Si c’est par le plume, qu’elle soit puissante, dominatrice, qu’elle entraine. Si c’est par l’action, qu’on organise le peuple pour le conduire au combat. Dans les deux cas, il y a un but visible, un résultat positif.

Mais on fait de la politique ridicule, en matière de publicité, avec des écrits vulgaires ; en fait d’action, avec des intrigues et des tripotages sans portée. Je conçois qu’on cherche à pénétrer dans les masses, pour connaître leurs sentiments, pour y infuser un peu d’énergie, d’activité. Mais il faut alors rester dans les limites d’une grande prudence, ne pas s’aventurer dans des velléités d’action, impuissantes et sans issue.

Peut-on, aujourd’hui, organiser les masses pour la bataille ? Je ne le crois pas et ne le conseille pas. Alors, qu’on se tienne tranquille, qu’on ne fasse rien dans le peuple qu’avec réserve et avec cette idée toujours présente qu’on ne peut pas jouer la partie et aboutir à une fin finale. En rien, il ne faut agir au hasard, sans but arrêté ; c’est une ruine. Cette action vague et indéterminée me semble aujourd’hui le défaut capital du groupe. Il n’a point de plan fixe. Je ne parle pas de Bierné qui a ses desseins très-arrêtés, mais seulement au point de vue de sa personnalité, nullement comme homme de parti. Rien de plus inflexible que ses vues individuelles, rien de plus flottant, de plus nuageux que sa visée politique.

Là est le danger. Car c’est lui qui gouverne. Il ne peut que fourvoyer le groupe. Je vous ai déjà prévenu, je vous préviens encore. Ne tâtonnez plus, prenez un parti. Voulez-vous faire cette feuille de Paris ? Faites-la. Adoptez-vous l’idée d’un journal extérieur, moins populaire, mais plus durable, libre et vigoureux, poussez-la, faites-la prévaloir avec persistance. Employez dans ce but la persuasion, l’activité, la prudence en même temps. Ne heurtez pas, évitez les divisions, les ruptures, ménagez les personnes. Ne rompez pas en visière à Bierné. Changez la voie qu’il veut imposer, mais par le raisonnement, sans le mettre en cause, sans relever ses fautes d’orthographe. Lisez de votre intelligence pour entrainer dans vos idées le personnel qui vous rend visite. Amenez Bierné lui-même à votre opinion, si c’est possible et je conviens que ce ne l’est guère.

Le groupe ne peut aujourd’hui conquérir de l’empire que par la plume. C’est la question capitale. Les relations populaires personnelles ne viennent qu’en seconde ligne. Voyez donc ce que vous pouvez faire. Pour un journal Belge, on sera quatre. Vous compterez pour beaucoup, je vous en préviens. Faites des revues pour cette publication. Ne la bornez pas surtout à une rivalité contre la Rive gauche, ce serait misérable. Il faut laisser de coté ces petites querelles et prendre toutes choses de haut.

  1.  Source: MSS 9590(2), ff. 354-7.