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Lettre à Maillard (Belle-Île, 6 Juin 1852)

Je ne me suis pas pressé pour vous répondre, mon cher citoyen, dans la crainte de blesser vos opinions qui ne sont pas toujours les miennes, du moins en apparence, mais vous insistez, vous semblez même attribuer mon silence à des motifs de mécontente­ment personnel.1 Je ne veux pas laisser votre imagi­nation courir les champs et je vous dirai mon avis, puisque vous y tenez. Nous sommes d’accord sur le point capital, je veux dire les moyens pratiques qui, en définitive, sont toute la révolution. Mais les moyens pratiques se déduisent des principes et dépendent aussi de l’appréciation des hommes et des choses. Ici, nous différons. Vous accusez de l’avortement de Février les chefs d’école : les peureux, les philosophes, les avocats, les divisions du parti.

De toutes ces causes, je n’en admets qu’une seule, les avocats, non point en qualité d’avocats, mais comme fraction assez notable de cette tourbe d’in­trigants qui ont dévoré la République et, ne pouvant la digérer, n’ont pas tardé à la rendre par haut et par bas. Les renégats, soyez-en convaincu, ne préten­daient rien changer, rien détruire ; bien au contraire, ils n’avaient qu’un but, qu’un désir, conserver, conser­ver les places. Vous les croyez plus bêtes qu’ils ne sont. C’est l’erreur générale. On accuse leur intelli­gence plutôt que leurs intentions, et c’est ainsi qu’on leur aplanit tout doucement la voie pour un nouveau tour de passe-passe. Comment croire que des gens rompus à toutes les roueries de la politique vont se tromper si grossièrement sur l’abc du métier? S’ils n’ont pas fait de la révolution, c’est qu’ils n’en vou­laient pas faire. Leur trahison s’est trouvée une inep­tie, voilà tout. Ils tenaient enfin la queue de la poêle ; ils ont voulu frire à leur tour. Leur sottise a été d’ima­giner qu’ils friraient longtemps. Mais c’est l’incurable infirmité des pouvoirs. Ils se croient tous immortels.

Rayez du catalogue des coupables les peureux – per­sonne n’a eu peur en Février, si ce n’est de perdre sa part dans la curée ! Les philosophes – ils sont bien innocents de nos désastres et, d’ailleurs, c’est aujour­d’hui plus que jamais qu’il faut être philosophe ; les chefs d’école – les accusations dirigées contre eux sont une des perfidies de la faction des intrigants. Qu’est-ce donc que les chefs d’école? Les auteurs, ou du moins les tenants principaux des diverses théo­ries sociales qui se proposent de reconstituer le monde sur la base de la justice et de l’égalité. Le socialisme, c’est la croyance à l’ordre nouveau qui doit sortir du creuset de ces doctrines. Elles se combattent sans doute sur bien des points, mais elles poursuivent le même but, elles ont les mêmes aspirations; elles s’ac­cordent sur les questions essentielles et déjà, de leurs efforts, il est sorti une résultante qui, sans être encore bien déterminée, a cependant saisi l’esprit des masses, est devenue leur foi, leur espérance, leur étendard. Le socialisme est l’étincelle électrique qui parcourt et secoue les populations. Elles ne s’agitent, ne s’enflam­ment qu’au souffle brûlant de ces doctrines, aujour­d’hui l’effroi des intrigants et bientôt, je l’espère, le tombeau de l’égoïsme. Les chefs d’école tant maudits sont en définitive les premiers révolutionnaires, comme propagateurs de ces idées puissantes qui ont le privi­lège de passionner le peuple et de le jeter dans les tem­pêtes. Ne vous y trompez pas, le socialisme, c’est la révolution. Elle n’est que là. Supprimez le socialisme, la flamme populaire s’éteint, le silence et les ténèbres se font sur toute l’Europe.

Vous déplorez la division de la démocratie. Si par là vous entendez les haines personnelles, les jalousies, les rivalités d’ambition, je me joins à vous pour les flétrir, elles sont un des fléaux de notre cause ; mais remarquez que ce n’est pas une plaie spéciale au parti : nos adversaires de toutes couleurs en souf­frent comme nous. Elles n’éclatent plus bruyamment dans nos rangs que par suite du caractère plus expansif, des mœurs plus ouvertes du monde démo­cratique. Ces luttes individuelles, d’ailleurs, tiennent à l’infirmité humaine ; il faut s’y résigner et prendre les hommes tels qu’ils sont. S’emporter contre un défaut de nature, c’est de la puérilité, sinon de la sottise. Les esprits fermes savent naviguer au tra­vers de ces obstacles qu’il n’est donné à personne de supprimer, et qu’il est possible à tous d’éviter ou de franchir. Sachons donc nous plier à la nécessité et, tout en déplorant le mal, n’en laisser ralentir notre marche. Je le répète, l’homme vraiment politique ne tient pas compte de ces entraves et va droit devant lui, sans s’inquiéter autrement des cailloux qui sèment la route. Aussi les récriminations dont vous me parlez entre les diverses écoles, si toutefois vous n’y attachez pas trop d’importance, me paraissent aussi misérables que burlesques. Proudhoniens et communistes sont également ridicules dans leurs dia­tribes réciproques, et ils ne comprennent pas l’utilité immense de la diversité dans les doctrines. Chaque nuance, chaque école a sa mission à remplir, sa partie à jouer dans le grand drame révolutionnaire et si cette multiplicité des systèmes vous semblait funeste, vous méconnaîtriez la plus irrécusable des vérités : « La lumière ne jaillit que de la discussion. » Ces débats théoriques, cet antagonisme des écoles sont la plus grande force du parti républicain ; c’est ce qui consti­tue sa supériorité sur les autres partis, frappés d’im­mobilisme et pétrifiés dans leur vieille forme immuable. Nous sommes un parti vivant, nous ; nous avons le mouvement, l’âge, la vie. Les autres ne sont que des cadavres. Plaignez-vous donc de vivre en chair et en os, au lieu d’être une statue de pierre, couchée sur un vieux tombeau!

Venons aux professions de foi : vous vous dites répu­blicain révolutionnaire. Prenez garde de vous payer de mots et d’être dupe. C’est précisément ce titre de républicain révolutionnaire qu’affectent de prendre les hommes qui ne sont ni révolutionnaires, ni peut-être même républicains, les hommes qui ont trahi, perdu, et la révolution et la république. Ils le prennent en opposition à celui de socialiste, qu’ils excommunient, et dont ils n’hésitaient pas à s’affubler cependant lorsque le vent populaire soufflait de ce côté et que le socialisme paraissait à la veille de son triomphe. Ils l’ont renié depuis, renié et conspué, lorsque nos défaites ont abattu son drapeau. Je me rappelle le temps où Ledru-Rollin se prétendait plus socialiste que Proudhon ou Cabet, et se posait en Don Quichotte du socialisme. Ce temps est loin. Nous avons perdu une série de batailles qui ont chassé des premiers plans de la scène les doctrines avancées. Aujourd’hui, Ledru-Rollin et ses amis lancent l’anathème au socia­lisme et lui imputent tous nos malheurs. C’est un men­songe et une lâcheté.

Vous me dites : je ne suis ni bourgeois, ni prolétaire, je suis un démocrate. Gare les mots sans définition, c’est l’instrument favori des intrigants. Je sais bien ce que vous êtes, je le vois clairement par quelques passages de votre lettre. Mais vous mettez sur votre opinion une étiquette fausse, une étiquette emprun­tée à la phraséologie des escamoteurs, ce qui ne m’empêche pas de démêler parfaitement que vous et moi avons les mêmes idées, les mêmes vues, forts peu conformes à celles des intrigants. Ce sont eux qui ont inventé ce bel aphorisme : ni prolétaire, ni bourgeois mais démocrate ! Qu’est-ce donc qu’un démocrate, je vous prie ? C’est là un mot vague, banal, sans acception précise, un mot en caoutchouc. Quelle opinion ne parviendrait pas à se loger sous cette enseigne ? Tout le monde se prétend démo­crate, surtout les aristocrates. Ne savez-vous pas que M. Guizot est démocrate ? Les roués se complai­sent dans ce vague qui fait leur compte ; ils ont hor­reur des points sur les i. Voilà pourquoi ils proscrivent les termes prolétaires et bourgeois. Ceux-là ont un sens clair et net; ils disent catégoriquement les choses. C’est ce qui déplaît. On les repousse comme provo­cateurs de la guerre civile. Cette raison ne suffit-elle pas pour vous ouvrir les yeux ? Qu’est-ce donc que nous sommes contraints de faire depuis si longtemps, sinon la guerre civile ? Et contre qui ? Ah ! Voilà pré­cisément la question qu’on s’efforce d’embrouiller par l’obscurité des mots ; car il s’agit d’empêcher que les deux drapeaux ennemis ne se posent carrément en face l’un de l’autre afin d’escroquer, après le com­bat, au drapeau victorieux les bénéfices de la vic­toire et de permettre aux vaincus de se retrouver tout doucement les vainqueurs. On ne veut pas que les deux camps adverses s’appellent de leurs vrais noms : prolétariat, bourgeoisie. Cependant, ils n’en ont pas d’autre.

N’est-il pas vrai qu’il existe dans la nation une cer­taine classe, moins bien définie si l’on veut que la noblesse et le clergé, mais pourtant très distincte et parfaitement connue de tout le monde par ce nom : classe bourgeoise ? Elle comprend la plupart des individus possédant une certaine somme d’aisance et d’instruction: financiers, négociants, propriétaires, avocats, médecins, gens de loi, fonctionnaires, ren­tiers, tous gens vivant de leurs revenus ou de l’ex­ploitation des travailleurs. Joignez-y un assez bon nombre de campagnards qui ont de la fortune mais point d’éducation, et vous atteindrez un chiffre maxi­mum de quatre millions d’individus peut-être. Restent trente-deux millions de prolétaires, sans propriété, ou du moins sans propriétés sérieuses, et ne vivant que du maigre produit de leurs bras. C’est entre ces deux classes que se livre la guerre acharnée, dont les chances vous ont jeté en Espagne et moi à Belle-Île. Sous quel drapeau combattions-nous, je vous prie, si ce n’est sous le drapeau du prolétariat? Cependant par ma famille, par mon éducation, je suis un bour­geois et vous aussi peut-être. C’est que, grâce au ciel, il y a beaucoup de bourgeois dans le camp prolétaire. Ce sont eux qui en font même la principale force, ou du moins la plus persistante. Ils lui apportent un contingent de lumières que le peuple malheureuse­ment ne peut encore fournir. Ce sont des bourgeois qui ont levé les premiers le drapeau du prolétariat, qui ont formulé les doctrines égalitaires, qui les pro­pagent, qui les maintiennent, les relèvent après leur chute. Partout, ce sont les bourgeois qui conduisent le peuple dans ses batailles contre la bourgeoisie. Voilà justement ce qui a permis aux roués d’accréditer leur astucieux axiome : ni bourgeois ni prolétaire mais démocrate ! Quoi ! parce que nombre d’habits figu­rent dans le camp des blouses et que bien plus de blouses encore combattent à la solde des habits, s’en­suit-il que la lutte ne soit pas entre la masse bour­geoise d’une part et la masse prolétaire de l’autre, c’est-à-dire entre le Revenu et le Salaire, entre le Capital et le Travail? Mais beaucoup de nobles et de prêtres avaient pris fait et cause pour la première Révolution ; faut-il en conclure que la Révolution n’était pas dirigée contre le clergé et la noblesse ? Qui oserait soutenir une telle absurdité ? Le malheur de notre parti, c’est que l’alliance de la plupart des bourgeois avec les travailleurs n’est pas sincère. L’am­bition, la cupidité les poussent dans le camp des pro­létaires soulevés contre l’oppression. Ils se placent à leur tête, les mènent à l’assaut du gouvernement, s’en emparent, s’y installent, s’y retranchent et, dès ce moment transformés en conservateurs, se retour­nent contre ce pauvre peuple qui perd la tramontane en voyant ses généraux de la veille devenus ses fustigateurs du lendemain.

Cette mystification, toujours renouvelée avec le même succès, date de 1789. La classe moyenne lance le peuple contre la noblesse et le clergé, les met par terre et prend leur place. Tout lui a paru légitime pour emporter l’héritage des castes déchues ; tout lui parut légitime ensuite pour le conserver et mainte­nir son nouveau joug sur les épaules du prolétariat qui se rebiffe. À peine l’Ancien Régime abattu par l’effort commun, la lutte commence entre les deux alliés vainqueurs, la bourgeoisie et le prolétariat. Elle en est revenue aujourd’hui juste au point de 1789. Lire l’histoire de la première Révolution, c’est lire l’histoire du jour. Similitude complète ; mêmes mots, même terrain, mêmes épithètes, mêmes péripéties, c’est un calque exact. Seulement, l’expérience a mieux profité à la bourgeoisie qu’au prolétariat. Vous retrou­verez aujourd’hui les hommes d’alors, ces prétendus amis du peuple, qui entendent simplement prendre la place des exploiteurs chassés. Nos soi-disant Monta­gnards, Ledru-Rollin en tête, sont des Girondins, copies fidèles de leurs devanciers. Ils ont adopté, il est vrai, la devise et la bannière de l’ancienne Montagne ; ils ne jurent que par Robespierre et les Jacobins. Mais il le faut bien. Comment tromper sans cela ? C’est la ruse habituelle des intrigants d’arborer le drapeau populaire. Les masses sont confiantes et crédules, elles se laissent prendre aux grosses paroles et aux grands gestes. On cherche aujourd’hui à leur en impo­ser et à les fourvoyer en même temps par des banalités ronflantes telles que: républicains ! révolutionnaires ! démocrates ! Mais on repousse avec emportement les termes précis qui tranchent et expliquent la situa­tion : bourgeois ! prolétaires ! Ne vous y laissez pas prendre. Soyez de votre camp et mettez votre cocarde. Vous êtes prolétaire, parce que vous voulez l’égalité réelle entre les citoyens, le renversement de toutes les castes et de toutes les tyrannies. Que doit être la révolution? L’anéantissement de l’ordre actuel, fondé sur l’inégalité et l’exploitation, la ruine des oppres­seurs, la délivrance du peuple du joug des riches. Eh bien! les soi-disant républicains-révolutionnaires ou démocrates ne veulent rien de cela. Ils l’ont prouvé en Février. Ne croyez pas qu’alors ils n’aient pas su renverser ; ils ne l’ont pas voulu ils ne le veulent pas davantage à présent, ils se moquent de nous, ce sont des égoïstes prêts à se jeter sur une nouvelle curée et à crier encore : ôte-toi de là que je m’y mette ! Les imbéciles ! ils perdraient une dernière fois et pour toujours la révolution. Car, vous le voyez, chaque avortement entraîne une réaction plus terrible. Au surplus, vous avez vu tout ce monde à l’œuvre depuis quatre ans, jugez de l’avenir par le passé. Le sage ne doit pas faire autrement.

Je ne suis, dites-vous, ni Français, ni Espagnol, je suis cosmopolite. Ah ! très bien, moi aussi, mais gare encore la mystification ! Dans votre enthousiasme cosmopolite, vous venez précisément d’envoyer votre adhésion à l’homme le moins cosmopolite et le plus égoïstement national de toute l’Europe, à Mazzini. Connaissez-vous Mazzini ? Non, certes ! C’est un char­latan, un arrogant, un ambitieux et même pis que tout cela, vous le voyez s’ériger en dictateur de la démocratie européenne, en champion de la révolu­tion universelle. Eh bien ! c’est un révolutionnaire de la force de Thiers, à peu près. Savez-vous ce qu’il veut ? Une seule chose : reconstituer la nationalité italienne, faire de l’Italie une puissance de premier ordre, dont il serait le chef, bien entendu ; établir la suprématie de cette puissance, lui créer une armée permanente, une marine, un budget, en un mot tous les éléments de force ou d’oppression des gouverne­ments actuels, puis parler haut dans les conseils de la diplomatie et surtout abaisser la France, la pour­suivre, la traquer, la mettre au banc de l’Europe, la précipiter de sa splendeur matérielle et morale. Cet homme a deux passions : la soif de l’unité italienne, la haine de la France.

Après la catastrophe de Décembre, certes, le moment était venu de l’union, de l’oubli, de la concorde ; le moment était venu de se serrer en faisceau contre l’ennemi commun, en faisant trêve aux vieilles dis­sensions. Mais non ! Mazzini hait la France, il abhorre le socialisme, il ne peut perdre une si belle occasion d’insulter l’une, d’écraser l’autre, et d’assouvir ainsi sa propre haine. Déblayer le terrain des idées qui le gênent, ameuter contre la France le mépris des peuples : il n’a point failli à cette mission, il a déta­ché à notre partie le coup de pied de l’âne.

Comment lire sans un mélange d’indignation et de pitié ce torrent d’invectives odieuses et ridicules contre les idées sociales ? Croira-t-on qu’un homme ait pu, sans soulever des huées universelles, accuser le socia­lisme de la défaite de Décembre ! Quelle impudence chez le charlatan ! Quelle imbécillité chez le public ! Comment ! C’est Pierre Leroux, Louis Blanc et Cabet qui ont perdu ou fait perdre la bataille de 1851 ! Si, dans la Nièvre, l’Allier, la Saône-et-Loire, le Jura, la Drôme, l’Ardèche, le Var, l’Hérault, le Gard, le Gers, le Lot-et-Garonne, etc., des milliers d’hommes armés ont fui devant le tricorne du gendarme ou le pompon d’un Jeanjean, c’est la faute du socialisme ! Quelle moquerie ! Et cela se débite impunément au nez de l’Europe ! Le crime ici est aux accusateurs, l’honneur à l’accusé ! C’est le socialisme qui avait levé ces popu­lations ; ce sont les chefs politiques qui n’ont pas su les mettre en œuvre. Que faisaient à Londres, en Suisse et ailleurs, MM. Ledru-Rollin et compagnie, pendant les douze mortels jours de la lutte ? Pourquoi ne sont-ils pas accourus sur le champ de bataille jeter dans la balance le poids de leur nom et de leur immense popularité ? Leur présence aurait rallié ces masses abandonnées, sans direction, raffermi les courages, démoralisé l’armée et conquis la victoire. Mais non! ces messieurs, en vrais prétendants, attendaient majestueusement à Londres que le peuple, vainqueur sans eux, vînt humblement déposer à leurs augustes pieds son triomphe et sa puissance. Le socialisme a rempli sa mission et accompli son rôle. Les hommes ont manqué au leur. Si, par hasard, il s’était rencon­tré une tête vigoureuse pour maintenir ces masses, les organiser, les conduire à l’ennemi, lui aurait-on demandé par hasard la nuance de son opinion ?

Quelles inepties que les tirades de ce Mazzini ! Le mouvement de Décembre a échoué par des raisons purement militaires. Il ne s’est trouvé ni généraux ni soldats lorsqu’il a fallu combattre, mais des troupeaux effarés. Comme vous le dites, on n’a vu partout que faiblesse, hésitation, terreur, incapacité, bêtise. Les chefs d’école n’ont rien à revendiquer dans cette déroute. Mazzini soutiendra peut-être que la piteuse figure des insurgés dans cette campagne tient à l’es­sence même des prédications socialistes, et qu’on ne peut pas puiser le dévouement, le courage dans la reli­gion de l’estomac, dans les doctrines du bien-être maté­riel, des appétits égoïstes, etc. Mais d’abord, sans le socialisme, personne ne se serait levé du tout, ce qui simplifiait beaucoup les choses. Mazzini oublie que nulle influence au monde ne peut aujourd’hui remuer un bras au prolétaire, si ce n’est l’influence des idées sociales, que le temps du fanatisme religieux est passé, qu’on ne fait plus mouvoir les populations avec des formules creuses, des miracles et des dogmes inintel­ligibles. On dirait vraiment qu’il regrette ces âges de superstition et d’idiotisme, où des masses abruties se levaient à la voix d’un prêtre pour égorger leurs sem­blables en l’honneur de Jésus et de la Sainte Vierge.

Je ne puis assez m’étonner que vous ayez aperçu la moindre analogie entre mes idées et celles de Mazzini, D’abord, Mazzini n’a aucune espèce d’idées révolutionnaires ou autres, si ce n’est l’indépendance et la prépondérance de l’Italie. Hors de là, rien. Je vous le demande, que nous importe à nous l’indé­pendance italienne, si elle ne doit pas fonder, en même temps, le régime d’égalité et de fraternité qui est notre seule religion ?

Cet homme veut se servir de nous contre nous-mêmes ; il n’est pas seulement l’ennemi de notre patrie, il l’est aussi de nos convictions, de notre foi sociale. Il compte implanter dans son pays une exploi­tation bourgeoise semblable à celle qui soulève notre colère et nos armes depuis vingt-deux ans. Vous croyez peut-être que je le calomnie. Mais lisez donc ses [mora­toires], tâchez d’y trouver autre chose que des décla­mations vagues et vides, une phraséologie creuse, un parlage sans idées, des espèces de lieux communs démocratiques qui ne disent rien, n’engagent à rien, de grands mots, la foi, le dévouement, la révolution, sans la moindre pensée positive. Thiers, dans l’oppo­sition, pourrait signer ces tartines. Est-ce avec un pareil bourdonnement qu’on soulèverait les masses en France ? Elles n’en sont plus là, Dieu merci. Elles comprennent la révolution comme il faut la com­prendre, et comme Maître Mazzini ne la veut pas. On ne s’insurgera plus chez nous pour des phrases creuses, quand même le mot révolution y mugirait d’un bout à l’autre. Les campagnes n’ont commencé à s’ébran­ler qu’après avoir attaché un sens très positif et très catégorique à ce mot de révolution. Guerre aux châ­teaux ! À bas les riches ! Mort aux exploiteurs ! Voilà le cri de ralliement des campagnes et leur traduction du mot: socialisme. Ces cris sont l’épouvante de Mazzini et de ses pareils. N’oubliez pas non plus les anathèmes de Kossuth contre le socialisme, en Angleterre, lors­qu’il a eu pris langue et connu le dernier mot des divers partis. Lui ne demande que l’indépendance de la Hongrie, avec le maintien du régime aristocratique et féodal qui la gouverne. Jugez de son goût pour nos doctrines. On nous pendrait, là-bas. La France est bien loin en avant du reste de l’Europe ; elle a franchi les phases qui restent à parcourir pour nos voisins. Le mot de révolution et de révolutionnaire n’a donc pas le même sens dans notre bouche et dans celle de la plupart des étrangers. Presque tous en sont à la guerre des bourgeois contre les rois, les nobles et les prêtres.

Quelques-uns, les Hongrois, les Polonais, ne sont que des aristocrates, en lutte pour leur nationalité, contre des conquérants étrangers. Chez nous, le clergé, la noblesse sont à peu près morts et ont dû se confondre avec la bourgeoisie pour soutenir la guerre en com­mun contre le prolétariat. Rois, nobles, prêtres, bour­geois sont coalisés contre le peuple des travailleurs. Dans la dernière insurrection, partout, Bonaparte a eu les bourgeois pour auxiliaires de ses troupes. Sans eux, il aurait échoué. Sans doute nombre de bour­geois étaient dans les rangs du peuple, mais ce sont là des exceptions. Elles confirment la règle. La finance, le négoce, la propriété, le barreau ont été partout en masse contre le mouvement. On dit qu’aujourd’hui la bourgeoisie fait la guerre au pouvoir ; mais ce n’est pas pour nos beaux yeux, c’est au profit des Bourbons, aînés ou cadets.

Mazzini déblatère avec fureur contre le matéria­lisme des doctrines socialistes, contre la préconisa-tion des appétits, l’appel aux intérêts égoïstes ; il foudroie la théorie avilissante et démoralisatrice du bien-être matériel. Or ne voyez-vous pas que ce sont tout simplement des déclamations contre-révolution­naires ? Qu’est-ce que la révolution, si ce n’est l’amé­lioration du sort des masses ? Et quelles sottises que ces invectives contre la doctrine des intérêts. Les inté­rêts d’un individu ne sont rien, mais les intérêts de tout un peuple s’élèvent à la hauteur d’un principe ; ceux de l’humanité entière deviennent une religion.

Est-ce que les peuples agissent jamais pour autre chose que des interêts ? L’appel à la liberté est aussi un appel à l’égoïsme, car la liberté est un bien maté­riel et la servitude une souffrance. Combattre pour le pain, c’est-à-dire pour la vie de ses enfants, est une chose plus sainte encore que de combattre pour la liberté. D’ailleurs, les deux intérêts se confondent et n’en font vraiment qu’un seul. La faim, c’est l’esclavage.

Sont-ils libres, cet ouvrier, ce paysan que la misère livre en bêtes de somme à l’exploitation du fabricant et du propriétaire ? Allez donc parler à ces malheu­reux de liberté. Ils vous répondront: «La liberté, c’est du pain sur la planche. » Nous leur disons : « La liberté, c’est le bien-être !» Avons-nous tort? Nous ne parlons ni à des nègres, ni à des compagnons de Spartacus, nous autres, mais à des serfs qui ont les apparences de la liberté au milieu des douleurs de la servitude. Il faut leur faire toucher la plaie du doigt, leur montrer le nœud de l’énigme pour qu’ils le tran­chent avec l’épée. Mazzini pourra nous gourmander à l’aise sur l’insurrection des appétits. Il n’y en a jamais d’autre. Mais le fanatisme religieux, dira-t­on, n’est-ce pas un mobile noble et désintéressé ? Les Croisés combattaient pour la vie éternelle, c’est le plus vorace des appétits.

Adieu, mon cher citoyen, vous vouliez mon avis, je vous l’ai donné net et franc quoiqu’un peu long. J’ai d’autant moins dissimulé que j’éprouvais plus de regrets de cette adhésion envoyée à Mazzini. Je vous le dis, en vérité, vous n’êtes pas de son bord, tant s’en faut. Vous l’avez cru ce qu’il n’est pas et vous vous donnez à vous-même des qualifications qui ne sont pas les vôtres. Vous êtes socialiste-révolutionnaire ; on ne peut pas être révolutionnaire sans être socia­liste, et réciproquement. Il y a cependant des socia­listes pacifiques, gens de cabinet, d’un caractère paisible, dépaysés au milieu des armes et du tumulte et révolutionnaires seulement par les idées. En géné­ral, les chefs d’école sont de cette trempe et n’en ser­vent pas moins pour cela la révolution. Mais on ne leur prend que leurs idées et on leur laisse leur tem­pérament. Quant au socialisme pratique, il n’est d’au­cune secte spéciale, d’aucune église. Il prend ce qui lui convient dans chaque système, n’a point d’en­gouement d’école et veut renverser ce qui existe non point au hasard ni au profit des intrigues, mais en vertu de principes bien arrêtés avec la ferme résolu­tion de construire l’avenir sur les nouvelles bases que fournira le socialisme éclairé, développé et fixé par les événements.

Nous sommes de cette catégorie, vous et moi, avec les 999 millièmes des socialistes, avec les ouvriers et les paysans, mais pas avec les Montagnards qui se chauf­fent d’un tout autre bois et s’intitulent, comme Ledru-Rollin, républicains-révolutionnaires. Ils vous ont donné leur mesure depuis quatre ans. Je sais ce qu’ils veu­lent : recommencer Février, pas davantage ; amateurs de législature à vingt-cinq francs par jour, de préfecture à quarante, ou bien de l’hermine, de la grosse épau-lette, mais surtout de l’émargement. Si les intrigants parvenaient à rééditer leur mystification de Février, cette fois nous serions bien perdus. Ce nouvel avorte-ment amènerait Nicolas à Paris. Il ne resterait aux survivants qu’à partir pour l’Amérique. Mais à la pro­chaine révolution, je compte sur les paysans pour esca­moter les escamoteurs. Ceux-ci s’en doutent bien, ils ont peur. La peur, voilà la clé de leur conduite dans ces dernières années. Montagne et presse ont une sainte terreur de la canaille. La perspective d’une révolution par la rue leur a toujours donné la chair de poule. Au 31 mai, leur conduite se définit par deux mots : lâcheté et perfidie ! Ils se sentaient entre l’enclume et le mar­teau, noyés dans la victoire, noyés dans la défaite. Ils ont su très bien manœuvrer pour esquiver la bour­rasque et garder leurs vingt-cinq francs.

Allons, il faut en finir. Adieu, encore une fois, et salut fraternel.

  1. Source: MF, 172-186.