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Les Sectes et la Révolution (19 Octobre 1866)

Outrecuidance des théoriciens qui traitent du haut en bas les révolutionnaires, sous prétexte qu’ils ne possèdent pas une formule de reconstruction pour remplacer ce qui tombe.1

Pourquoi les révolutionnaires n’adopteraient’ ils pas une formule, tout aussi bien que ces organiciens si superbes ? Ils n’ont qu’à choisir entre les panacées qu’on leur offre, entre les édifices élevés par tant d’architectes. Seraient-ils donc ignorants, au point de ne pas connaître les palais imaginés par tous ces amateurs de bâtisse ? C’est en vérité ce que semblent croire les fondateurs de mondes nouveaux. Dès que vous n’adoptez pas une école, c’est que toutes vous sont étrangères. Votre ignorance seule peut vous retenir indifférent entre tant de prisons-modèles où les poursuivants organiques prétendent claquemurer l’avenir.

Fouriérisme, Saint-Simonisme, communisme, positivisme, c’est à qui s’est empressé d’édifier des bagnes tout neufs où l’humanité jouira du bonheur de la chaine perfectionnée.

Tous vous demandent une formule, une administration, un système, une réglementation, les an-archistes, les anti-gouvernementaux aussi bien le reste. Les uns réclament un ordre nouveau centraliste, les autres le veulent décentralisateur, mais tous s’accordent à réclamer la réglementation.

Singulière monomanie! Les révolutionnaires n’ont point la prétention de construire de toutes pièces un monde neuf d’après leurs seules lumières. Ils voient fort bien par ou pèche l’ordre ancien. Ils ont instruit le procès du coupable qui barre la route à l’humanité. Il l’ont jugé, condamné, ils l’exécuteront.

Au premier banc des accusés s’étale le christianisme, ou plutôt le monothéisme. C’est l’empoisonneur par excellence, l’ingrédient mortifère qu’il faut expulser du corps social. Dit et vu, sentence sans appel. Le théisme sous ses trois formes, judaïsme, christianisme, islamisme, doit être mis à néant. Là est la boussole, le point fixe du compas.

Vient ensuite le capital, question infiniment plus complexe et plus difficile. En principe, d’après les lois de la morale, c’est aussi une question jugée. En pratique c’est un abyme inconnu, où l’on ne peut marche que la sonde à la main. Est-il possible de bâtir d’ores et déjà un édifice d’où le capital soit proscrit? Avons-nous le plan, les matériaux, tous les éléments de cette maison précieuse? Les sectaires disent oui, les révolutionnaires disent non, et il n’y a de vrais socialistes que les révolutionnaires, car ils sauvegardent bien mieux l’avenir qui appartient au socialisme.

Dans cette voie, ils se rapprochent des économistes qui demandent au gouvernement le simple maintien de l’ordre, rien de plus, nulle intervention constituante. Seulement, les économistes invoquent cette action gouvernementale en faveur de l’organisme existant, et les socialistes l’invoquent contre, parce que l’organisme actuel est reconnu mauvais, qu’il est condamné par la justice, par le sentiment, par toutes les protestations de la conscience humaine.

Que le gouvernement écrase les religions révélées comme assassins-nés de l’espèce humaine. Premier devoir de police. Sans ce nettoyage, rien de possible. Que les oppresseurs matériels, fonctionnaires, capitalistes, soient les uns balayés, les autres placés sous une surveillance inexorable, second devoir. Jusque là la marche est simple. Mais qu’un gouvernement s’ingère de créer a priori, d’imposer par autorité, de sa science certaine, un organisme social de fantaisie, non, mille fois non! Ici commence la démence, pour ne pas dire le crime. Ici serait la source des désastres.

L’organisme social ne peut être l’ouvrage, ni d’un seul, ni de quelqu’uns, ni de la bonne foi, ni du dévouement, ni même du génie. Il ne saurait être une improvisation. Il est l’œuvre de tous, par le temps, les tâtonnements, l’expérience progressive, par un courant inconnu, spontané. Ainsi le fleuve se forme peu à peu par l’affluent de mille sources, de milliards de gouttes d’eau. Abaissez les obstacles, créez-lui une pente, mais n’ayez pas la prétention de créer le fleuve.

Le Saint-Simonisme, le Fouriérisme se sont condamnés eux-mêmes par leur outrecuidance usurpatrice, par l’inanité de leurs créations. Le positivisme, d’abord Révolutionnaire, est venu échouer sur ce même écueil de l’organisation fantaisiste et autoritaire. Tout dogmatisme social périra de même.

Le Révolutionnaire, insulté et maudit par tous ces fondateurs de société, les a tous enterrés, après leur avoir donné le jour à tous. Fils parricides, ils ont péri par leur crime. Ils ne sont plus qu’un souvenir excentrique qui s’efface, et leur père, tant conspué, grandit en œuvres et en puissance.

Non ! Personne ne sait ni ne détient le secret de l’avenir. A peine des pressentiments, des échappées de vue, un coup d’œil fugitif et vague, sont-ils possibles au plus clairvoyant. La révolution seule, en déblayant le terrain, éclaircira l’horizon, lèvera peu à peu les voiles, ouvrira les routes ou plutôt les sentiers multiples qui conduisent vers l’ordre nouveau. Ceux qui prétendent avoir, dans leur poche, le plan complète de cette terre inconnue, ceux-là sont des insensés. Ceux qui veulent maintenir la lande sauvage du moment, tant qu’on n’aura pas le plan désiré, ceux-là sont des ennemis du genre humain.

Qu’on ne s’y trompe pas du reste, si tout doit être fait dans l’intérêt de la collectivité, tout droit être fait par l’individu. L’individu est l’élément de l’humanité, comme le maille du tricot. Par conséquent, en dehors de l’instruction individuelle, zéro. Administration, centralisation, combinaisons ou pondérations de pouvoir à perte de vue, niaiseries ou friponneries. Avec l’instruction individuelle, tout. Sans elle, rien. Le soleil ou les ténèbres, la vie ou la mort.

  1. Source: CSII, 114-116, from MSS 9591(2), f. 519-21 (19 Octobre 1866).