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Le Communisme, avenir de la société (1869)

L’étude attentive de la géologie et de l’histoire révèle que l’humanité a commencé par l’isolement, par l’in­dividualisme absolu, et qu’à travers une longue série de perfectionnements, elle doit aboutir à la com­munauté.1 La preuve de cette vérité se fera par la méthode expérimentale, la seule valable aujourd’hui, parce qu’elle a fondé la science.

L’observation des faits et leurs déductions irréfu­tables établiront pied à pied cette marche constante du genre humain. On verra nettement que tout progrès est une conquête, tout recul une défaite du commu­nisme, que son développement se confond avec celui de la civilisation, que les deux idées sont identiques ; que tous les problèmes successivement posés dans l’histoire par les besoins de notre espèce ont eu une solution communiste, que les questions aujourd’hui pendantes, si ardues, si pleines de trouble et de guerre, n’en peuvent pas davantage recevoir d’autre, à peine d’aggravation du mal et de chute dans l’absurde.

Tous les perfectionnements de l’impôt, la régie sub­stituée à la ferme, les postes, le tabac, le sel, inno­vations communistes. Les compagnies industrielles, les sociétés commerciales, les assurances mutuelles de toute nature, même estampille. L’armée, les collèges, les prisons, les casernes, communisme dans les limbes, grossier, brutal, mais inévitable. Rien ne se fait hors de cette voie. L’impôt, le gouvernement lui-même sont du communisme, de la pire espèce à coup sûr, et cependant, d’une nécessité absolue. L’idée a dit à peine son premier mot. Avant d’en être à son dernier, elle aura tout changé de face. Nous ne sommes encore que des barbares.

Voyez les effets du régime actuel ! Le bas prix et par conséquent l’abondance des denrées sont tenus pour une calamité, qui ruine les producteurs, met aux abois l’industrie et le commerce. L’économie poli­tique consacre ouvertement ce blasphème par ses définitions. Elle dénomme utilité la richesse natu­relle, et valeur la richesse sociale. Or, l’utilité c’est l’abondance, et la valeur c’est la rareté. Plus il y a de valeur utile, moins il y a de valeur vénale. Ô démence ! comment ce qui est un bienfait par soi-même peut devenir un fléau? Par l’avidité du capital, qui exige la part du lion et se retire dès que les prix la lui refu­sent. Sa retraite renchérit les produits, et il revient pêcher en eau trouble.

Les Hollandais, dans leurs possessions asiatiques, interdisaient la culture du poivre, de la muscade, etc., et détruisaient par masses les épices, afin d’en main­tenir le haut prix sur le marché. Dans les pays civili­sés, chaque producteur désire la cherté de son produit et l’avilissement de tous les autres. La baisse des farines désole l’agriculteur, et la hausse désespère l’industriel. Cette guerre sociale en permanence n’est-elle pas une accusation terrible contre l’organisation présente ?

Sous le régime communautaire, le bien profite à tout le monde et le mal ne profite à personne. Les bonnes récoltes sont une bénédiction, les mauvaises une cala­mité. Nul ne bénéficie de ce qui nuit aux autres et ne souffre de ce qui leur est utile. Toutes choses se règlent selon la justice et la raison. Le stock peut regorger, sans qu’il s’ensuive des crises industrielles et com­merciales. Bien au contraire, l’accumulation des pro­duits, impossible aujourd’hui sans désastres, n’aura de limite alors que leur détérioration naturelle.

Les pires plantes s’emparent souvent du terrain au détriment des meilleures. Le capitalisme, âpre au gain, l’œil aux aguets, a saisi la partie de l’association, et ce magnifique instrument de progrès est devenu entre ses mains un véritable chassepot. Il en use pour exterminer la petite et moyenne industrie, le moyen et le petit commerce.

Ces pauvres gens meurent, étouffés dans l’ombre, à la muette. Ni éclat, ni scandale. On ne voit, on n’en­tend rien. Ils disparaissent incognito. Ceci est bien autre chose que les émeutes de 1848, cause de tant de fureurs aveugles et de vengeances sans pitié. Les commerçants peuvent méditer à loisir la fable de La Fontaine, le torrent au fracas inoffensif, la rivière qui engloutit sans bruit dans ses eaux tranquilles. On passe le torrent, les pieds un peu mouillés ; on reste au fond de la rivière.

Sur les ruines du bourgeois modeste s’élève, plus savante et plus terrible que le vieux patriciat, cette triple féodalité financière, industrielle et commer­ciale qui tient sous ses pieds la société entière ; l’as­tuce au lieu de la violence, le détrousseur de grande route supplanté par le pickpocket.

Il était écrit que le passé, avant de mourir, frappe­rait son dernier coup avec l’arme même qui doit le tuer. En frappant, il s’est porté de sa propre main une blessure mortelle. L’association, au service du capital, devient un fléau tel qu’il ne sera pas longtemps supporté. C’est le privilège de ce glorieux principe de ne pouvoir faire que le bien. Il est pour le mal l’in­secticide Vicat. Les punaises qui s’y frottent périssent empoisonnées.

Quand l’heure a sonné d’une évolution sociale, tout se précipite à sa rescousse, pour aider l’enfantement. Les énergies épuisées qui vont s’éteindre lui apportent elles-mêmes, sans en avoir conscience, le concours de leur dernier effort. Nous assistons à un curieux spectacle. Sous nos yeux se déroulent les prélimi­naires de la communauté.

Qu’est-ce que l’assistance mutuelle, dont le prin­cipe reçoit à chaque instant une application nouvelle et travaille à solidariser peu à peu tous les intérêts ? Une des faces de la transformation qui s’approche. Et l’association, cette favorite du jour, panacée universelle dont les louanges retentissent en chœur, sans une seule voix discordante, qu’est-ce également sinon la grande avenue et le dernier mot du communisme ?

Point d’illusions cependant. Ce dernier mot ne se dira pas, tant que la grande majorité reste accrou­pie, dans l’ignorance. La lune descendrait sur notre globe, plutôt que la communauté, privée de son élé­ment indispensable, les lumières. Il nous serait aussi facile à nous de respirer sans air qu’à elle d’exister sans l’instruction, son atmosphère et son véhicule. Entre ces deux choses, instruction et communisme, le lien est si étroit que l’une ne saurait faire sans l’autre, ni un pas en avant, ni un pas en arrière. Elles ont constamment marché de conserve et de front dans l’humanité et ne se distanceront jamais d’une ligne jusqu’à la fin de leur commun voyage.

Ignorance et communauté sont incompatibles. Géné­ralité de l’instruction sans communisme, et commu­nisme sans généralité de l’instruction, constituent deux impossibilités égales. L’homme de la communauté, c’est celui qu’on ne trompe, ni ne mène. Or tout igno­rant est une dupe et un instrument de duperie, un serf et un instrument de servitude. Un insensé, sinon un jésuite, a osé dire dans une réunion publique : « Si la société était composée de producteurs, de bons ouvriers, mais ignorants, elle marcherait, tombant de l’exploitation au despotisme, mais elle vivrait. Si la société était composée de savants, nullement pro­ducteurs, elle ne saurait vivre. »

Le même homme a dit aussi: « Je redoute cette ano­malie de déclassés qu’on voit chaque jour, qui sont très instruits, très intelligents, et qui sont hors d’état de gagner leur vie. »

C’est encore ce précieux orateur qui « repousse l’en­seignement gratuit, obligatoire et laïque, comme attentatoire à la liberté et aggravant la réglementa­tion centralisatrice. »

Ce sont là tous les vœux et toutes les haines des prêtres, vœux de ténèbres, haines des lumières. La guerre aux déclassés était, après le coup d’État, le cri de ralliement de la chasse impitoyable faite aux insti­tuteurs et aux collèges laïques. Il faut lire les circulaires des préfets de cette époque néfaste pour comprendre les projets de la réaction clérico-monarchique.

L’enseignement libre livrerait toute l’éducation aux jésuites. Nulle concurrence possible devant la coali­tion du clergé et du capital. La trahison seule osera soutenir le contraire. Enfin, l’anathème lancé à une société toute composée de savants révèle suffisam­ment l’intention de perpétuer le régime des castes, ici les parias du travail manuel, là les privilégiés de l’intelligence, une masse d’abrutis et une poignée d’abrutisseurs.

Il faut beaucoup d’audace, si ce n’est encore plus d’ineptie, pour prétendre qu’une nation de savants ne saurait vivre et sans doute se laisserait mourir de faim. Aucun peuple des temps actuels ne pourrait lutter de puissance productive avec une nation de savants, soit en agriculture, soit en industrie. La dis­tance entre les deux serait plus grande qu’entre les Gaulois de César et les Français de 1870.

Que les réunions publiques, si elles durent, pren­nent garde aux émissaires de la compagnie de Jésus. C’est sa tactique d’en entretenir dans tous les clubs, et, pour enlever les questions qui tiennent à cœur aux révérends pères, ces limiers ont l’ordre de prendre tous les masques. Or l’intérêt clérical, c’est l’ensei­gnement libre, la mise en suspicion de la science et des savants, et la guerre aux déclassés, autrement dit aux hommes instruits et pauvres.

Quiconque, sous prétexte de liberté et d’économie, rejette l’enseignement gratuit et obligatoire pour demander l’enseignement libre, est un agent du jésui­tisme. Qu’il se dise d’ailleurs républicain, révolu­tionnaire, athée, matérialiste, socialiste, communiste, proudhoniste, tout ce qu’il voudra, peu importe la couleur de son masque, on peut sans crainte d’er­reur l’appeler suppôt des jésuites. En effet, le bon sens montre que l’enseignement libre, sans inter­vention de l’État ni gratuité, c’est, par la toute-puis­sance de l’écu, le monopole de l’éducation aux mains des prêtres.

Or enseignement du prêtre signifie ténèbres et oppres­sion. L’armée noire, forte de cent mille soldats mâles et femelles, s’en va pleine de furie, colportant la nuit et posant partout l’éteignoir. Appuyée sur l’État, elle domine, gouverne, menace, comprime. Le bras sécu­lier est à ses ordres, le capital lui prodigue toutes ses ressources, la sachant son meilleur auxiliaire, ou plu­tôt sa dernière planche de salut.

Qui ne connaît aujourd’hui ce péril ? La démocratie entière, sans distinction de nuances, le proclame, en invoquant l’unique remède, l’instruction. Divisée pour tout le reste, elle est unanime sur ce point. Le même cri s’échappe de toutes les poitrines : « De la lumière ! De la lumière ! Plus d’abrutissement clérical ! »

Vaines clameurs ! Le gouvernement fait la sourde oreille et ne répond que par l’accélération fiévreuse de l’influence jésuitique. Chaque année se ferment par centaines les écoles laïques et s’ouvrent plus nombreuses encore les écoles congréganistes. Si l’on compare 1848 à 1870, on verra que les filles, il y a vingt-cinq ans, appartenaient par moitié aux deux enseignements, et qu’il en reste à peine un sixième aujourd’hui aux laïques ; que de dix-sept pour cent, le chiffre de garçons empoisonnés par l’éducation sacer­dotale s’est élevé à cinquante pour cent, et que cette effrayante progression continue avec redoublement pour les deux sexes. Le plan de crétinisation univer­selle se poursuit sans relâche. S’accomplira-t-il ?

Non ! Mais quel retard dans l’avènement des jours heureux! Quelle halte désolante dans l’antagonisme et la misère ! Les années fuient, inutiles et monotones, les générations passent, dévorées l’une après l’autre par le monstre de la superstition et de l’ignorance. Il est là debout, barrant à l’humanité le chemin de la terre promise qu’elle entrevoit dans le lointain, sans pouvoir l’atteindre.

Combien de temps encore faudra-t-il lutter contre cet ennemi qui ne fait jamais quartier, lui, et qu’on pardonne toujours, après l’avoir terrassé ? Ah ! si la révolution avait fait son devoir en 1830, en 1848, ce demi-siècle si tristement perdu aurait suffi pour tou­cher le but. La guerre serait finie, et les nations, lais­sant derrière elles le passé s’enfoncer rapidement dans la nuit, s’avanceraient à grands pas vers un avenir toujours plus radieux.

La révolution sera-t-elle sage enfin à son prochain triomphe, ou fera-t-elle grâce encore une fois au génie du mal, qu’elle a laissé jusqu’ici se relever plus ter­rible de chacune de ses chutes ? Il y a dans nos rangs des traîtres qui le protègent aux heures de revers, avec des phrases cabalistiques dont le peuple est dupe. Le mot d’ordre de la prochaine trahison sera: « Suppression du budget des cultes ; séparation de l’Église et de l’État. » Traduisez : victoire du catholi­cisme, écrasement de la révolution. Que notre devise à nous soit : « Suppression des cultes, expulsion des prêtres ! » et qu’elle ne fléchisse ni devant la prière, ni devant la menace, ni devant l’astuce.

Céder serait la mort. La république victorieuse n’aura pas de temps à gaspiller en luttes inutiles. Trop d’obstacles exigeront des années de tranchée ouverte, pour s’amuser à l’attaque en règle d’une haie qui peut se franchir à la course. L’armée, la magis­trature, le christianisme, l’organisation politique, simples haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie ; pour le bastion, vingt ans.

La haie gênerait le siège – rasée. Il ne sera encore que trop long, et, comme la communauté ne peut s’établir que sur l’emplacement du bastion détruit, il n’y faut pas compter pour le lendemain. Un voyage à la lune serait une chimère moins dangereuse. C’est pourtant le rêve de bien des impatiences, hélas ! trop légitimes, rêve irréalisable avant la transformation des esprits. La volonté même de la France entière resterait impuissante à devancer l’heure, et la ten­tative n’aboutirait qu’à un échec, signal de furieuses réactions.

Il y a des conditions d’existence pour tous les orga­nismes. En dehors de ces conditions, ils ne sont pas viables. La communauté ne peut s’improviser, parce qu’elle sera une conséquence de l’instruction qui ne s’improvise pas davantage. N’oublions pas la race des vampires, qui est aussi celle des caméléons. Elle ne disparaîtrait pas plus, le lendemain de la révolu­tion, que la race des naïfs et des simples, sa pâture ordinaire.

Les habits seraient tôt retournés. On verrait surgir de terre, en foule, comme les champignons après l’orage, des charlatans de communisme pour embri­gader les hommes, des tartufes de communauté pour embobeliner les femmes. À eux, prix infaillible de l’intrigue, la gérance, c’est-à-dire la disposition dis­crétionnaire de biens communs. La masse des igno­rants deviendrait leur proie et leur armée, absolument comme aujourd’hui, avec des conséquences bien autrement terribles : une telle mêlée de tyrannie et d’anarchie que la contre-révolution arriverait fou­droyante, non pour un jour, mais pour de longues années, sous les terreurs vivaces du souvenir. Un bond effroyable en arrière !

N’est-ce point d’ailleurs folie de s’imaginer que, par une simple culbute, la société va retomber sur ses pieds, reconstruite à neuf ? Non ! les choses ne se passent pas ainsi, ni chez les hommes, ni dans la nature.

La communauté s’avancera pas à pas, parallèle­ment à l’instruction, sa compagne et son guide, jamais en avant, jamais en arrière, toujours de front. Elle sera complète le jour où, grâce à l’universalité des lumières, pas un seul homme ne pourra être la dupe d’un autre. Ce jour-là, nul ne voudra souffrir l’inéga­lité de fortune. Or, le communisme seul satisfait à cette condition.

On objectera peut-être que l’égalité de l’éducation n’entraîne point du tout celle des intelligences, et qu’il restera toujours l’inégalité des cerveaux pour consti­tuer une hiérarchie intellectuelle, depuis le génie jus­qu’à la nullité.

D’accord. Mais, chez le plus pauvre cerveau, l’ins­truction intégrale sera une armure suffisante, à l’épreuve de la tromperie, quel qu’en soit le masque. L’expérience le prouve. L’exploiteur rencontrerait sur chaque visage ce sourire écrasant qui veut dire : « banquiste, va ! » La conviction de son impuissance lui épargnera ce déboire. D’ailleurs, l’ordre établi n’étant point une improvisation, la race des vampires aura eu le temps de s’acclimater et de se résigner au nou­veau milieu. Qu’on ne s’y trompe pas, la fraternité, c’est l’impossibilité de tuer son frère.

La plus utile des facultés humaines, la faculté pro­tectrice par excellence, qui nous défend à la fois contre le dedans et le dehors, contre les autres et contre nous-mêmes, le jugement, trop rare aujour­d’hui, prendra, par l’instruction intégrale, un essor prodigieux qui en fera l’arme de la société nouvelle. Fruit de l’expérience et de la comparaison, il y puisera une force inconnue. C’en sera fait alors de la ruse. Une clairvoyance implacable ira la dépister sous ses derniers déguisements. Fripons et dupes cesseront de former les deux grandes divisions de l’humanité.

Déjà la crédulité est partout battue en brèche. L’ar­mée noire garde encore sous séquestre les enfants et les femmes. Les hommes l’abandonnent. Tenir l’en­fant et perdre l’adulte ! Avoir toujours à soi, par pri­vilège, la page blanche où se gravent si aisément les impressions ineffaçables, et les voir ensuite effacer, remplacer… travail si rude ! Quelle sentence irrévo­cable ! Puisse-t-elle s’exécuter à bref délai !

Le génie demeurera une exception. Le jugement deviendra l’apanage commun. Il suffit pour détrô­ner à jamais l’hypocrisie, reine actuelle du monde. Tartufes de sentiment, tartufes de franchise, tartufes de mansuétude, tartufes de dévouement, tartufes de cordialité, tartufes de candeur, tartufes de chevale­rie, tartufes de vertu, tartufes de bonhomie, tartufes de bienveillance, tartufes, mes amis, abominable peste, vous serez démasqués à la minute, sifflés, bafoués, et la tartuferie religieuse, la plus infernale de toutes, ne sera plus qu’un souvenir historique, souvenir d’étonnement et d’horreur.

Les gens auront des regards si perçants que, chez tout individu, défauts et qualités se compteront un à un, comme dans un bocal de verre. Ah ! il faudra marcher droit, sous peine des rires et des huées. Et cependant l’indulgence sera le fond général des esprits, car le libre arbitre, par arrêt définitif de la science, aura cessé d’exister. Quant au crime : disparu avec le capital et la religion, ses père et mère.

Telles seront, d’après nous, les conséquences de l’universalité des lumières. Notez que, dans cet horo­scope, le communisme figurera comme simple effet, non comme cause. Il naîtra fatalement de l’instruc­tion généralisée et ne peut naître que de là.

Or, on lui reproche d’être le sacrifice de l’individu et la négation de la liberté. Certes, s’il venait, par for­ceps, avant terme, ce triste avorton ferait fuir à toutes jambes vers les oignons d’Égypte. Mais, s’il doit être fils de la science, qui osera se porter accusateur contre l’enfant d’une telle mère ? Où sont, d’ailleurs, les preuves à l’appui de l’imputation qu’on lui lance ? Elle n’est qu’une insulte gratuite, puisque l’accusé n’a jamais vécu.

Et au nom de qui cette arrogante supposition ? Au nom de l’individualisme qui, depuis des milliers d’an­nées, assassine en permanence la liberté et l’indi­vidu. Combien sont-ils, da ns notre espèce, les individus dont il n’ait pas fait des ilotes et des vic­times ? Un sur dix mille peut-être. Dix mille martyrs pour un bourreau ! Dix mille esclaves pour un tyran ! Et l’on plaide de par la liberté ! Je comprends ! Quelque sinistre escobarderie, embusquée derrière une définition. L’oligarchie ne s’intitule-t-elle pas démocratie, le parjure honnêteté, l’égorgement modération?

La liberté qui plaide contre le communisme, nous la connaissons, c’est la liberté d’asservir, la liberté d’exploiter à merci, la liberté des grandes existences, comme dit Renan, avec les multitudes pour mar­chepied. Cette liberté-là, le peuple l’appelle oppres­sion et crime. Il ne veut plus la nourrir de sa chair et de son sang.

Moralistes et législateurs posent tous en principe que l’homme est tenu de faire à la société le sacri­fice d’une portion de sa liberté, en d’autres termes, que la liberté de chacun a pour limite la liberté d’autrui. Cette définition est-elle obéie par l’ordre actuel, avec ses deux catégories de privilégiés et de parias ? Combien faut-il de servitudes pour faire une liberté ? 10, 20, 60, 100, 2000, 30000, 100000 ? Innombrables les tarifs, innombrables leurs applications. La chaîne seule ne varie pas.

Tout empiétement sur la liberté d’autrui viole la défi­nition des moralistes, la seule légitime, quoique tou­jours restée un vain mot. Elle implique donc parité sociale entre les individus, d’où il suit que la liberté a pour limite l’égalité.

Seule l’association intégrale peut satisfaire cette loi souveraine. Le vieil ordre la trépigne sans pudeur et sans pitié. Le communisme est la sauvegarde de l’in­dividu, l’individualisme en est l’extermination. Pour l’un, tout individu est sacré. L’autre n’en tient pas plus compte que d’un ver de terre, et l’immole par héca­tombe à la sanglante trinité Loyola, César et Shylock ; après quoi, il dit avec flegme : « La communauté serait le sacrifice de l’individu. »

Elle troublerait le festin des anthropophages, cela est clair. Mais ceux qui en font les frais ne trouveront pas mauvais ce dérangement. C’est l’essentiel. Sous quel prétexte d’ailleurs nous chercher querelle ? S’agit-il d’imposer le communisme a priori ? Nulle­ment. On se borne à prédire qu’il sera le résultat infaillible de l’instruction universalisée. Qui pourrait condamner le développement rapide des lumières ? S’il doit s’ensuivre l’avènement régulier de la com­munauté, personne n’a mot à dire.

Chacun proclame l’instruction la seule réponse possible aux énigmes du sphinx social. Il n’est pas bien sûr que cette invocation soit sincère dans toutes les bouches. Il en est encore de ce mot comme de tous ceux qui posent un problème. Autant de partis, autant de définitions. Pour les prêtres, c’est le catéchisme et point de science ; pour les socialistes, c’est la science et plus de catéchisme.

Rien d’étonnant, dès lors, dans cette unanimité des voix. Elle n’en cache pas moins une guerre à mort. Le peuple n’a pas à s’en inquiéter. Il est sans arrière-pensée, lui, et ne prend point de fausses enseignes. Il a toujours écrit sur la sienne : Liberté, Instruction, avec un sens clair et précis. Le clérica­lisme, au contraire, après avoir longtemps chargé ces deux mots de ses anathèmes, s’est ravisé, voyant son impuissance, et les colle aujourd’hui à sa ban­nière pour bénéficier de leur prestige. Double et impudent mensonge. Que lui importe, pourvu qu’il fasse des dupes !

Que le conservatisme pressente où conduit la dif­fusion des lumières, son alliance avec l’éteignoir le dit assez haut. Plus d’ignorance, plus d’oppressions! Il est sapé par la base et lutte pour prolonger les ténèbres, son milieu vital. Au socialisme la tâche opposée : faire émerger de la nuit présente le ciel lumineux qui éclairera sa victoire, victoire de la jus­tice et du sens commun sur la malfaisance et l’ab­surdité. Sa mission alors sera remplie.

On prétend toutefois exiger de lui davantage. La doctrine capitaliste, qui a comblé et comble encore le genre humain de tant de bienfaits, se tourmente fort de voir son pupille s’acheminer vers d’autres drapeaux. Dans sa sollicitude, elle somme le com­munisme, son jeune rival, d’exposer par le menu les détails de l’organisation future, de résoudre toutes les difficultés qu’il lui plaît de prévoir, de servir enfin à sa curiosité un édifice complet de la cave au grenier, sans omission d’un clou ni d’une cheville.

« Comment le citoyen de la nouvelle Salente dispo-sera-t-il de sa personne, de son temps, de ses fantaisies de voyage ou de repos ? Qui lavera la vaisselle ? Qui balaiera ? Qui videra les pots de chambre et remplira les tinettes ? Qui tirera la houille des mines, etc. ? »

À ces interrogations impertinentes, une seule réponse : « Cela ne vous regarde pas, ni moi non plus. »

Eh ! quoi ! Voici quarante à cinquante millions d’hommes, tous ferrés à glace, mieux que par un académicien, tous armés de pied en cap contre la violence et la ruse, tous susceptibles comme des sensitives, ombrageux comme des chevaux sauvages. Rien de ce quelque chose d’exécrable et d’exécré qui s’appelle un gouvernement ne pourrait montrer son nez au milieu d’eux; pas une ombre d’autorité, pas un atome de contrainte, pas un souffle d’influence ! Et ces quarante millions de capacités, à qui nul de nous n’irait à la cheville, auraient besoin, pour s’or­ganiser, de nos conseils, de nos règlements, de notre férule ! Ils ne sauraient, sans nous, où trouver des chemises et des culottes, et ils seraient gens à mettre dans leur oreille, si nous ne les avions prévenus, ce qu’on mange par la bouche ! C’est fort. Quant à moi, s’ils venaient me relancer dans ma tombe sur la ques­tion des pots de chambre, je leur dirais tout net : « Quand on ne sait pas se boucher le nez, on se bouche le derrière. »

Nos quarante immortels eux-mêmes, si une mul­tiplication soudaine par six zéros improvisait un mil­lion de fichiers, un million d’Ollivier, un million de Dupanloup, etc., avec la France déserte à leur dis­position, croyez-vous bonnement que, montés au chiffre de quarante millions, ils passeraient tout leur temps à s’adresser des harangues en vers et en prose ? Pas si fous ! Item, il faut déjeuner, et ils n’attendraient pas une heure pour mettre la main à la pâte.

Naturellement, le premier vote aurait pour objet la division du travail. Le système des castes, presque installé d’avance par le fait des quarante types, serait-il acclamé d’enthousiasme ? Oh ! que nenni ! Plus si écrevisses les quarante, après la multiplication ! Je me persuade que les Mérimée, par exemple, ne tien­draient pas obstinément au privilège de rincer les vases de nuit, fût-ce des vases étrusques. Tant de fortes têtes sauraient bien entourer cette besogne indispensable d’une auréole de poésie qui permît de dire de tous et de chacun :

Ce réac édenté devint, à son honneur,
D’assez triste écrivain, merveilleux vidangeur.

C’est une chose réjouissante, quand on discute com­munisme, comme les terreurs de l’adversaire le por­tent d’instinct sur ce meuble fatal ! « Qui videra le pot de chambre ? » C’est toujours le premier cri. « Qui videra mon pot de chambre ? » veut-il dire, au fond. Mais il est trop avisé pour user du pronom posses­sif et, généreusement, il consacre ses alarmes à la postérité.

Sale chose que l’égoïsme de l’heure vivante ! Un mélange de cynisme et d’hypocrisie ! Est-il question du passé ? Feuilles mortes ! on en fait litière. L’Histoire s’esquisse à grands traits, du plus beau sang-froid; avec des monceaux de cadavres et de ruines. Nulle boucherie ne fait sourciller ces fronts impassibles. Le massacre d’un peuple? évolution de l’humanité. L’in­vasion des barbares ? infusion de sang jeune et neuf dans les vieilles veines de l’Empire romain. La trombe des Germains et des Huns n’a passé sur le monde latin que pour en purifier l’atmosphère corrompue. Ouragan providentiel ! Quant aux populations et aux villes que le fléau a couchées sur son passage ? néces­sité, marche fatale du progrès. Tout est bien qui a enfanté le présent, c’est-à-dire nous. Pas d’avances trop dispendieuses pour un si beau produit.

Mais s’agit-il des générations à venir? Quel chan­gement ! À l’insensibilité succède une passion déli­rante. On est pris d’une telle furie de tendresse devant ces poupards en perspective qu’on se hâte de les mettre sous clé, afin de les préserver des accidents. Leurs pas, leurs gestes sont comptés, équilibrés, crainte de chute. Tout est réglé d’avance, comme un papier de musique, pour les pauvres petits automates, et à per­pétuité, s’il vous plaît. Religion perpétuelle, dynastie perpétuelle, lois perpétuelles, et surtout dette per­pétuelle, en paiement légitime de tant de sollicitude et d’amour.

Hé ! bonnes gens, quand vous aurez rejoint vos ancêtres, on fera de vous le cas, et un peu moins, que vous avez fait d’eux. Après s’être mises à l’abri de l’infection de vos carcasses matérielles, les poupées à ressort de votre usine casseront tous leurs ressorts et feront, à peu près en ces termes, l’oraison funèbre de vos carcasses morales :

« Dans l’histoire de l’Humanité, vous êtes la page du choléra et de la peste. Les barbaries et les sottises de vos aïeux étaient la faute de l’ignorance, le résul­tat de convictions aveugles. Vous avez fait le mal, vous, sciemment, avec préméditation, par noir égoïsme. Car vous n’avez jamais cru à rien qu’à votre intérêt, ignobles sceptiques, et à cet intérêt vous avez voulu sacrifier jusqu’à vos plus lointains neveux.

« Qui vous avait donné mandat de stipuler en notre nom, de penser et d’agir pour nous? Avons-nous consenti la traite tirée sur notre travail ? Tartufes ! sous prétexte d’assurer notre bien-être, vous avez dévoré d’avance le fruit de nos sueurs, nous crevant de votre mieux les yeux et les oreilles pour nous empêcher de voir et d’entendre. Que ne vous borniez-vous à vos affaires, en nous laissant le soin des nôtres ? Vous aviez l’impôt annuel, pour recette et pour dépense. Il fallait rester dans cette limite et vous conduire en loyaux usufruitiers, frais et profits com­pensés. Nous n’acceptons l’héritage que sous béné­fice d’inventaire. Qui fait les dettes les paye.

« On dit que vos emprunts avaient pour but des travaux profitables à la postérité, et qu’elle doit prendre sa part des charges comme des bénéfices. On travaille pour elle, à elle de payer. – Pour elle ? Hypocrites! Quelle entreprise a jamais été conçue dans un intérêt futur ? Non ! le présent ne songe qu’à lui. Il se moque de l’avenir aussi bien que du passé. Il exploite les débris de l’un et veut exploiter l’autre par anticipation. Il dit : « Après moi le déluge ! » ou, s’il ne le dit pas, il le pense et agit en conséquence. Ménage-t-on les trésors amassés par la nature, trésors qui ne sont point inépuisables et ne se reproduiront pas ? On fait de la houille un odieux gaspillage, sous prétexte de gisements inconnus, réserve de l’avenir. On extermine la baleine, ressource puissante, qui va disparaître, perdue pour nos descendants. Le pré­sent saccage et détruit au hasard, pour ses besoins ou ses caprices. »

Donc, occupons-nous d’aujourd’hui. Demain ne nous appartient pas, ne nous regarde pas. Notre seul devoir est de lui préparer de bons matériaux pour son travail d’organisation. Le reste n’est plus de notre compétence. Un bas Breton n’a point à faire la leçon à l’Institut. Si mons. Veuillot soutient le contraire, comme c’est probable, disons à son intention per­sonnelle : «Gros-Jean n’en doit pas remontrer à son curé ! » Ce rôle de bas Breton ou de Gros-Jean n’est-il pas grotesque ? Et ne faut-il pas admirer la fatuité de ces Lycurgue qui se croient tenus en conscience de minuter article par article le code de l’avenir ? Ils semblent craindre que ces pauvres générations futures ne sachent pas mettre un pied devant l’autre et s’empressent de leur fabriquer, qui un bourrelet, qui des brassières, qui une petite prison roulante pour leur apprendre à marcher libres.

Il est vrai que ces générations ne seront pas en reste de charité et s’attendriront à leur tour sur la folie de ces bons ancêtres, maçonnant à l’envi des édifices sociaux pour y claquemurer la postérité. La vieille pri­son est encore debout, menaçante et noire, avec deux ou trois lézardes à peine qui ont permis l’évasion de quelques captifs, et déjà, comme les mères-poules à la vue de leurs petits canards descendus à l’eau, les néo-révélateurs sont dans les transes pour les mal­heureux évadés qui s’ébattent joyeusement au soleil:

« Eh ! mes enfants ! Quelle imprudence ! Vous allez vous enrhumer au grand air. Vite, rentrez dans le beau palais que j’ai construit en votre faveur. On n’a jamais vu, on ne verra jamais son pareil ! »

Ils sont déjà trois ou quatre Moïses qui assurent avoir bâti à chaux et à ciment pour l’éternité, et les portes de l’enfer ne prévaudront certes pas contre ces paradis neufs à l’enchère. Libre à un croyant de cher­cher, à travers la brume, quelque fugitive échappée sur le monument de l’avenir. C’est un but honnête de promenade et un excellent exercice pour les yeux. Mais nous rapporter de cette excursion un dessin complet et minutieux de l’édifice, plan, coupe, hau­teur et détails, avec état de lieux authentique… non, mon ami, non, rempochez votre épure.

La manie serait innocente, si ces fanatiques amants de la claustration ne prêtaient main-forte contre les démolisseurs de la vieille geôle qui refusent de tra­vailler à la confection de la nouvelle et prétendent laisser le public en promenade, chose horrible sui­vant tous les messies.

Que la civilisation ait pour couronnement inévitable la communauté, il serait difficile de nier cette évi­dence. L’étude du passé et du présent atteste que tout progrès est un pas fait dans cette voie, et l’examen des problèmes aujourd’hui en litige ne permet pas d’y trouver une autre solution raisonnable. Tout est en pleine marche vers ce dénouement. Il ne relève que de l’instruction publique, par conséquent de notre bonne volonté. Le communisme n’est donc pas une utopie. Il est un développement normal et n’a aucune parenté avec les trois ou quatre systèmes, sortis tout équipés de cervelles fantaisistes.

Cabet, par son Icarie et sa tentative de Nauvoo, a eu précisément le tort d’assimiler l’idéal régulier de l’avenir aux hypothèses en l’air des révélateurs de pacotille. Il a dû échouer plus rudement encore que ses émules, le communisme étant une résultante générale, et non point un œuf pondu et couvé dans un coin de l’espèce humaine, par un oiseau à deux pieds, sans plume ni ailes.

Saint-simoniens, fouriéristes, positivistes ont tous déclaré la guerre à la révolution, accusée par eux de négativisme incorrigible. Pendant une trentaine d’an­nées, leurs prêches ont annoncé à l’univers la fin de l’ère de destruction et l’avènement de la période orga­nique, dans la personne de leurs messies respectifs. Rivales de boutique, les trois sectes ne s’accordaient que dans leurs diatribes contre les révolutionnaires, pécheurs endurcis, refusant d’ouvrir les yeux à la lumière nouvelle et les oreilles à la parole de vie.

Chose remarquable qui suffit pour établir la dis­tinction, les communistes n’ont cessé de former l’avant-garde la plus audacieuse de la démocratie, tandis que les poursuivants d’hypothèses ont rivalisé de platitude devant tous les gouvernements rétro­grades et mendié leurs bonnes grâces par l’insulte à la république. C’est que le communisme est l’essence, la moelle de la révolution, tandis que les nouvelles religions n’en furent jamais que les ennemies, tout comme l’ancienne.

Personne n’ignore ce que sont aujourd’hui les saint-simoniens : des piliers de l’Empire. On ne peut pas certes les accuser d’apostasie. Leurs doctrines ont triomphé : la souveraineté du capital, l’omnipotence de la banque et de la haute industrie. Ils trônent avec elles, rien de mieux. Mais dire que ces braves gens ont été pris pour de dangereux novateurs !

Les fouriéristes, après avoir fait dix-huit ans leur cour à Louis-Philippe sur le dos des républicains, ont passé à la république avec la victoire, fort étonnés bientôt et encore plus déconfits de rencontrer la pros­cription où ils avaient cru trouver la puissance. Dis­parus dans la tempête avec leur burlesque utopie. Les débris restent mêlés aux rangs démocratiques. Ils n’ont plus d’espoir ailleurs.

Le positivisme, troisième chimère du siècle, a débuté par la négation de tous les cultes, et fini par le système des castes, enté sur une caricature de catholicisme. Du reste, il s’est divisé. Les orthodoxes disent gravement la messe comtiste dans la chambre mortuaire du prophète. Les protestants passent leur vie à nier la doctrine qu’ils prêchent, ou prêcher la doctrine qu’ils nient, comme on voudra. Tous éga­lement remarquables par leur crainte des coups, leur respect de la force et leur soin de fuir le contact des vaincus.

Comte a consacré ses dernières années au panégy­rique de l’empereur Nicolas et au trépignement des révolutionnaires. Il avait imaginé ses castes pour gagner le cœur de la réaction. La réaction et le tsar n’ont pas daigné tourner la tête.

Les schismatiques font un certain bruit et possè­dent un simulacre d’influence, grâce aux trembleurs de l’athéisme qui sont venus s’abriter sous une équi­voque. Passé le péril, cette ombre d’existence s’éva­nouira, et les positivistes prendront la queue du socialisme ou émigreront dans le camp conservateur.

Le communisme, qui est la révolution même, doit se garder des allures de l’utopie et ne se séparer jamais de la politique. Il en était dehors naguère. Il s’y trouve en plein cœur aujourd’hui. Elle n’est plus que sa ser­vante. Il ne doit pas la surmener, afin de conserver ses services. Il lui est impossible de s’imposer brus­quement, pas plus le lendemain que la veille d’une victoire. Autant vaudrait partir pour le soleil. Avant d’être bien haut, on se retrouverait par terre, avec membres brisés et une bonne halte à l’hôpital.

N’oublions pas notre axiome : instruction et com­munauté cheminent de front et ne peuvent se devan­cer d’un pas. C’est beaucoup déjà d’avoir une sœur siamoise que tout le monde appelle à grands cris. L’une ne viendra pas sans l’autre.

Il est vrai que ces appels unanimes ont un sous-entendu: la définition. Or, nous l’avons vu, la défi­nition est double, noire et blanche. Ne soyons pas dupes. Les pièces sont là. Le gouvernement et le conservatisme ne veulent que l’instruction donnée par les prêtres, ce qui signifie : ténèbres. Ils pous­sent avec frénésie à ce résultat. César, Shylock et Loyola marchent, les coudes serrés, à la conquête de la nuit. Ils n’arriveront pas, mais ils nous empê­chent aussi d’arriver.

Les deux forces aux prises se tiennent mutuellement en échec. Personne n’avance, personne ne recule. Immobilité sur place. Pour nous, dans la situation, c’est un succès. La nuit tient à ses ordres cinquante mille prêtres, cinquante mille congréganistes et à peu près quarante mille instituteurs. Car presque tous aujourd’hui obéissent à la sacristie. L’Université est en pleine trahison.

On ne peut même pas compter sur la presse. Celle de l’opposition ne dépasse guère les murs des villes. La campagne appartient aux feuilles rétrogrades qui viennent appuyer de leur propagande écrite la pro­pagande orale du curé, des ignorantins et des grands propriétaires. Tout est contre nous, rien pour nous.

Que nous reste-t-il donc ? Le souffle du progrès qui circule dans l’air, les communications d’homme à homme par les routes ferrées, la conscience publique, le spectacle de nos ennemis surtout, notre meilleur plaidoyer. Ce qui grandit peut-être, c’est la colère, force précaire. La colère d’aujourd’hui devient souvent la peur de demain. Point de base solide que l’ins­truction, et les efforts adverses la paralysent. Nous marquons le pas.

Mais le lendemain d’une révolution, coup de théâtre. Non pas qu’il s’opère une transformation subite. Hommes et choses sont les mêmes que la veille. Seulement l’espoir et la crainte ont changé de camp. Les chaînes sont tombées, la nation est libre, et un horizon immense s’ouvre devant elle.

Que faire alors ? Atteler un nouveau relais au même chariot, comme en 1848, et reprendre tranquillement les mêmes ornières ? On sait où elles mènent. Si, au contraire, le sens commun a pris enfin le dessus, voici, tracées côte à côte, deux routes parallèles. L’une, d’étape en étape, aboutit à l’instruction intégrale uni­verselle ; l’autre, par des étapes correspondantes, à la communauté.

Sur les deux routes, au début, même mesure : des­truction des obstacles. Ils sont bien connus. Ici, l’ar­mée noire ; à côté, la conspiration du capital. L’armée noire, on l’évacue au-delà des frontières, besogne simple. Le capital est moins accommodant. On sait son procédé invariable : il fuit ou se cache. Après quoi, le capitaliste se met à la fenêtre et regarde tran­quillement le peuple barboter dans le ruisseau. C’est l’histoire de 1848. Le peuple a gémi, pleuré, mau­gréé, puis, se fâchant trop tard, a été bien battu et a repris ses fers. Ne recommençons pas.

Empêcher la disparition du numéraire, impossible ! Il n’y faut pas songer seulement. Mais les meubles, voire les immeubles ne peuvent ni se cacher ni fuir. Cela suffit. On court au plus pressé.

Dispositions immédiates

Dans l’ordre économique

Commandement à tous les chefs d’industrie et de commerce, sous peine d’expulsion du territoire, de maintenir provisoirement dans le statu quo leur situa­tion présente, personnel et salaire. L’État prendrait des arrangements avec eux. Substitution d’une régie à tout patron expulsé pour cause de refus.

Convocation d’assemblées compétentes, pour régler la question des douanes, celle des mines et des grandes compagnies industrielles, celle du crédit et de l’ins­trument d’échange.

Assemblée chargée de jeter les bases des associa­tions ouvrières.

Par le commandement aux patrons, le coup de Jarnac du capital serait paré. À la première heure, c’est l’essentiel. Les travailleurs pourront attendre ailleurs que dans le ruisseau les nouvelles mesures sociales.

 

Dans l’ordre politique

Suppression de l’armée et de la magistrature. Révocation immédiate des fonctionnaires moyens et supérieurs. Maintien provisoire des employés. Expul­sion de toute l’armée noire, mâle et femelle. Réunion au domaine de l’État de tous les biens meubles et immeubles des églises, communautés et congrégations des deux sexes, ainsi que de leurs prête-noms. Répé­titions à exercer contre les ennemis sérieux de la répu­blique, pour actes postérieurs au 24 février 1848. Annulation de toute vente de ces biens ou de toute hypothèque prise sur eux, depuis cette même date.

Réorganisation du personnel fonctionnaire. Plus de code pénal, ni de magistrature. Arbitres au civil, jurés au criminel. Peine proportionnelle à la faute, et tou­jours édictée par le jury, selon sa conscience, sans tarif obligatoire. Nature des diverses peines, seule formulée d’avance.

Formation d’une armée nationale sédentaire. Armement général des ouvriers et des populations républicaines.

Aucune liberté pour l’ennemi.

 

Ordre financier

Suppression du grand-livre de la dette publique. Commission pour le règlement de la Caisse d’épargne. Remplacement de toutes les contributions directes ou indirectes par un impôt direct, progressif, sur les successions et sur le revenu.

 

Instruction publique

Constitution d’un corps enseignant des trois degrés: primaire, secondaire et supérieur.

 

Gouvernement

Dictature parisienne.

L’appel précipité au suffrage universel en 1848 fut une trahison réfléchie. On savait que, par le bâillonnement de la presse depuis le 18 Brumaire, la province était devenue la proie du clergé, du fonc­tionnarisme et des aristocraties. Demander un vote à ces populations asservies, c’était le demander à leurs maîtres. Les républicains de bonne foi récla­maient l’ajournement des comices jusqu’à pleine libération des consciences par une polémique sans entraves. Grand effroi pour la réaction, aussi cer­taine de sa victoire immédiate que de sa défaite au bout d’un an. Le gouvernement provisoire lui a livré avec préméditation la République qu’il avait subie avec colère.

Le recours au scrutin le lendemain de la révolu­tion ne pourrait avoir que deux buts également cou­pables : enlever le vote par contrainte, ou ramener la monarchie. On dira que c’est là un aveu de minorité et de violence. Non ! la majorité acquise par la terreur et le bâillon n’est pas une majorité de citoyens, mais un troupeau d’esclaves. C’est un tribunal aveugle qui a écouté soixante-dix ans une seule des deux parties. Il se doit à lui-même d’écouter soixante-dix ans la partie adverse. Puisqu’elles n’ont pu plaider ensemble, elles plaideront l’une après l’autre.

En prévision des événements, déjà, les mielleux de la réaction brodent des homélies sentimentales sur cette antienne : « Il est bien malheureux que les par­tis ne cherchent dans la victoire que les représailles, au lieu d’y chercher la liberté.» L’antienne est fausse. En 1848, les républicains, oubliant cinquante années de persécutions, ont accordé liberté pleine et entière à leurs ennemis. L’heure était solennelle et décisive. Elle ne reviendra plus. Les vainqueurs, malgré de longs et cruels griefs, prenaient l’initiative, donnaient l’exemple.

Quelle fut la réponse ? L’extermination. Affaire réglée. Le jour où le bâillon sortira de la bouche du Travail, ce sera pour entrer dans celle du Capital.

Un an de dictature parisienne en 48 aurait épar­gné à la France et à l’histoire le quart de siècle qui touche à son terme. S’il en faut dix ans cette fois, qu’on n’hésite pas. Après tout, le gouvernement de Paris est le gouvernement du pays par le pays, donc le seul légitime. Paris n’est point une cité municipale cantonnée dans ses intérêts personnels, c’est une véritable représentation nationale.

Il importe au salut de la révolution qu’elle sache unir la prudence à l’énergie. L’attaque au principe de la propriété serait inutile autant que dangereuse. Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays, et ces résolutions ne peuvent sortir que de la diffusion générale des lumières.

Les ténèbres ne se dissipent pas en vingt-quatre heures. De tous nos ennemis, c’est le plus tenace. Vingt années ne suffiront peut-être pas à faire le jour complet. Les ouvriers éclairés savent déjà par expé­rience que le principal, on peut même dire le seul obstacle au développement des associations, est l’igno­rance. Les masses ne comprennent pas et se défient. Défiance trop légitime, hélas ! La race des vampires est toujours là, prête à recommencer l’exploitation sous de nouveaux masques. Les ignorants, par un instinct vague de ce danger, préfèrent encore la sim­plicité du salariat. Ils en savent par cœur les incon­vénients et les avantages. La complication les effraie. Rien d’aussi décourageant que de ne pas voir clair dans son jeu, quand la vie en dépend.

Néanmoins, les bienfaits manifestes de l’associa­tion ne tarderont pas à éclater aux yeux de tout le prolétariat de l’industrie, dès que le pouvoir tra­vaillera pour la lumière, et le ralliement peut s’ac­complir avec une extrême rapidité.

Autrement grave est la difficulté dans les cam­pagnes. D’abord, l’ignorance et le soupçon hantent beaucoup plus encore la chaumière que l’atelier. Puis, il n’existe pas d’aussi puissants motifs de nécessité et d’intérêt qui entraînent le paysan vers l’associa­tion. Son instrument de travail est solide et fixe. L’in­dustrie, création artificielle du capital, est un navire battu par les flots et menacé à chaque instant du nau­frage. L’agriculture a sous ses pieds le plancher des vaches qui ne sombre jamais.

Le paysan connaît son terrain, s’y cantonne, s’y retranche et ne redoute que l’empiètement. Le nau­frage, pour lui, serait l’engloutissement de sa parcelle dans cet océan de terres dont il ignore les limites. Aussi partage et communauté sont-ils des mots qui sonnent le tocsin à ses oreilles. Ils ont contribué pour une bonne part aux malheurs de la République en 1848, et servent derechef contre elle, depuis la nou­velle coalition des trois monarchies.

Ce n’est pas une raison pour rayer le mot commu­nisme du dictionnaire politique. Loin de là, il faut habituer les campagnards à l’entendre non comme une menace, mais comme une espérance. Il suffit de bien établir que la communauté est simplement l’as­sociation intégrale de tout le pays, formée peu à peu d’associations partielles, grossies par des fédérations successives. L’association politique du territoire fran­çais existe déjà. Pourquoi l’association économique n’en deviendrait-elle pas le complément naturel, par le progrès des idées ?

Mais il faut déclarer nettement que nul ne pourra jamais être forcé de s’adjoindre avec son champ à une association quelconque, et que s’il y entre, ce sera tou­jours de sa pleine et libre volonté. Les répétitions sur les biens des ennemis de la république seront exercées, à titre d’amende, par arrêt de commissions judiciaires, ce qui n’implique en rien le principe de propriété.

Il sera indispensable également d’annoncer que ces arrêts respecteront les petits et moyens propriétaires, attendu que leur hostilité, sans importance quand elle existe, ne mérite pas une représaille. Ce qu’il faut balayer du sol, sans hésitation, sans scrupule, ce sont les aristocraties et le clergé. À la frontière, marche !

Dans quels délais le communisme pourra-t-il s’ins­taller en France ? Question difficile. À juger par la disposition présente des esprits, il ne frapperait pas précisément aux portes. Mais rien de si trompeur qu’une situation, parce que rien n’est si mobile. La grande barrière, on ne le redira jamais trop, est l’ignorance. Là-dessus, Paris se fait illusion. C’est tout simple. D’un milieu lumineux, on n’aperçoit pas la région de l’ombre. Les journaux, les voyageurs racontent la province, ils ne sauraient la peindre. Il faut plonger dans les ténèbres pour les comprendre.

Elles couvrent la France par couches si épaisses qu’il semble impossible de les soulever. Sur un point unique le soleil, sur quelques autres à peine des aubes naissantes, de faibles crépuscules, partout ailleurs la nuit.

De là, pour nous, l’impossibilité de voir clairement la solution du problème social. Entre ce qui est et ce qui veut être, il existe une distance si prodigieuse que la pensée n’arrive pas à la franchir. Une hypothèse cependant donne la clé de l’énigme. Si chaque citoyen avait l’instruction du lycée, par quel procédé s’éta­blirait l’égalité absolue, moyen unique de concilier les impérieuses prétentions de tous ? Par le commu­nisme, sans une ombre de doute. Le communisme est la seule organisation possible d’une société, savante à l’extrême, et dès lors violemment égalitaire.

Que la soif de l’égalité soit le premier, le plus irrésis­tible effet de l’instruction, il suffit, pour s’en convaincre, de jeter les yeux autour de soi et sur soi. Qui, parmi les gens éclairés, voudrait souffrir une prédominance quelconque, s’il n’y était contraint par la force? L’ha­bitude de cette contrainte donne l’habitude de la rési­gnation. On n’y songe même pas, ou si l’on y songe, c’est avec ce haussement d’épaules, geste éloquent de l’impuissance.

Or qu’est-ce que la force brutale ? C’est l’igno­rance, par la grâce du hasard, aux ordres du pre­mier venu, l’ignorance embrigadée, tremblante et soumise, instrument à la fois et victime de la vio­lence. Plus d’ignorants, plus de soldats ! Toute pré­potence est anéantie. Qui pourra régenter son voisin ou vivre à ses dépens ? L’égalité sera la première loi. La fraternité et la liberté deviendront ses compagnes naturelles, toujours par nécessité. Le communisme sera certainement la forme obligée d’un tel ordre social, car, seul, il résout, d’après le sens commun, tous les problèmes économiques.

Voilà justement aussi pourquoi il ne saurait être la forme de la société présente. Il n’est compatible qu’avec l’universalité des lumières et nous n’en sommes pas là. Les tentatives prématurées pour l’implanter dans un milieu réfractaire n’enfanteraient que désastres. En 1848, la majorité des ouvriers a mal accueilli l’éga­lité des salaires, peu conciliable en effet avec une ins­truction bornée.

L’association, cette mère future du communisme, n’en est encore qu’à la première période de gesta­tion. Elle maintient ses adhérents sous le régime de l’échange, par conséquent de l’individualisme. Nul ne la consentirait plus étroite. Rien n’est mûr pour de si profondes transformations. Jusqu’ici, la com­munauté n’a donné d’elle au monde qu’une mani­festation hideuse, le cloître. Celle de l’avenir sera la liberté. Un chemin est sec et ferme par le froid comme par le chaud. Entre les deux, il y a le dégel.

On a osé, à Paris, en pleine réunion publique, reprendre contre les déclassés les diatribes du coup d’État. On a osé dire qu’une société de savants ne serait pas viable, et qu’on doit lui préférer une société d’abrutis. Se plaindre qu’il y ait trop d’hommes ins­truits, alors que la nation est esclave par ignorance, n’est-ce point le langage des ennemis du peuple ? Ils le sentent si bien que leur tactique s’enveloppe de gros compliments. Ils dorent la pilule avec une fla­gornerie, en prêchant aux prolétaires que les habi­letés de la main valent les puissances du cerveau. Les travailleurs dévoués à l’émancipation des masses connaissent bien tout le poison de cet encens. Ils savent trop que ni la force, ni l’adresse ne sont l’in­telligence, et que l’auteur de tel chef-d’œuvre indus­triel peut être en même temps une dupe aveugle.

Voyez l’Inde et la Chine. L’Europe n’a jamais pu égaler les Hindous dans le tissage du cachemire. Comme artistes, comme artisans, les Chinois sont au moins nos rivaux. Et cependant quelle dégradation! Pourquoi? La pensée est absente.

Combien d’animaux même se montrent les émules, sinon les supérieurs de l’homme dans la manipula­tion de la matière ! Certains nids d’oiseaux sont d’in­imitables chefs-d’œuvre. Quels plus merveilleux ouvriers que l’abeille et l’araignée? L’abeille juxta­pose ses tubes hexagones avec une précision géo­métrique que nous ne pourrons jamais surpasser. L’araignée défie la science du mathématicien et tout l’art du tisseur, dans les mille calculs qui savent nouer ses fils et adapter ses toiles aux emplacements les plus divers. Deux simples insectes pourtant!

Non! ce n’est pas la dextérité manuelle, c’est l’idée seule qui fait l’homme. L’instrument de la délivrance n’est point le bras, mais le cerveau, et le cerveau ne vit que par l’instruction. L’attaque à cette mère nour­rice de la pensée est un attentat contre l’être pen­sant lui-même, un crime social.

L’estomac ne peut supporter l’abstinence. Le cerveau s’y habitue aisément, au contraire. Plus il pâlit, moins il ressent le besoin. L’excès de privation ne lui donne pas l’avidité, mais le dégoût et la fatigue de la nourri­ture. Il ne sent pas son mal, il s’y complaît même, et s’abandonne volontiers aux langueurs de cette léthar­gie. Si le jeûne de l’estomac cause la mort physique, celui du cerveau amène la mort intellectuelle. Il ne reste que des brutes satisfaites de croupir dans une vie pure­ment bestiale. C’est ainsi que, par une atrophie savante des facultés de l’âme, la tyrannie sait arriver à l’ex­tinction morale d’un peuple, et le raye en quelque sorte de l’humanité. Une nation peut pardonner à ses oppres­seurs la servitude, les prisons, les supplices, la misère, la faim, toutes les violences, toutes les calamités, toutes les douleurs, mais l’attentat sur son cerveau, mais l’étouffement de son intelligence, jamais, jamais, jamais! Pour un tel forfait, point de pardon possible !

Laissons donc là les billevesées, les programmes fan­taisistes, les querelles de mots et de formes. Le salut du peuple est dans l’instruction. C’est le cri universel.

De la lumière ! De la lumière ! L’ennemi n’en veut pas, lui. Il s’épuise en efforts désespérés pour nous refouler dans le Moyen Âge. Qui ne se rappelle ces paroles mémorables de Montalembert à la tribune législative de 1850 : «Deux armées sont en présence, l’armée du bien et l’armée du mal. L’armée du bien, 40 000 curés ; l’armée du mal, 40 000 instituteurs »?

Eh bien ! ces deux armées aujourd’hui n’en font plus qu’une. L’appel de Montalembert a été entendu. Qu’on ouvre Le Moniteur après le coup d’État, on y trouvera l’exécution littérale de son programme : les collèges partout remplacés par des jésuitières ; les instituteurs traqués comme des bêtes fauves ; les ana-thèmes contre le déclassement, ce qui veut dire contre l’instruction du pauvre ; l’enseignement primaire réduit au catéchisme ; dans les lycées, la suppression de la philosophie, et la bifurcation ou plutôt l’étran­glement des études ; les jeunes générations livrées au clergé ; partout une guerre à mort aux lumières, partout la race du capital appelant à grands cris le prêtre et les ténèbres au secours de son omnipotence en péril.

En ces jours néfastes, qui aurait pu retenir ses larmes devant le déchaînement de toutes les perver­sités contre la pensée humaine ! Quelle conscience de leur crime dans un tel acharnement ! Oh ! s’il leur eût été donné d’emporter la France loin, bien loin, au sein des plus reculés océans, avec quelle volupté de rage ils auraient anéanti tous les monuments de l’esprit humain, la lettre moulée elle-même et jus­qu’au nom de l’imprimerie !

Malheureusement pour eux, si on transporte les citoyens, le sol reste en place, et comme, au milieu du monde civilisé, l’intelligence seule fait la véritable force, nos triomphateurs allaient périr bientôt par leur propre victoire. Il a fallu s’arrêter sous peine de mort, et ne pas détruire complètement les fonctions du cerveau. Mais quelles ruines, déjà ! Et nous ne sommes pas au bout. La triade Sabre-Écu-Goupillon, toujours souveraine, ne peut se maintenir que par la violence et l’abrutissement. Le suffrage universel, son misérable esclave, marche au scrutin, tenu au collet par le gendarme et le prêtre, avec le capital qui l’es­corte, le pied au derrière.

Comment s’en étonner? L’ignorant est à peine un homme, et on peut le mener comme un cheval, avec la bride et l’éperon. Le dresser au travail et à l’obéis­sance, c’est l’unique préoccupation du maître. Si l’on veut connaître à fond les rêves du conservatisme, qu’on étudie son langage et ses œuvres, après le coup d’État, alors que, tenant le peuple sous ses pieds, il avait levé le masque et se croyait dispensé de ménagements. Suppression immédiate des écoles normales où se formaient de vrais instituteurs. Il faut lire les déblatérations furieuses de l’époque contre ces «pépinières de boute-feux et d’empoi­sonneurs de jeunesse ». Discours officiels, journaux, sermons proclament à l’envi qu’on ne doit apprendre aux enfants du peuple que le catéchisme et un métier, que tout autre enseignement est une source perpé­tuelle de révolte, une calamité publique. C’est par­tout un déchaînement de blasphèmes contre l’instruction qui allume l’envie des masses et les pré­cipite sur la société ; une tempête d’imprécations à l’adresse des déclassés, ces ennemis de tout ordre social, ces fauteurs de bouleversements.

Quand on voit reparaître aujourd’hui, jusqu’au sein des assemblées populaires, les attaques au déclas­sement, la guerre à l’instruction gratuite et obliga­toire, il n’est pas difficile de deviner, sous son faux nez socialiste, l’intrigue clérico-féodale. En creusant le projet des écoles professionnelles, on retrouverait aisément le venin de 1852, cette idée fixe d’incarcé­rer le travailleur dans un métier et d’en revenir par ce chemin au système des castes.

Il faut le dire bien haut, les écoles professionnelles, telles que beaucoup de gens les préméditent, ne seraient que des séminaires de Chinois. Péril d’au­tant plus grave qu’il revêt une forme flatteuse. On veut conduire par la vanité à l’abâtardissement et à l’immobilisme. Gutenberg et Voltaire ont été bien autrement utiles à l’humanité que le plus habile arti­san. Ce n’est point d’ailleurs le talent, c’est le capi­tal qui opprime. La capacité, sans l’argent, n’est un danger que pour la tyrannie.

Tel ouvrier de la pensée est souvent plus besogneux que le moindre ouvrier de la matière. Qu’est-ce que les déclassés, sinon les parias de l’intelligence ? On ne les insulte que parce qu’ils sont pauvres. Dès qu’ils ont des écus, ils cessent d’être des déclassés et mon­tent au premier rang. Quelle meilleure preuve que la fortune seule, et non le mérite, classe les individus dans notre ordre social ?

Une foule de savants vivent et meurent pauvres, après avoir rendu des services ignorés. Ils avaient le savoir. Ils manquaient du savoir-faire, qui seul enri­chit. Le savoir-faire, ce suçoir du vampire, est le souverain maître de notre cruelle société. Malheur à ceux que la nature a oublié d’en pourvoir ! Ils ser­viront de pâture à la science-reine, la science de l’exploitation.

Des milliers de gens d’élite languissent dans les bas-fonds de la misère. Ils sont l’horreur et l’effroi du capital. Le capital ne se trompe pas dans sa haine. Ces déclassés, arme invisible du progrès, sont aujour­d’hui le ferment secret qui gonfle sourdement la masse et l’empêche de s’affaisser dans le marasme. Demain, ils seront la réserve de la révolution.

 

  1. Source: MF, 196-229.