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Fatal, fatalisme, fatalité (28 Juillet 1868)

[239] Fatal, fatalisme, fatalité,… mots qu’il importe de bien définir, sous peine de tomber dans la confusion et la niaiserie.1 

La Fatalité est-elle le gouvernement de l’univers par des lois éternelles et immuables, inhérentes à la matière elle-même et indépendantes de tout caprice personnel ? Quoi de plus évident ? Le contraire serait le chaos. La pensée elle-même, dans ses plus fantasques évolutions, demeure l’esclave de la force qui engendre ses phénomènes. Ainsi entendu, le fatalisme, c’est le sens commun.

Mais, par Fatalité, entend-on la nécessité inéluctable de tout événement, grand ou petit, tel qu’il s’est réalisé ? Est-ce, en un mot, la consécration de la formule musulmane : « C’était écrit » ? Les hommes, voire les peuples, ont-ils une étoile ? Napoléon croyait à la sienne. Elle l’a conduit à Sainte-Hélène. Du reste, ce n’est pas ce qu’elle a fait de pis.

Ce fatalisme-là est une maladie mentale des plus dangereuses, capable de perdre les nations aussi bien que les individus. Il faudrait en rire, si elle ne donnait tant à pleurer. Pas d’ineptie qui touche de plus près au crétinisme. Tout est fatal. Ce qui arrive devait arriver, car c’est arrivé. Pourtant, un grain de sable pouvait-il modifier le cours des choses ? Non ! Le grain de sable ne se rencontre point, parce qu’il ne devait pas se rencontrer. C’était écrit.

On fabrique ainsi de la fatalité à discrétion. Je vais me moucher de la main gauche, et non de la main droite… Voilà ! Eh [240] bien, il était fatal qu’en dérision de la Fatalité, je changerais mon mouchoir de main. Prendrai-je ou non ma canne pour sortir ? Si je la prends, l’affirmative était fatale, et si je ne la prends pas, non moins fatale la négative. « — Pile ou croix ? — Croix ! — C’est pile. J’ai gagné. C’était fatal. Il eût été aussi facile à l’univers de s’effondrer qu’à la pièce de tomber croix, puisqu’elle devait tomber pile. » Qu’un acte soit le résultat de la volonté ou l’effet du hasard, il est également l’œuvre du destin. C’était écrit.

            Ceci n’est que burlesque. Mais bientôt le sérieux s’en mêle… Une bataille perdue ?… Fatal ! … La liberté détruite ? Fatal encore… Le sang versé à flots, les villes en flammes, une nation anéantie ?… Fatal, toujours Fatal ! Pas une larme à verser. Pas un mot à dire. Personne n’y pouvait rien. C’était la marche inévitable de l’Humanité, et comme au demeurant, l’Humanité progresse, tout est pour le mieux. Si elle se casse une cuisse en chemin et geint sur son grabat un millier d’années, qu’importe ? La cuisse cassée entrait dans les nécessités de son développement. Et, après tout, qu’est-ce que trente générations sacrifiées ? Moins que rien. La nature soigne l’espèce et s’inquiète peu des individus.

À la bonne heure. Mais comme il s’agit ici d’une théorie qui érige le fait en droit et légitime tous les crimes couronnés du succès, avant de répéter avec elle : « Le brigand qui triomphe est un héros, le juste qui succombe un coquin ou un niais », il est bon de demander à cette théorie ses passeports scientifiques et de les vérifier de près. S’ils sont en règle, si tant d’iniquités et de catastrophes rentrent en effet dans les fatalités de la nature, il faudra courber la [241] tête avec tristesse devant ce terrible oukase, sous peine des maux plus grands encore qui puniraient toute résistance à la nécessité. Par contre, il n’y aurait pas assez de huées pour châtier une pantalonnade travestie en arrêt du destin. Vérifions.

Des cerveaux mal plissés, confondant les deux fatalismes, celui du bon sens et celui de l’absurde, en sont venus à croire que les affaires humaines sont entièrement régies par les mêmes lois fixes qui président à la vie générale de l’univers.

Nul doute, il est vrai, que la pensée ne soit fatalement un produit de la substance nerveuse. Mais elle varie suivant les modifications de cette substance, modifications qui dépendent de nous dans une large mesure et nous donnent par là voix au chapitre. L’homme a donc le pouvoir d’intervenir dans ses destinées, et depuis son apparition sur la terre, il a usé de cette faculté avec un succès proportionnel à la réaction de la pensée sur l’organisme cérébral.

Des millions d’intelligences, diverses d’aptitudes, sont constamment aux prises sur le champ de bataille de la vie. Que peut-il y avoir de commun entre les forces immanentes et immuables de la matière, et ce tourbillon confus de volontés, plus mobiles que l’onde, dont le conflit perpétuel lance à tort et à travers les masses humaines dans mille directions divergentes ? Une de ces volontés ne suffit-elle pas quelquefois à maîtriser la plupart des autres, tandis qu’elle demeure elle-même à la merci d’une seule inimitié, sans compter les accidents ?

Trois hommes, Çâkya-mouni,2 Jésus, Mahomet, ont coulé notre espèce presqu’entière dans un triple moule qui persiste [242] depuis des milliers d’années. Leur intervention faisait-elle donc partie obligée du mouvement universel ? Non. Un individu ne tient jamais qu’à un fil. Une fluxion de poitrine, un coup de soleil sur la tête, un coup de poing dans l’estomac, des incidents futiles auraient pu changer l’histoire de l’Humanité, sans troubler en rien l’ordre invariable qui gouverne le monde. Le hasard n’est point la fatalité, c’est tout l’opposé.

À chaque minute, à chaque seconde, le genre humain se trouve en présence de mille routes inconnues, également ouvertes devant lui. Un pas fait sur l’une d’elles l’écarte à jamais de toutes les autres. Ce pas est-il fatal ? — Oui, dit le Fatalisme idiot. — Non ! réplique le Fatalisme sensé. Car les hommes ne sont point des végétaux, dont le développement est l’œuvre exclusive de forces aveugles et indifférentes de la matière. Certes, ils en dépendent aussi, et beaucoup, de ces forces, mais non pas uniquement. Ils ont leur part d’action personnelle, au moyen de l’intelligence et de la volonté. Ne pas se saisir de cette part serait faillir à l’organisme qu’ils tiennent de la nature, et qui les pousse, mais par eux-mêmes, vers le perfectionnement. Cette défaillance les refoulerait aussitôt sur le sentier des races qui perdent pied et vont disparaître.

Ainsi arrive-t-il de peuples qui se laissent glisser aux bras du Fatalisme stupide, dont la voix ne chante que la note de l’inertie et de la résignation. Qu’il est doux de s’abandonner, dans les serres chaudes du despotisme, aux langueurs de l’asphyxie, tandis qu’un souffle léger murmure à l’oreille : « La marche du progrès est fatale, irrésistible ! Rien ne peut l’arrêter. Pourquoi se fatiguer à la poursuite d’un bien qui viendra tout seul ? Laissons-nous mollement porter par le courant [243] qui berce nos rêveries. » — Ce courant-là porte au cimetière.

Rien de si pernicieux que cet opium du progrès quand même, le fléau de notre siècle. Les vertus fortifiantes et consolatrices dont le gratifient ses dévots ne consolent que la sottise et ne fortifient que la lâcheté. C’est le prétexte favori des défaillances. « À quoi bon pousser à la roue, puisqu’elle tourne d’elle-même ? »

Idée néfaste, cadeau, comme tant d’autres, du spiritualisme. Ah, qu’il est bien toujours chrétien ! Chaque fois qu’il s’avise de toucher à la Fatalité, c’est pour changer les hommes en mécaniques. Mais l’histoire cingle sans relâche de ses démentis l’optimisme béat de cet empoisonneur.

Pour ne citer que quelques exemples, le 18 Brumaire a retardé de cent ans la marche de l’esprit humain, au grand crève-cœur de trois ou quatre générations qui n’auront pas vu la terre promise. Le 18 Brumaire est-il un progrès ?

La plaie hideuse, ouverte par l’islamisme, continue à saigner et saignera longtemps encore. L’islamisme est-il un progrès ?

La race blanche a traversé, sans en mourir, dix-huit cents ans de peste chrétienne. Doit-elle sa convalescence à ce fléau, parce qu’il n’a pas réussi à la tuer ? Le christianisme est-il un progrès ?

Mille obstacles barrent chaque jour le passage à la civilisation. Deviennent-ils ses remorqueurs, parce qu’ils sont impuissants à la refouler ? Dans ces luttes sans trêves, l’ennemi inflige au moins de très longs arrêts, périodes de souffrance et de désespoir. Faudra-t-il célébrer comme des victoires ces cruels ajournements qu’un peu plus de courage nous aurait épargnés ?

[244] Oui, l’Humanité accomplira peu à peu sa traversée sur l’océan des âges. Mais que d’ouragans viennent l’assaillir et la rejeter loin de sa route ! Que d’écueils où elle reste échouée misérablement pour des siècles ! Ces ouragans sont-ils des vents alizés, et ces écueils des ports de relâche ? N’est-ce point un crime de promettre à l’équipage un itinéraire paisible et sûr, la brise en poupe, et de l’endormir ainsi par la sécurité, dans une indolence funeste, alors que la vigilance et l’énergie de la manœuvre auraient su tourner les récifs et dominer les tempêtes ?

Déplorable aberration ! Non, rien de ce qui est humain n’est fatal, parce que si les cellules nerveuses déterminent fatalement la pensée, la pensée à son tour modifie les cellules nerveuses et leurs produits ; parce que la réaction mutuelle et continue de millions d’intelligences et de volontés provoque un immense courant de transformations et pousse l’organisme cérébral de l’espèce entière dans une voie de perfectionnement, indiquée au jour le jour par l’expérience.

Un peuple est bien plus maître de sa destinée qu’un individu. Car la fatalité organique pèse d’un tout autre poids sur l’être isolé que sur la collectivité. Ici, les innombrables antagonismes personnels dégagent et facilitent la liberté d’action. Si un homme dispose difficilement de son sort, celui d’une nation dépend d’elle-même. Sauf le cas de conquête par une force écrasante, elle est presque toujours responsable de ses malheurs. Encore une fois, les choses humaines relèvent de la pensée, et par sa réaction sur l’encéphale, et par le choc des intelligences entre elles. Ce n’est donc point la fatalité qui les gouverne. La doctrine du progrès quand même est une puérilité et une abdication.

[245] Le fatum3 antique n’a jamais revêtu cette forme à la fois grotesque et meurtrière. Il inspirait l’effroi, non l’enthousiasme, et loin de placer en lui leur espoir, les anciens n’en attendaient que calamités. Réagir contre sa malfaisance et se dérober à ses coups par une activité fiévreuse, c’était toute leur préoccupation. Auraient-ils pu soupçonner que ce tyran si odieux serait proclamé un jour le bienfaiteur et le factotum de l’espèce humaine ?

Déjà médiocrement aimable sous la livrée païenne, le Fatum a tourné à l’atroce dans les dogmes chrétiens. Du moins, chez les polythéistes, il était aveugle et sourd, inconscient de ses actes, dès lors irresponsable. Au contraire, Dieu unique, qui l’a remplacé, est une intelligence libre, agissant dans la plénitude de la volonté, infini et éternel. Son existence n’est asservie ni au temps ni à l’espace. Pour lui, le passé, le présent, l’avenir se confondent. L’Éternité toute entière n’est qu’un point, en permanence devant sa pensée — ainsi parle la théologie. Comprenne qui pourra. Mais ce n’est pas la question.

Puisque Dieu embrasse l’Éternité d’un regard, il connaît chaque chose avant qu’elle n’arrive, et elle n’arrive que par son ordre. Tout est dès lors fixé d’avance, et la liberté anéantie. On a beau dire que l’homme a le discernement du bien et du mal, avec la faculté de choisir. Son choix est prévu et arrêté avant même l’origine des temps. Il ne peut en faire un autre. Sa prétendue liberté n’est qu’une dérision. Elle est incompatible avec la prescience divine. Le très-haut a donc créé des milliards d’êtres pour souffrir. Car, avant de les créer, il les [246] voyait déjà au milieu des supplices. Ne pouvait-il les laisser dans le néant ? Est-il, lui aussi, l’esclave de la fatalité et obligé de mettre au monde ceux qu’il sait réservés à d’affreux tourments ? Mais alors il ne serait plus le Dieu qu’on nous dépeint, ce maître absolu dont la volonté est l’unique raison d’être de tout ce qui est.

Le Fatum, transformé en Providence, devient ainsi une monstruosité. La toute-puissance faisant le mal avec préméditation, pour le plaisir de le faire, c’est l’idéal de l’horrible. Heureusement un pareil monstre n’existe pas. Ce n’est qu’un fantôme né de la dépravation en délire.

Les prêtres, aujourd’hui si arrogants zélateurs du libre arbitre, enseignent donc une religion qui en est la négation absolue. Il est vrai qu’ils s’efforcent de nier cette négation et prétendent concilier la prescience de Dieu avec la liberté de l’homme. Mais leurs misérables subtilités, fussent-elles des arguments solides, les avanceraient peu. Le christianisme, en effet, ne s’est pas borné à la destruction implicite du libre arbitre par la prescience divine. Il l’a officiellement supprimé en adoptant la doctrine de la prédestination, cette œuvre de Saint-Augustin, le grand docteur et l’oracle de l’Église.

On sait que le péché originel a voué le genre humain tout entier aux flammes éternelles, et que Dieu, dans un bon moment, a voulu nous racheter de la faute et de la punition par le sacrifice de son propre fils. On se demande d’abord comment l’Éternel, pour qui le temps n’existe pas, a pu simultanément décréter la damnation de notre espèce et sa rédemption, et maintenir néanmoins un grand intervalle entre ces deux actes. Mais ne fourrons pas le nez dans l’imbroglio [247] de la théogonie chrétienne et bornons-nous à poursuivre notre analyse.

Tous les hommes ne participent point à la Rédemption par le sang du Christ. Avant tout, il faut avoir reçu le baptême, et parmi les baptisés encore, « s ‘il y a beaucoup d’appelés, il y a peu d’élus », phrase de sermon, qui sens le fagot, soit dit en passant, car il n’y a point d’appelés. Dieu, dès l’origine, a choisi tous les élus par un acte spécial de sa bonté. Ils ne doivent point leur salut à leurs bonnes œuvres, mais uniquement à la faveur divine qui a prédestiné les uns au bonheur céleste, les autres à la géhenne.

Telle est la doctrine de la prédestination et de la grâce. L’homme n’influe en rien sur son propre sort. Il ne peut pas mettre un atome dans la balance. Dieu seul fait tout. Il perd ou sauve à sa fantaisie. Chaque individu, jouet passif de sa miséricorde ou de sa colère, est voué au ciel ou à l’enfer, non pas seulement avant sa naissance, mais avant celle des siècles. Que reste-t-il du libre arbitre ?4

Ce dogme farouche de la grâce, repris avec une rigueur plus sauvage encore par le calvinisme, demeure le fondement de la majeure partie des sectes protestantes. Qu’on s’étonne ensuite des forfaits d’une religion qui a pour base l’anéantissement de toute idée de justice ! Mais la prescience divine et la prédestination ne provoquent plus désormais que le rire du mépris. Laissons dormir du sommeil éternel, au côté du vieux destin, ces deux sinistres représentants de la fatalité chrétienne.

[248] La question du libre arbitre qui surgit de nos jours n’a guère de commun que le nom avec les vieilles balivernes scolastiques. Les problèmes qu’elle pose sont aussi sérieux que les thèses religieuses étaient bouffonnes, et dans la solution, la mansuétude a remplacé la barbarie. La religion concluait sans merci à la responsabilité et au châtiment de l’innocence. La science conclut en principe à l’irresponsabilité du coupable lui-même, et en pratique, au soin de sa guérison.

Il ne s’agit plus de disputer si la liberté morale est compatible avec l’idée d’un Dieu qui créé l’homme, en le voyant d’avance dans les flammes, qui fait sur son crible divin le triage des uns pour une éternité de béatitude, des autres pour une éternité de souffrances, sans attendre seulement qu’ils soient nés. Nous sortons des hallucinations du mysticisme pour rentrer dans la réalité vivante.

Il s’agit de savoir si les actions de l’homme dépendent de son organisme ou de sa volonté, et si la volonté n’est pas également un résultat de l’organisme. Disons d’abord qu’un impérieux devoir commande d’étudier le problème en lui-même, d’après la méthode scientifique, sans se préoccuper de ses conséquences sociales, dont l’appréciation à priori est toujours arbitraire et intéressée. Il est odieux de repousser par des fins de non-recevoir les décisions de l’expérience, et d’opposer à la vérité le veto du préjugé. Le parti pris, en ces matières, serait une forfaiture. Si la science a des données suffisantes pour rendre son jugement, ce jugement s’impose aussitôt, et c’est alors le cas de [249] dire ici, avec un peu plus d’autorité qu’on le dit ailleurs : « Il y a arrêt. » Contre cet arrêt suprême, nulle considération ne saurait prévaloir. Il ne peut y avoir ni appel, ni cassation, sous prétexte d’inconvénient ou de péril.

Quand la découverte de Copernic condamnait à mort une religion maîtresse du monde, cette religion n’avait plus qu’à mourir. Contre la démonstration, ni recours ni ressource. Le jour où la science réprouve l’organisation d’une société, la société n’a pas le droit de révolte. Elle n’a que le devoir d’obéir et de se réformer. Prétendre que, dans une lutte entre les lois de la nature et celle d’un pays, la nature doit perdre son procès, c’est pis que de la démence, c’est un suicide. Rien n’éclaire d’une plus vive lumière les défauts d’un ordre social que la révélation de son antagonisme avec l’ordre physique. Il n’est que temps alors de se remettre dans le droit chemin et de suivre le guide qui ne trompe jamais. Mais à quoi bon ce préambule ? Il serait vraiment curieux d’avoir à prendre des mitaines pour mettre en doute le libre arbitre devant des Chrétiens. N’est-ce point même un scandale de les voir s’en poser les défenseurs ? S’est-il jamais rencontré si plaisante édition de la paille et de la poutre dans l’œil ?

Comment ! Ils ne cessent de nier le libre arbitre, et par la prescience divine, et par le péché originel, et par la grâce, en un mot, par leur dogmatique entière ! Ils le nient à chaque minute, en déclarant la Providence directrice unique des événements d’ici-bas. Suivant eux, tout est l’œuvre exclusive de cette Providence. Les [250] hommes ne sont que les exécuteurs aveugles et inconscients de ses volontés. La langue regorge de locutions, passées à l’état de clichés, et qui attestent avec emphase cette omnifaisance céleste.5 Le Doigt de Dieu, par exemple, si on en faisait la cueillette dans les discours et dans les livres, formerait à lui seul une bibliothèque.

M. Jules Favre disait naguère, au bruit des applaudissements (4 juillet 1868 ) : « L’homme est toujours dirigé par une puissance mystérieuse et souveraine, dont il lui est impossible de comprendre les desseins, qui conduit la faible créature, en dépit de sa prudence, de ses efforts, de son courage, à des résultats imprévus », etc.

N’est-ce point là du Fatalisme musulman, du Fatalisme effréné ? Assurément, ce n’est pas la peine d’avoir de la prudence et du courage, ni de s’épuiser en efforts, pour aboutir à ces divines mystifications. Autant vaut de croiser les bras et laisser la puissance mystérieuse et souveraine jouer toute seule de sa boîte à secrets. Du moins on ne lui servira pas de plastron, et on ne sera ni sa victime, ni sa dupe. Vraiment, quand elle parle fatalité, la physiologie a une autre tenue, et ne débite pas de ces plates et dégradantes formules.

Et ces gens-là s’écrient ensuite avec des airs de la fin du monde : « Savez-vous ce que c’est que le matérialisme ? [251] C’est l’ir-res-pon-sa-bi-li-té ! » Qu’est-ce donc alors, je vous prie, que le spiritualisme ? Qu’est-ce que ces aphorismes sacrosaints, ces dictons admiratifs : « L’homme propose et Dieu dispose ! — L’homme s’agite et Dieu le mène. — Gesta dei per Francos »,6 etc. ? Si ce n’est la négation complète de toute liberté matérielle et morale, et par conséquent l’ir-res-pon-sa-bi-li-té ?

Peut-il être responsable, l’humble mortel qui s’agite et que Dieu mène à mal ? Étaient-ils responsables les Francs, simples outils de l’Eternel ? Pas autrement que leurs lances et leurs épées. Toutes machines, l’une portant l’autre, rien de plus.

D’après M. Jules Favre, c’est bien certainement la mystérieuse Providence qui a dirigé avec tant de vigueur le bras de Troppmann à Pantin, et l’a mené de là au Havre se faire prendre comme un sot. Elle avait résolu, dans ses décrets impénétrables, d’envoyer la famille Kinck sous le couteau de Troppmann, puis Troppmann à la guillotine. Il a été impossible aux acteurs aveugles de cette tragédie de comprendre les desseins qui les conduisaient tous à l’abattoir. Aimable colin-maillard en vérité, et gracieux passe-temps pour les loisirs divins !

Pourquoi les assassins prennent-ils des avocats devant la cour d’assise ? Leur défense serait bien facile et bien simple : [252] « Dieu l’a voulu. Il m’a choisi pour exécuteur machinal de ses décrets. Ce n’est pas ma faute. Pouvais-je lui résister ? » Rien de plus conforme à la doctrine orthodoxe de l’Église et de l’État. Qu’opposer à cet argument ? Des chicanes, des réclamations, des injures, et finalement, une condamnation ab irato qui ne prouve rien, si ce n’est l’orgueil, la confusion et la colère du juge. Or, la violence n’est ni la vérité ni le droit. L’accusé invoque les principes professés par la société elle-même, l’omnifaisance de Dieu, l’homme agent passif de la Providence. Le tribunal lui réplique par le libre arbitre et la responsabilité. Tirez-vous de ce tohu-bohu.

Évidemment, dans le système chrétien, il n’existe qu’une responsabilité, celle de Dieu, puisque les hommes ne sont que les instruments involontaires de ses desseins. Seul, il inspire tout, dirige tout, manipule tout. Il est donc réellement l’auteur de tout, du bien comme du mal, dès lors aussi seul responsable. Or, voyez un peu. C’est lui précisément qui punit. Et de quoi ? De ce qu’il a fait faire, autrement dit, de ce qu’il a fait lui-même. Le criminel châtie l’innocent de ses propres crimes. La belle morale !

[253] Le spiritualisme ne l’entend pas ainsi, comme de raison. Il tient fort à la Providence et fort peu à la logique. S’il a inventé l’omnifaisance divine, c’est pour la gloire et non pour la diffamation de son Fétiche. Le Roi du Ciel naturellement est encore plus impeccable que les rois de la terre. Or il est bien connu que les monarques, dans leurs états, ont toujours l’honneur, jamais la responsabilité. Tout le bien se fait par eux, tout le mal, au contraire, malgré eux et contre eux. C’est de droit. Diable ! Ne mêlons point les attributions. Le genre humain sait trop, par expérience, le respect qui est dû à la force.

Voilà pourquoi on va répétant, d’un ton dévot, ces innombrables formules qui font de l’homme un pantin dont le bon Dieu tire les ficelles. On ne s’empresse pas moins, en même temps, de décerner à ce pantin la plénitude de sa liberté, pour qu’il reste justiciable de la potence et de l’enfer. Au très-haut toutes les gloires de l’omnifaisance, et jamais ni les hontes ni les crimes. Peu importe la contradiction ! Le spiritualisme est sans gêne et n’y regarde pas de si près. Le bras séculier l’a toujours dispensé du sens commun. Il se tient quitte avec des flagorneries et des génuflexions : « Dieu auteur et source de tout bien ! — Dieu, la souveraine bonté et la souveraine justice !», etc. Voir aux litanies. Elles sont longues. Malheureusement, les oremus ne sont pas des raisons.

En revanche, quand le matérialisme vient dire et prouver que l’homme n’est le jouet de personne, qu’il dépend uniquement de la conformation de son cerveau, mais avec pouvoir de réagir sur l’organe pour l’améliorer ; quand il démontre que cette [254] faculté de perfectionnement est un caractère spécial de notre race, de toutes parts il s’élève des cris d’épouvante et de malédiction, parce que la science conclut en montrant des infirmités à guérir, plutôt que des fautes à punir. Les béats fatalistes de tout à l’heure hurlent maintenant au Fatalisme, et invoquent avec furie le libre arbitre.

            Ce n’est pas, certes, par amour de Dieu et de l’âme immortelle. Au fond de ces colères il y a l’infaillibilité en révolte : « Eh quoi ! Nous tromper, nous !! » murmurent, frémissants, les dispensateurs souverains de la vie et de la mort. « Nos arrêts ne seraient pas la justice absolue ! Blasphème et anarchie ! »

Elles ne datent pas d’aujourd’hui, les clameurs contre l’indulgence pénale. L’histoire nous a transmis les plaintes et les gémissements arrachés aux magistrats par l’abolition des tortures. Alors aussi, sans la roue et le chevalet, la société devait périr. De ces souvenirs lugubres que reste-t-il ? L’horreur des tourments et la haine contre les tourmenteurs, haine à peine mitigée par cette circonstance atténuante : « Ils n’avaient point leur libre arbitre. Leur constitution cérébrale était viciée à la longue par l’insensibilité et l’orgueil, ces deux maladies endémiques de leur métier. »

Malheur aux nations affligées de magistratures inamovibles, ou pis encore, héréditaires ! Quoi de si commode aux méchants instincts que de se donner carrière en toute sécurité, à l’ombre des plus saints prétextes ? La nature n’a pas le préjugé du rang et loge au hasard les plus tristes penchants sous l’hermine, comme les plus nobles sous les haillons. Or, les penchants font l’homme, car ils sont le résultat de son organisation.

[255] La Physiologie démontre, 1° : que l’âme qui constitue la personnalité vivante est simplement l’ensemble des activités cérébrales ; 2°, que ces activités ont pour manifestations des phénomènes désignés en langage usuel par divers mots, d’un sens plus ou moins précis : sensations, mouvements, instincts, sentiments, caractère, esprit, pensée, intelligence, volonté ; 3°, que ces phénomènes sont le produit des cellules nerveuses, et qu’à un instant quelconque de la vie, depuis la naissance jusqu’à la mort, ils dépendent rigoureusement de l’état de l’encéphale, au triple point de vue de la conformation, du développement et de la santé.

Par conformation, on entend les dispositions congéniales et les proportions relatives des différentes parties de l’organe ; par développement, sa croissance et son déclin ; par santé, son état normal ou anormal, depuis la lésion extrême jusqu’au plus léger trouble, quelle qu’en soit la cause.

Donc, tel cerveau — tels entraînements, tel caractère, telle intelligence. Les actes sont fatalement déterminés par le système nerveux. Ainsi conclut de l’observation rigide des faits la méthode expérimentale ou matérialiste.

Tout autre est le procédé du spiritualisme. Son point de départ est la fameuse proposition : « Je pense, donc je suis. » Ce je ou moi, immatériel, indivisible, immortel, demeure religieusement absorbé dans sa propre contemplation. Rayon divin de l’infini, c’est à peine s’il laisse tomber un regard de dédain sur [256] tout ce qu’il est en dehors de lui. Il ne serait pas éloigné de croire que l’univers entier est une simple apparence, un fantôme de son imagination. Cependant, comme il a maille à partir avec d’autres moi tout aussi rogues, il finit par admettre l’hypothèse de rayons enfermés, ainsi que lui, dans une géhenne corporelle. À quel étage ? C’est le moindre de ses soucis. Dans l’orteil ? — Au cœur ? — Peut-être bien sous le crâne. Oui, là paraît située son étroite cellule de prisonnier. Il y gémit le plus commodément possible, en attendant, sans se presser, l’heure de la délivrance.

Dans cette situation désagréable, il ne se pique pas toujours de façons gracieuses envers ses confrères qui, de leur côté, s’empressent de lui rendre la monnaie de sa pièce ; si bien qu’en dépit de leur céleste origine, tous ces rayons d’en haut, durant leur captivité crânienne, donnent en général de fort mauvais exemples.

À qui la faute ? Au local ou au locataire ? « — Au local ! », insinuent timidement les âmes charitables qui n’ont aucune prétention de descendance divine, « au local, souvent assez mal distribué, mais susceptible d’améliorations. — Non pas ! Au locataire seul ! », répliquent aigrement les âmes immortelles. « Il est libre dans son cachot qui ne peut rien sur les fils du ciel. Il possède la plénitude de sa volonté, il est responsable. »

C’est dans ces termes séraphiques que le spiritualisme [257] pose fièrement la question. Il parle en mandataire du Tout-puissant, et à ce titre, ne s’estime tenu que d’une affirmation hautaine. La preuve au surplus lui serait difficile. Car enfin, tout le monde croit à des penchants bons et mauvais, parce qu’il est impossible de ne pas croire l’évidence. D’où viennent ces penchants ? Sont-ils un apport de l’âme, quand elle descend des cieux dans sa demeure charnelle ? Les bons, passe encore ; mais les mauvais ? Ce joli bagage serait donc un cadeau de la Providence ? Fi l’horreur ! Quelle trahison de la part du Père Éternel, quand on songe à la kyrielle de vilenies emmagasinées dans ces crânes ! Se montrer si généreux d’une pareille marchandise ! Impossible !

Le mobilier, bon et mauvais, appartient donc nécessairement au logis, non au locataire. Mais si vices et vertus sont une propriété du cerveau-domicile, que reste-t-il en propre à l’âme domiciliée ? L’intelligence ? On y tient assez peu. On a plus à cœur de réserver à l’âme pour attribut spécial la conscience. Or elle le perd, cet attribut, dès que les penchants sortent de son domaine.

« Non ! », reprend le spiritualisme. « Le don céleste par excellence, c’est la volonté, qui discerne et choisit entre les beautés et les ordures de l’habitation. Libre et souveraine, la volonté ne subit en rien l’influence du milieu où elle trône, et se détermine par elle-même avec une indépendance absolue. Elle possède le mobilier, le mobilier ne la possède pas. Elle en use à discrétion, sous sa responsabilité. »

L’âme ne serait donc plus indivisible, puisqu’on a partagé les attributions, et que les tendances, perverses ou honnêtes, deviennent une propriété spéciale des cellules nerveuses. Or, ces tendances [258] sont choses parfaitement immatérielles, et si la substance cérébrale peut les produire, pourquoi pas aussi bien la pensée et la volonté ? L’organe se trouve scindé en deux parties séparées par un abîme, l’une simple logement matériel, l’autre, rayon immortel et divin. Quel gâchis !

Ne passons pas sans admirer la prestesse spiritualiste qui, pour les besoins du moment, fait disparaître à la fois sous son gobelet l’homme-machine et la Providence-Factotum de messieurs Guizot, Jules Favre et Cie. Du même tour de main, la volonté divine rentre au fond du sac, et le vouloir humain en sort triomphant, débarrassé de ses fers, de son bandeau, et armé de pied en cap. Voyez-le se promener en sultan au milieu des vices et des vertus agenouillés, à distance respectueuse, et jeter le mouchoir avec autant de grâce que de décision, soit à la vierge folle, soit à la vierge sage, non point comme à la plus jolie ou à la plus méritante, mais sans aucune espèce de motif, d’après la pure fantaisie de son libre arbitre.

Et dans quelque peau que soit logé ce vouloir incomparable, nulle différence ! Les bonnes et les mauvaises inclinations, ces vierges sages et folles, ne pèsent jamais un atome dans la détermination d’où il fait sortir ses actes. Telle est la loi promulguée par le spiritualisme et qui règne de toute antiquité dans le Prétoire, où elle a décidé et décide encore de la vie de tant de malheureux.

Libre arbitre, c’est-à-dire « puissance égale de volonté chez tous » ! Une thèse absurde, insensée, qui reçoit chaque jour dans les formes de langage les plus vulgaires le démenti du sens commun, par des milliers et des milliers de bouches, y compris [259] celles des juges qui appliquent la thèse sans hésitation ni remord. Citons quelques unes de ces trivialités qui frappent l’oreille du matin au soir :

« C’est une pauvre tête. — C’est un homme sans caractère. — Il n’a pas pour deux liards de volonté ! — Il est toujours de l’avis du dernier qui parle. — Il ne sait pas ce qu’il veut. — C’est une pâte molle. — Il cède au premier venu. — C’est une girouette. — Il tourne à tout vent. — On le mène par le bout du nez. — Ce n’est pas un homme. — Il va comme on le pousse », etc.

Et dans le sens opposé :

« C’est un homme entier, absolu. — Il est têtu comme un âne. — Il faut que tout lui cède. — Il n’entend ni à diu, ni à dia [sic].7 — Quelle tête de fer ! — Il n’en démordrait pas pour un empire. — Ce qu’il veut il le veut bien.— Quand il est parti, rien ne l’arrête. — Il ne fait qu’à sa tête. — Il n’écoute personne », etc.

Lequel de ces deux types fournit le meilleur argument contre le libre arbitre, le roseau pliant au moindre souffle du dehors, ou la barre de fer raidie par une prépotence intérieure jusqu’à défaillance du jugement ?

Personne ne peut se vanter de voir clair dans les mobiles de ses actes. Qui cherche seulement à les pénétrer ? Cette étude au microscope est-elle possible même ? On a si bonne opinion de soi ! Nul ne soupçonne sa dépendance secrète. C’est là pour l’amour-propre le point chatouilleux par excellence. Tel s’indigne de la négation du libre arbitre, qui n’a pas sous le crâne un grain de spontanéité. On [260] s’imagine parfois commander, quand on ne fait qu’obéir, et celui-là surtout se sent libre, qu’on mène à plaisir, en lui persuadant qu’il mène les autres. Le roseau se croit barre de fer, et la barre de fer, roseau très flexible.

Le véritable idéal serait un cerveau bien équilibré, où la juste proportion des parties donne pour résultante l’harmonie générale des facultés, sans note criarde, un homme de mesure en tout, un homme complet. Ces oiseaux-là sont rares. Presque toujours l’équilibre est rompu au profit de mille discordances qui se combinent à l’infini. Il faut bien un peu de variété. Si tout le monde était parfait, ce serait à périr d’ennui.

Quant au libre arbitre officiel, c’est une chimère et une sottise, comme toutes les conceptions des spiritualistes. Son dernier mot serait la disparition des caractères et le changement des hommes en machines coulées dans le même moule, tout juste le bel ouvrage qu’ils daignent reprocher à leurs adversaires. Chaque individu, maître absolu de lui-même, soustrait aux influences de l’organisme, ne manquerait pas de se mettre à un diapason commun, réputé le meilleur, précisément comme un orchestre prend le la, avec cette différence toutefois que la nouvelle musique ne serait qu’un la éternel, raclé à l’unisson par des automates. Quel amusement ! Un avant-goût du Paradis !

C’est singulier. Sous couleur de liberté, on n’aboutit jamais qu’à fagoter des mannequins. Si l’homme s’était construit lui-même, il aurait bien duré vingt-quatre heures. Il est fort heureux qu’en matière de réforme organique, l’improvisation nous soit interdite. La nature nous permet certaines retouches par l’intervention de la pensée, [261] c’est bien ; mais défense expresse d’entamer le fond. On en verrait de belles ! Nous avons créé de toutes pièces un chef-d’œuvre de perfection, Dieu. Qui diable y comprend quelque chose ?

Ce n’est pas seulement la négation du libre arbitre comme force égale de vouloir qui se rencontre à chaque instant sur toutes les lèvres, c’est bien plus encore sa négation comme prédominance de la volonté sur les instincts. La moitié des mots de la langue atteste au contraire la prédominance des instincts sur la volonté.

Ruse, franchise. — Étourderie, circonspection. — Loyauté, traîtrise. — Droiture, improbité. — Bonté, dureté. — Prodigalité, Avarice. — Modestie, Orgueil — Douceur, Cruauté. — Bienveillance, Malveillance, etc. Ces mille noms de vertus ou de vices, de qualités ou de défauts, sont autant de démenti du libre arbitre. Car ils désignent les éléments naturels et fatals de toutes les personnalités humaines sans exception. Connaître les hommes, c’est apprécier les caractères, et qu’est-ce que les caractères sinon la prépondérance des diverses inclinations avec leurs nuances infinies ?

Quand on dit de tel personnage qu’il est franc, de tel autre qu’il est fourbe, c’est que l’expérience a constaté chez eux la permanence de ces manières d’être et d’agir. Est-il possible que, durant toute sa vie, un homme choisisse invariablement et avec préméditation la voie de l’astuce, et son voisin celle de la loyauté ?

[262] Et la colère, est-elle un produit réfléchi de la volonté, ou une preuve éclatante de son impuissance ? Ici l’évidence est si forte qu’en dépit des préjugés spiritualistes, cette soudaineté d’explosion est universellement admise comme motif d’indulgence, sinon d’excuse. On ne peut s’empêcher d’y reconnaître une disposition spéciale des centres nerveux. Il y a des tempéraments irascibles, personne n’en doute. Pourquoi n’existerait-il pas également les caractères déloyaux, artificieux, cruels ? L’astuce, l’improbité, la barbarie sont, tout aussi bien que l’emportement, des tendances natives qui entraînent et déterminent la volonté.

Elles n’éclatent pas avec la brusquerie, la spontanéité de la colère. Mais elles n’en ont peut-être que plus d’énergie. Profondes, et durables, telle est leur essence propre. Parce qu’elles procèdent sourdement, on les méconnaît, et l’on va bêtement s’en prendre au libre arbitre.

Cependant, qui n’a inventorié, par une longue fréquentation, tel ou tel caractère jusqu’en ses derniers replis ? Dans cette étude, le for intérieur du sujet finit par se montrer aussi à nu que les traits de son visage. L’observation y constate la même fixité, et peut-être le temps change-t-il moins encore le moral que la figure. Aussi, les passions d’autrui peuvent s’exploiter à coup sûr. Le flegmatique spécule sur la colère, le fourbe sur la sincérité, le politique sur toutes les faiblesses. On voit ces instincts aux prises, [263] espions mutuels, se faire constamment une guerre en règle, plus acharnée et plus sûre que celle des champs de bataille.

Serait-ce possible, dans l’hypothèse du libre arbitre ? Aussi en réalité, personne n’y croit. On l’affirme en paroles, on le nie par des actes. Ces contradictions, ces hypocrisies coûtent peu. Le monde y est fait. C’est une monnaie courante. Les réquisitoires tournent contre les instincts pervers des accusés, ce qui est une négation de leur libre arbitre, en même temps qu’ils invoquent avec rigueur la responsabilité, proclamant ainsi à la fois deux principes contraires.

« Et c’est justice ! », répond vivement le spiritualisme. « Car la volonté pourrait primer le penchant, au prix d’un effort qui dépend toujours d’elle. » Je ne sais, mais, en fait, elle ne le prime pas le moins du monde. Loin de là, elle en est la servante, la très littérale traduction extérieure. L’histoire de l’humanité n’est que le tableau du triomphe invariable des instincts sur cette imaginaire faculté de vouloir pour vouloir. C’est là un ordre de la nature, ordre obéi. Il faut vraiment l’outrecuidance spiritualiste pour substituer ainsi à l’homme vivant un pantin de bois fabriqué chez Matthieu Garo.

Non, le libre arbitre, cette entité métaphysique, n’existe [264] pas. Admettons-le un moment. N’aurait-on pas à compter avec l’intensité si variable des penchants mauvais ? C’est une question à poser en chiffres. Si la tendance au mal est comme 1, 3, 5, 8, 12 ou 15, ne serait-ce pas une injustice de ne tenir aucun compte des différences ? À moins qu’on ne prétende les nier, au mépris de la clameur publique, en dépit même de ces éloquences de prétoire qui foudroient les inclinations sanguinaires des coupables.

Chose étrange ! Cette tyrannie de l’instinct une fois reconnue, loin d’être une atténuation, devient toujours circonstance aggravante. C’est un cri général : « Sus au Récidiviste ! Qu’il paie double, l’incorrigible ! » On n’envisage ainsi que le péril couru par la société, jamais le degré de responsabilité morale. Il s’agit bien de cela ! L’intérêt actuel repousse brutalement la justice qui est l’intérêt supérieur. On ne punit pas, on extermine. La peur dépouille avec colère les délinquants de leur qualité d’hommes et ne veut plus voir en eux que des bêtes malfaisantes à supprimer pour cause de sûreté publique. Pour s’en préserver, on les imite.

Même et pire tendance, à propos des péchés féminins. Ici cependant, les sévérités de l’opinion n’ont pas, comme celles des tribunaux, le prétexte du danger. La faute ne nuit qu’à son auteur. Eh bien, tempérament de feu ou de glace, nulle distinction, nulle excuse. Le vice à froid trouverait même plus d’indulgence que la passion. L’opprobre ne s’arrête que devant la maladie flagrante. Combien de condamnées pourtant qui touchent presqu’à la nymphomanie, sans rencontrer la pitié ! Seul le dernier degré du mal innocente, en octroyant l’estampille pathologique. [265] Quant à la Physiologie, on ne lui reconnaît jamais le pouvoir d’absoudre, non pas même d’atténuer. Autant dire tout de suite que l’aiguillon de la chair est un mythe, et l’union sexuelle un simple effet de raisonnement.

Tout ou rien, c’est la règle fixe des âmes façonnées à l’absolu par les détestables enseignements du spiritualisme. En vain la nature se montre partout gradations et nuances. Leçons perdues ! L’évidence jaillit à flots de l’observation, sans ébranler les préjugés. On parle machinalement la langue vraie, dictée par l’expérience de chaque jour ; on croit et on agit selon les formules imposées par l’éducation.

Quoi de plus déraisonnable, par exemple, que la jurisprudence criminelle sur l’aliénation mentale ? Devant la folie constatée la justice se récuse, mais elle condamne sans hésitation le malheureux qui, demain peut-être, achèvera de franchir le seuil fatal où déjà pose son pied. Pourquoi ? Ah ! C’est qu’ici le libre arbitre est réputé intact, tandis que là il n’en reste plus trace. Quelle belle chose que l’absolu, et comme il simplifie les questions !

J’ai connu deux citoyens, morts fous. C’étaient de bonnes gens, pleins de qualités. Longtemps avant le naufrage de la raison, leur caractère s’était empreint de certaines bizarreries désagréables et ridicules, qui allaient croissant avec l’âge et se terminèrent enfin par la catastrophe. Suivant l’usage, ces excentricités fournissaient un texte perpétuel de griefs et d’accusations. Ce n’étaient pourtant que les prodromes de l’affection cérébrale, réservée à une si funeste issue. Combien de toqués meurent en possession officielle de leur [266] libre arbitre, sur toutes les étapes de la route qui aboutit à la folie ! Tant pis pour eux, si par malheur, la tocade les pousse à un délit ! Elle ne les sauve pas de la responsabilité. Ils paient comptant, et même double.

Or, depuis le cerveau-type, chef-d’œuvre de pondération et d’harmonie, jusqu’aux tristes crânes de l’idiot et du maniaque, l’organisme nerveux n’est qu’une série décroissante, à échelons innombrables. Ces échelons, mélanges infinis de qualités et de défauts, constituent les variétés de caractères. De là tant de dissemblances morales.

Terribles problèmes que les maladies d’un tel organe ! Celles des autres viscères, cœur, poumons, intestins, ne peuvent engendrer que des souffrances, jamais des fautes. Les lésions cérébrales mettent en jeu l’intérêt de la société, en même temps que la liberté, la vie et l’honneur du malade. Car elles tournent souvent au délit ou au crime. La responsabilité surgit aussitôt. Puis, la personnalité même tombe alors en doute… Est-elle encore, ou n’est-elle plus ?

L’unité et l’indivisibilité de l’âme est un axiome spiritualiste. Or, l’âme est l’ensemble des fonctions de l’encéphale, fonctions infiniment plus variées que celles des autres organes. Ainsi l’attestent, en santé, la multiplicité des penchants, des facultés, des aptitudes, et dans l’état de folie, la localisation des atteintes morbides. Que devient, avec cette division du travail, l’unité prétendue ?

Mais oublions ces arguments du matérialisme pour raisonner dans les données même de l’adversaire. Puisque l’évidence arrache l’aveu qu’une affection grave des éléments cérébraux anéantit le libre arbitre, comment soutenir qu’une atteinte plus faible le laisse dans sa complète intégrité ? [267] La connexité entre l’altération des centres nerveux et celle de la raison subsiste dans tous les cas, ou n’existe dans aucun. Or, les symptômes qualifiés en style populaire, tocades, absences, coups de marteau, fêlures, etc., précisent suffisamment la série des cas. La magistrature n’y a jamais égard, si ce n’est pour frapper plus fort. Car ils multiplient naturellement les récidives. Le spiritualisme ne lâche sa proie qu’à regret.

Qu’il est dur à l’âme immatérielle, ce Don Quichotte de l’immatérialité ! Il la tient pour une princesse, captive de l’organe son serviteur, et il punit la prisonnière des défaillances du geôlier ! Malheur au cerveau défectueux ! Ses infirmités sont des méfaits, son désordre, une mise hors la loi. Pour une avarie incomplète, la prison, le bagne, l’échafaud ! Pour la ruine consommée, un tombeau où le cadavre vivant achève de pourrir ! Vaut-il mieux être innocent ou coupable sous le code spiritualiste ?

Pour toute réponse, la vieille litanie des récriminations : « Si l’âme n’est qu’un produit fatal du cerveau, il n’y a ni bien ni mal, ni vices ni vertus. Sans volonté libre, point de responsabilité, indifférence absolue des actions, bonnes ou méchantes, partant ni répression, ni même réprobation possibles. La société n’ayant plus le droit de punir reste désarmée en face des instincts destructeurs et sert de pâture au crime. Désordres, catastrophes, dissolution générale, etc. Donc, à priori, et en dépit même de la démonstration contraire, l’âme doit être proclamée immatérielle, immortelle et pleinement maîtresse de son libre arbitre. Sacrifions, s’il le faut, la vérité funeste à l’erreur salutaire. Périsse la science qui attente à la sûreté publique ! »

Il est temps d’arracher ce masque d’hypocrisie. On ne trouvera [268] derrière que mauvaise foi et mauvaises passions, intérêts d’argent, de pouvoir, de métier, en révolte contre les justes réformes qui menacent d’iniques abus. Les terreurs qu’on affecte on pu être un moment sincères. Mais la discussion a prononcé, elles ne sont désormais qu’une coupable comédie.

Tout d’abord l’argument de l’automatisme et de l’irresponsabilité se retourne écrasant contre le spiritualisme. C’est lui qui, avec sa Providence-Factotum, fait de l’homme une marionnette manœuvrée dans la coulisse, et n’en a pas moins l’impudence de gratifier d’un libre arbitre ce triste guignol. Au pis-aller, le matérialisme nous laisserait encore à la hauteur de la bête, qui du moins est une organisation vivante. Le Providentialisme nous réduit à l’état de poupées sans ressorts. Défense à lui de parler de machines. Les machines ne sortent que de ses fabriques.

Le matérialisme ne rabaisse ni n’exalte l’homme. Il le constate dans sa réalité et le classe à son rang, en tête du règne animal, bien loin en avant de l’espèce la plus voisine. Il a brisé les fers forgés par la superstition, qui enchaîne l’homme derrière Allah comme un caniche et le tient en extase, élevant l’appât de l’immortalité. Au lieu de cet os vide à ronger, il lui a donné l’univers pour domaine, et il a lancé avec vigueur dans les champs de l’avenir ce forçat des religions, libre enfin de la triple entrave de l’orgueil, de l’ignorance et de la peur qui le clouaient sur place.

C’est la doctrine de la perfectibilité, aux prises avec celle [269] de la chute. Au nom de la foi, le spiritualisme chrétien, plaçant la perfection au berceau de l’humanité, considère chaque pas en avant comme un pas vers l’abîme et ne voit de salut que dans l’immobilité et le recul. De par l’expérience, le matérialisme est certain de la vérité opposée — l’ébauche informe à l’origine, le progrès indéfini par le développement successif — et il ouvre sans relâche au genre humain des horizons nouveaux. Tels principes, tels actes. Pas de bilan plus clair. Le surnaturel mannequinise, momifie et garrote. Le naturalisme nous rend la dignité, l’activité, l’autonomie.

Quant au spiritualisme sans dogmes révélés, ne le comptons pas, ce n’est qu’une ombre. Il a pour adeptes une poignée de sceptiques et d’amphibies, sans domicile philosophique et assez empêchés de trouver une auberge où remiser leur vagabondage. Ils errent entre les deux camps, ne sachant trop que faire de leur âme, très affligés surtout d’un lourd bagage qui forme tout leur avoir et n’est plus de défaite nulle part. Qu’ils tirent leur chemin à la courte paille, ils mettront leur libre arbitre hors d’embarras.

Le matérialisme, philosophie du bon sens, ne bâtit point dans les nuages des hypothèses qui s’imposent ensuite par la violence et par l’intrigue. Il ne fait pas non plus de l’homme une mécanique, comme la mauvaise foi essaie de le persuader à la stupidité. Il a eu pour premiers apôtres les plus fermes génies de l’antiquité, et pour constants ennemis l’imposture et la superstition, si dures à mourir. Entre le couteau des assassins et l’ignorance des masses, que pouvait faire une doctrine paisible, honnête, sans [270] charlatanisme embrigadé et sans miracles ?… Des martyrs, seule trace qu’elle laisse dans l’histoire.

Il lui manquait sa véritable base, la science, dont le matérialisme est l’irrésistible conclusion. C’est par elle qu’il fait désormais ses conquêtes, et l’enrayer ne sera pas facile. Si le bâillon continue à le rendre muet dans la presse et dans la chaire, il parlera dans le laboratoire par les bouches même qui le renient. La proscription des études médicales et des sciences naturelles en masse serait tout aussi impuissante contre ses progrès. Il est trop tard. Le bénéfice des conclusions lui est adjugé.

Sur toutes choses, il ne procède qu’avec certitude, pied à pied, en s’appuyant sur l’observation, et ne s’aventure jamais dans les fondrières des révélations et des systèmes improvisés. La nature ne fait point de sottises, parce qu’elle ne fait pas de bonds et ne marche pas au doigt et à l’œil, comme une aiguille de pendule ou une religion.

Dans la question du libre arbitre qui reparaît, non plus sous la forme du radotage théologique, mais comme problème social, le matérialisme apporte enfin la solution de l’expérience, qui nous délivre à la fois d’une entité désastreuse et de l’automatisme providentialiste, pour nous rendre la pleine possession de nous-mêmes. Cette solution est claire, décisive.

Le cerveau fait l’homme, mais l’homme aussi fait le cerveau. Là est tout le secret de sa destinée. Ce secret, rendu impénétrable jusqu’ici par les aberrations du spiritualisme, la science nous le révèle enfin. Oui, l’âme est le produit fatal des activités [271] cérébrales, mais l’organe producteur n’est pas immuable. Comme les autres parties du corps, il est susceptible de développement par l’exercice. Or, l’émission de la pensée étant une de ses fonctions principales, l’habitude de penser doit nécessairement fortifier la partie des éléments nerveux qui a pour attribut les facultés intellectuelles. Le siège de tel penchant, de telle aptitude, peut de même perdre ou prendre de l’énergie, selon que les circonstances restreignent ou surexcitent son activité.

L’homme primitif, sauvage et isolé, n’obéissait qu’au plus brutal instinct de conservation. Celui de la solidarité était nul. Comme les animaux, il ne connaissait que la satisfaction de ses besoins physiques et y sacrifiait tout sans pitié. L’unique exception à cette règle, l’amour de sa femme et de ses enfants, ne formait guère qu’un appendice de son égoïsme ; car sa femme, ses enfants, c’était son sang et sa chair, une continuation de lui-même. Tous les animaux à peu près en sont restés là. Ils se dévouent à leur progéniture.

Un fait tout spécial a dû amener dans notre espèce d’heureuses modifications. L’enfance y est longue et débile. Elle exige des soins assidus, persistants. Cette nécessité d’une tendresse soutenue pour les petits êtres suppose un instinct primordial d’affection, limité d’abord à la famille, mais qui n’a pas tardé à s’étendre, puis à se généraliser, sous l’influence du besoin et de la réflexion.

Chargé d’un lourd fardeau, l’homme s’est aperçu que l’isolement est une faiblesse et l’aide de ses semblables une force. Son [272] propre intérêt lui a inspiré des ménagements, puis la bienveillance pour des voisins changés souvent en auxiliaires. Naturellement, ces bons procédés devenaient réciproques. La morale est née ainsi de l’égoïsme. Elle a profité du long apprentissage d’affection fait au sein du foyer domestique.

L’amour d’autrui, corollaire de celui de la famille, n’a pu que grandir par ses bons résultats, en démontrant les avantages de l’association. L’expérience de tels bienfaits, devenue la préoccupation constante de la pensée, a puissamment réagi sur le cerveau et y a implanté peu à peu, à l’état d’instinct, la sollicitude pour le prochain.

C’est ce qui explique la différence de la morale selon les temps et les lieux, des progrès dans la prospérité, des éclipses dans les époques de déclin et de ruine, surtout l’influence exercée sur elle par les dogmes et les doctrines.

Les religions lui sont funestes. Toutes cependant prétendent l’avoir mise au monde. Ce serait beaucoup de mères pour une fille unique. Car elle est unique. Ses variations ne sont qu’une affaire d’âge ou de santé. Loin de devoir la vie à tant de marâtres, elle a toujours été leur passeport, puis leur victime. C’est en son nom et pour son bien qu’on demande et trouve accueil, puis on la supplante aussitôt dans les cœurs par un rival qui la tue, sous prétexte de la protéger. « Une morale sans dogme, dit Portalis, c’est une justice sans tribunaux. »

[273] Eh bien précisément, le dogme est le premier tribunal qui a donné l’exemple d’égorger la justice. Car justice est synonyme de morale, et la morale ne saurait avoir d’autre base que l’assistance réciproque, la solidarité. Substituer à ce mobile naturel un pouvoir armé de menaces et de promesses, c’est remplacer le culte de la justice par la servilité envers le juge. L’homme, prosterné devant ce dispensateur suprême des peines et des récompenses, oublie tous ses devoirs humains pour mendier les faveurs du maître et s’absorber dans un rêve, le salut d’outre-tombe. Vainement le dogme s’efforce de sauvegarder le principe d’affection mutuelle. Il le tue au contraire en s’adressant à un égoïsme étroit qui en est la négation et la ruine. Dans le précepte : « aime ton prochain comme toi-même pour l’amour de Dieu », l’amour de Dieu signifie trop clairement l’amour du paradis et la peur de l’enfer.

Comment une pareille hypocrisie pourrait-elle exalter le dévouement ? Plus trace de cette grande idée de solidarité qui élève l’âme, en confondant l’intérêt particulier dans l’intérêt général. La bienfaisance même devient un calcul de convoitise, la charité un placement usuraire. Le concours ardent à la cause commune, l’enthousiasme, l’élan ont disparu. Il ne reste qu’un égotisme farouche et solitaire, voué à tous les égarements de la superstition.

La religion n’est point, comme on l’imagine, un pacte social. C’est un marché entre l’individu et Jéhovah. « Donnant, donnant, je t’adore, tu me protèges. » De l’encens pour des bienfaits. L’homme dresse le contrat à sa fantaisie, car il le dresse seul, et il donne un œuf pour avoir un bœuf, ce qui ne l’empêche pas d’être dupe. Le bœuf ne vient [274] jamais. Juste châtiment de la corruption, mais châtiment inutile. Le corrupteur ne se lasse point. Le Fanatisme lui garde une ressource inépuisable, l’immolation de ses frères aux vengeances de son Dieu. Il compte les cadavres et dit : « tant de têtes d’ennemis, paie. » Crime perdu encore. L’idole reste sourde.

Voilà où aboutit le dogme, le père, ce garant de la morale ! Partout, à l’amour, il substitue la haine, à la concorde une guerre sans merci, qui ne s’éteint même pas au bord de la fosse, et se poursuit par delà la mort, jusque dans les champs du repos éternel. Les cadavres ennemis ont horreur d’y pourrir ensemble sous la même terre. L’histoire ruisselle du sang qu’il a versé, et le monde, bien qu’à demi délivré de ses serres, frémit à l’idée de tout le sang qu’il brûle de verser encore.

Non ! La morale, qui est l’union et la fraternité, ne doit rien au dogme qui est l’extermination. Elle a vécu et grandi malgré lui, et s’il ne l’a point anéantie, ce n’est pas sa faute. Il s’est brisé contre une force supérieure, l’instinct social, dont la nature avait armé notre organisme. Cet instinct, le dogme a bien pu le comprimer, le travestir, le torturer… le détruire, non ! Le penchants sont indestructibles, parce que tous, chacun pour sa part et sa manière, ils concourent à l’existence et aux destinées de l’homme. Le pire de tous laisserait une dangereuse lacune si au lieu de l’encadrer disciplinairement dans le rang, on parvenait à le faire disparaître. Mais ce ne se peut. Les supprimer ou les subordonner à un prétendu libre arbitre, illusion et folie. Intervertir entre eux les rapports de prédominance, obtenir que l’un prime ou balance l’autre, telle est la limite du possible.

[275] C’est ce que fait la pensée, au courant des siècles, et en dépit de tous les dogmes. Dans son travail sur les centres nerveux, elle élargit le foyer des bonnes inclinations, elle rétrécit celui des mauvaises. La disposition bienfaisante, c’est le sentiment de réciprocité, qui s’appelle aussi dévouement et ne cherche le bonheur qu’en partage avec autrui. La tendance funeste, c’est l’égoïsme dans l’isolement, qui poursuit le bien-être au dépens du prochain. Du reste, quelle que soit la route suivie, le but demeure le même, le bonheur. La pensée, jugeant les deux moyens d’après leurs résultats, les dénomme le bien ou le mal, et tire des conclusions pour la règle de l’avenir.

Le développement de l’intelligence est la conquête de premier ordre, parce qu’en démontrant l’identité de l’intérêt personnel et de l’intérêt général, elle refoule avec énergie les instincts défectueux et assure à leurs adversaires une suprématie croissante.

Ainsi se transforme insensiblement, de génération en génération, la structure elle-même de l’encéphale, par l’influence continue de la pensée. Les régions vicieuses sont circonscrites ou restreintes et cèdent peu à peu le terrain à des éléments meilleurs, surtout à l’épanouissement des facultés intellectuelles. L’hérédité transmet fidèlement les conquêtes, dont la marche n’est jamais arrêtée que par les dogmes ou par les catastrophes.

La preuve de cette lente métamorphose semble ressortir des comparaisons que les découvertes de la géologie ont permis d’établir entre le crâne de l’homme primitif et celui de l’homme actuel. Les différences sont énormes et tout à l’avantage du présent. Mais le cerveau de la race blanche a-t-il bien pour aïeul le crâne fossile [276] des terrains quaternaires ? Une distance aussi grande le sépare de celui des Australiens, nos contemporains. Pourquoi ces Noirs n’ont-ils fait aucun progrès ? Leur race est-elle plus récente sur la terre, et le temps lui a-t-il manqué pour parcourir le cycle des évolutions cérébrales ?

Ces questions ethnographiques demeurent enveloppées d’épaisses ténèbres, et la science ne possède pas de données suffisantes pour les résoudre. Cependant elle paraît à peu près unanime pour admettre le fait de la transformation graduelle du cerveau, et la théorie de Darwin, aujourd’hui si accueillie, pousse même jusqu’au singe, dans le passé, la généalogie crânienne de l’homme blanc. C’est un bien grand écart, simple hypothèse encore, mais attestant du moins que l’amélioration progressive de l’appareil nerveux est une vérité reconnue et acquise.

De si considérables remaniements de structure exigent, on le conçoit, une longue série de siècles, et si la perfectibilité humaine ne se manifestait qu’à ce prix, le privilège serait médiocre et la perspective peu consolante. Heureusement, le bien s’opère à plus courte échéance. La vie d’un homme suffit à de véritables révolutions dans les phénomènes cérébraux, et par suite, dans l’état intellectuel et moral. Car toute variation des actes ou des idées sont d’une variation préalable dans les cellules nerveuses.

Il est évident que ces révolutions à bref délai ne sauraient être, comme les transformations séculaires, le résultat d’un changement dans la constitution du cerveau. Chez un individu, les proportions natives de la cavité crânienne restent à peu près invariables.

[277] L’instrument d’amélioration est néanmoins le même, la pensée. Des divers points de l’encéphale, le siège des facultés intellectuelles n’est-il pas le plus accessible à la culture, le plus puissant en influence sur le reste de l’appareil ? Frapper à cette porte, l’ouvrir, et par elle pénétrer dans tous les recoins de l’organisme, pour ravir leurs armes aux instincts pervers et les remettre aux inclinations généreuses, telle sera l’œuvre civilisatrice. L’instruction est l’amie, la nourrice des bons penchants, l’ennemie et le fléau des mauvais. Elle vient renverser leurs rôles, abaisser les uns, relever les autres, faire des maîtres les esclaves et des esclaves les maîtres.

L’ignorant, accroupi dans un coin obscur et fétide de la vie, se débat misérable au milieu des passions qui se disputent son âme rachitique. Pour lui, rien au-delà des satisfactions bestiales. Sa conscience dort avec sa pensée. Les banalités d’une morale-police rebondissent sur ses instincts endurcis.

L’instruction s’avance, grave et sereine, vers le malheureux et lui dit : « Lève-toi et marche », et il sort de sa fange, appuyé sur cette main qui le guide vers les régions lumineuses. Il y monte avec des éblouissements. Les facultés nobles, les penchants heureux se réveillent et saisissent l’empire, tandis que les mauvais rentrent dans l’ordre et, comme en Grèce, de voleurs deviennent gendarmes. La conscience épanouie s’ouvre au sentiment de justice et de solidarité. Le malade est guéri. Il est homme et citoyen.

Oui, l’ignorance est coupable de neuf crimes sur dix. Joignez-y son horrible compagne, la misère. Que reste-t-il à la responsabilité ? Quelques cerveaux hideux, par cela même moins [278] responsables encore que tous les autres, monstruosités de nature, réservées à l’hôpital des incurables. Encore faut-il retrancher du nombre les âmes perdues par ce qu’il y a de plus désolant sur la terre, le spectacle de l’iniquité étalée dans son triomphe. Mais cela aussi disparaîtra. Rien ne peut tenir devant la lumière. Citons un exemple.

Le hardi explorateur des déserts d’Amérique, La Condamine, l’une des gloires du dernier siècle, savant illustre et citoyen respecté, avait eu le malheur de naître cruel. Il était possédé de la soif du meurtre, cette redoutable hypertrophie de l’instinct de lutte. Rien n’avait pu étouffer son affreux penchant, et il ne savait lui refuser aucune satisfaction, le crime excepté. Il aimait à se repaître de l’agonie des suppliciés et ne manquait pas une exécution capitale. Un jour qu’on l’empêchait d’approcher, le bourreau, qui le connaissait bien, l’aperçut et dit aux gardes : « Laissez passer Monsieur, c’est un amateur. »

Supposez La Condamine abandonné aux étreintes de l’ignorance. Au lieu de spectateur, il eût été spectacle dans les drames de la Grève. Académicien célèbre, ou assassin rompu vif en place publique, tel était le double horoscope placé dans son berceau. Le hasard seul a décidé. Chantez donc le libre arbitre ! Nous chantons, nous, le savoir.

Seule en effet, l’instruction sait faire des miracles. Les prétendus préceptes de la morale estampillée, les patenôtres, les formules monotones en prose ou en vers, serinées à l’enfance comme la leçon aux chiens savants, passent bientôt à l’état de récitation mécanique et glissent sur les instincts ainsi que l’eau sur la pierre. Que le spiritualisme cesse donc de vanter l’austérité de ses principes et les bienfaits de son enseignement. À l’entendre, il prêche hautement toutes [279] les vertus. Prédications impuissantes, qui veulent s’imposer par la menace et le châtiment, au lieu de chercher leur voie dans la culture des esprits et la persuasion !

La culture des esprits, quelle ironie ! La nuit peut-elle être le jour ? Voilà une doctrine qui inscrit à la fois sur sa bannière : « omnifaisance divine, liberté humaine. » Et cette doctrine ferait son chemin par la culture des esprits ! Faut-il des lettrés ou des idiots pour croire qu’on est en même temps son propre maître et un jouet dans la main de Dieu ? Les noms du spiritualisme sont : contradiction, atrocité.

Abrutir et tuer, il n’avait pas d’autres moyens pour installer ce beau couple : « Fatalité, libre arbitre. » Il n’a pas hésité. Allons ! La responsabilité à outrance ! La responsabilité quand même ! Tant pis pour les organismes vicieux, ces instruments secrets de la Providence-Factotum ! Et il frappe à l’aveugle, sans pitié. À quoi donc a-t-il abouti, ce grand redresseur de torts ? Qu’a-t-il fait des populations courbées sous sa verge ? Il avait les potences, à tous les carrefours de grands chemins, les tortures au fond des cachots, les roues et les bûchers sur les places publiques, et en perspective, à l’arrière-plan, l’enfer, la gueule béante… Qu’a-t-il obtenu ?

Fut-il jamais un temps si riche de forfaits ?

Quel spectacle nous offre le Moyen-âge ! La conscience est noyée dans le sang. Les supplices ne servent que de provocations aux crimes. Car ils ne moralisent pas, ils pervertissent. La Férocité récolte la Férocité. Les instincts méchants s’aiguisent et s’exaspèrent jusqu’à la démence. L’horreur partout. L’ignorance accourt, apportant la [280] besogne aux bourreaux. L’instrument actif du spiritualisme, le dogme, ce mortel ennemi des lumières, va épaississant avec rage les ténèbres. Les ténèbres le paient en crimes, et pour contenir ce qu’il a déchaîné, le dogme ne sait que redoubler de barbarie.

La tempête de sang commence seulement à mollir, quand la philosophie vient désarmer ce furieux et ouvrir les barrières à la science, qui se montre dans le lointain et avance lentement, pour saisir la direction morale de la société. Les deux adversaires sont dès lors aux prises. L’un évoque les licteurs de Némésis vengeresse, le libre arbitre et la responsabilité. L’autre plaide pour les infirmités natives du cerveau et demande leur cure par l’instruction. Le spiritualisme a pour ministre le bourreau, le matérialisme, l’instituteur.

Après tant de beaux exploits, le vieil assassin fait encore l’insolent et tranche du sauveur. Comme Perrin Dandin, il veut toujours pendre et s’écrie d’un ton rogue : « Sans moi tout est perdu. Avec le système de malades à guérir, au lieu de malfaiteurs à justicier, la société reste à la merci du vol et du meurtre. L’intimidation du châtiment peut seule la préserver. »

A-t-il donc si bien réussi jusqu’à présent, l’aimable sire ? Il a pendu et roué son content. Le mal, depuis longtemps, devrait être coupé à la racine. Eh bien ! Point ! Rigueurs et crimes se montrent compagnons inséparables. C’est partout, entre le bourreau et le criminel, un assaut de cruauté, un duel acharné et sans fin, où le seul vainqueur est la sauvagerie, le seul vaincu, l’humanité ! L’expérience est faite.

Cependant elle échoue contre des illusions, dont la [281] ténacité a des motifs plausibles en apparence. Il est certain que la crainte de peines draconiennes retient souvent le bras du criminel et prévient ainsi bien des malheurs. C’est l’évidence quotidienne de ce fait qui plaide pour la routine et maintient les duretés du code. La peur envoie promener l’histoire et la philosophie. Mais la peur est aveugle ; ses raisonnements sont des sophismes. Sans doute l’échafaud intimide. Seulement, il démoralise encore davantage. Pour cent bras qu’il arrête, mille cœurs sont pervertis. La récolte du mal est décuplée. Les vues courtes n’aperçoivent que l’effet prochain et direct. L’effet en sens contraire, indirect et lointain, leur échappe. Croit-on, par hasard, que la torture, la potence, la roue n’effrayaient pas ? Beaucoup plus à coup sûr que le bagne et la guillotine. D’où vient qu’elles réussissaient moins encore ?

Les crimes ne suivent pas le tarif de la répression, comme le supposent grossièrement les criminalistes. Non ! Ils ont pour régulateur unique l’état moral de la société, lequel est tout entier dans la réponse à cette question : « Qui gouverne ? Le dogme ou la science ? » Les dix derniers siècles nous montrent la foi chrétienne et la morale sur les deux bouts d’une bascule, toujours l’une au plus haut, quand l’autre est au plus bas.

L’ignorance, fille et mère des dogmes, enfante tous les désordres. L’instruction, fille et mère de la morale, les anéantit. En temps de ténèbres, toutes les pénalités sont impuissantes ; en temps de lumière, elles sont superflues. Déjà une épreuve décisive de cent cinquante années révèle le déclin parallèle des châtiments et des crimes, et la répression a toujours descendu première chaque degré. C’est à [282] elle de prendre l’initiative du désarmement. Car, à l’encontre de l’opinion vulgaire, elle déchaîne le mal, au lieu de le museler.

La science dissipe les chimères et les impostures qui tenaient la pensée captive et les âmes dans l’obscurité. Le triomphe des bons instincts, conséquence de cette révolution, sera dans l’avenir la meilleure sauvegarde de la société. Acheminée sur cette voie, elle saura se protéger contre les attaques, sans rendre violence pour violence, toujours préoccupée de guérir plutôt que de punir. Et proclamât-elle l’impunité absolue, elle n’aurait pas à pleurer la dixième partie des excès dont toutes les rigueurs d’aujourd’hui son impuissantes à la garantir.

Prétendre que la chute du libre arbitre et de ses conclusions farouches va effacer la notion du bien et du mal, supprimer le mérite et le démérite, rendre indifférent au vice et à la vertu, c’est une puérilité ou une sottise, si ce n’est point une calomnie. Quoiqu’il arrive, la bonté sera toujours une séduction, la méchanceté un repoussoir. Ces impressions-là ne se raisonnent point. C’est affaire de sentiment, non de syllogisme. La laideur est-elle un vice et la beauté une vertu ? Non ! Cependant l’une attire et l’autre rebute : double injustice, sans doute, mais indéracinable. Il faudrait acclamer une fois de plus la ruine des entités métaphysiques, si elle devait tempérer des impressions souvent exagérées et les ramener à de justes limites.

Un peu moins d’admiration pour des vertus qui sont le résultat de l’organisme et ne coûtent aucun effort ; moins de haine et de sévérité contre des fautes dûes à une conformation malheureuse, ce serait là d’un seul coup deux progrès. Il n’est pas à craindre que jamais l’équilibre se rompe au profit de la laideur morale.

[283] Elle déplaît bien autrement que la laideur physique, et au fond elle est plus à plaindre. L’essentiel n’est pas tant de pousser à l’horreur des vicieux qu’à la rareté du vice. Il n’existe pas entre les deux choses le rapport qu’on s’imagine. Le Moyen Âge nous offre à la fois l’horreur et la multiplicité des crimes. Ne vaudrait-il pas mieux les considérer comme des maladies qu’une bonne hygiène fera disparaître ? Quant aux malades, inutile de les recommander au prône. Ils paraîtront toujours assez déplaisants.

N’oublions pas que la science portera surtout le coup mortel aux passions méchantes par le redressement des iniquités sociales. Détruire l’injustice, c’est arracher l’arbre du mal. Quand le goupillon aura échappé à la main du prêtre, le glaive au bras du juge, le sabre au poing du soldat, le bandeau sera tombé aussi des yeux du peuple, et il aura cessé d’être un mannequin piloté par des fourbes. La chute du libre arbitre sera l’avènement de la liberté. Ce n’est plus la prison ou l’échafaud, c’est la bienveillance universelle qui garantira la sécurité de tous. Adieu pour jamais au spiritualisme, sanglant justicier !

« Oui, et adieu aussi à l’immortalité ! Passer comme une ombre, pour rentrer dans le néant, quelle désolation ! Mieux vaudrait ne pas naître. »

Très bien ! Nous y sommes. Elle est criarde cette note-là, mais elle est fausse. Il n’y a jamais eu autant d’espoir que de crainte dans la croyance à une vie future. Elle a été inventée comme une menace et comme un frein. Le passé et même le présent nous apprennent qu’on pense moins à Dieu qu’au diable, son exécuteur des hautes œuvres. Je doute fort que tous deux aient inspiré jamais [284] d’autre sentiment que l’effroi. On se permet de haïr le valet, mais attention il faut aimer le maître, de toute son âme… plus que soi-même, sous peine de damnation… Tour de force incomparable ! Ressentir à la fois, jusqu’au paroxysme, la terreur et l’amour du même être ! Les prêtres sont-ils venus à bout de l’enseigner ? Je n’en sais rien et peu importe.

En somme, le grand ressort du dogme, c’est la peur. La peur de l’Enfer dans l’autre monde a mis l’enfer dans celui-ci. Les deux sont frères-siamois, parfaitement inséparables. Ni l’un ni l’autre, ou l’un et l’autre, c’est à prendre ou à laisser. Si on tient à la vie future, le Moyen Âge en a coté le prix : les bûchers et le bâillon. Ce prix subsiste. S’il ne convient pas, plus de vie future. La science l’élimine.

Car la science, par tous ses travaux, fonde sur granite le matérialisme et l’athéisme. « L’indestructibilité et l’éternité de la matière » ont évincé création et créateur. « La pensée, propriété spéciale du cerveau », supprime l’immortalité de l’âme.

Sa prétendue indivisibilité n’a pas eu un meilleur sort. C’était le grand cheval de bataille du spiritualisme, le piédestal de l’ontologie. Cheval et Piédestal ont été culbutés. « Le cerveau est un assemblage de parties, dont chacune est l’organe d’une faculté particulière, et réciproquement, chaque phénomène de l’âme est le produit spécial d’une portion distincte de l’encéphale. »

Gall avait ouvert cette route, au début du siècle. La hardiesse et surtout la nouveauté de ses vues prêtèrent des armes à la raillerie. Ce qui sort de l’ornière rencontre aussitôt [285] devant soi la ligue des fripons et des dupes. Le spiritualisme effrayé eut recours à ses arguments habituels, l’injure et les pasquinades. Les temps aussi étaient mauvais. On traversait cette longue et douloureuse période de réaction catholique qui commence au 18 Brumaire pour souiller la première moitié de notre siècle. Le système des bosses, suspect et moqué, fut trop heureux de rester une amusette.

Mais la science veillait. L’étude du cerveau fut reprise à fond, et ses résultats sont décisifs. Les vieux radotages de l’ontologie ont été mis à néant. L’âme est bien un produit du cerveau, et loin d’être indivisible, se compose d’une foule de facultés distinctes qui jouent leur rôle spécial dans le drame de la personnalité.

La matière cérébrale se divise en deux parties, de nature et de propriété différentes, la substance grise et la substance blanche. La première, formée de cellules, occupe la superficie de l’organe. Elle est le siège et la productrice de tous les phénomènes de l’âme, et l’intelligence est en raison de sa masse. Les idiots en sont presque dépourvus. La substance blanche est un immense faisceau de fibres tubulaires, conductrices des sensations externes que reçoit du dehors et des ordres qu’expédie du dedans la substance grise.

Voilà qui était déjà suffisamment clair. Des expériences nombreuses et précises ont achevé de démontrer la divisibilité et l’origine toute matérielle de la pensée. On a enlevé chez plusieurs animaux la partie supérieure de la cervelle, par couches successives. Cette mutilation ne donne pas la mort. Mais à chaque parcelle détachée, l’intelligence [286] va diminuant, et enfin l’animal tombe dans l’insensibilité et dans l’hébétude. Il est réduit à la condition de végétal, et sa vie peut se prolonger dans cet état, plusieurs années.

Ainsi, 1°, la pensée est une production de la substance grise. 2°, chaque partie de l’encéphale a sa fonction propre, et si cette partie est altérée ou détruite, la fonction subit le même sort.

L’organe cérébral est donc une sorte de casier où toutes les pièces de l’organisme sont disposées symétriquement dans leurs cases respectives. C’est encore, si l’on veut, un piano, dont chaque octave représente un groupe de facultés du même ordre. Les cordes sont les tendances et les aptitudes, diverses, rendant toutes un son particulier qui concourt à l’effet d’ensemble. Piano et cerveau ont également leur individualité, et ils jouent l’un et l’autre une foule d’airs variés, dans tous les goûts.

Mais qui joue du piano humain ? — « Dieu » diront les spiritualistes. Il leur reste cette consolation : placer le clavier de leur homme-instrument sous les doigts de la Providence touche-à-tout. On sait que la musique n’en vaut pas mieux.

« Qui est le pianiste ? », reprend le matérialisme. « Personne et tout. Les cordes donnent leur note sous une impression externe, soit actuelle, soit ancienne et conservée par la mémoire. La volonté l’émet au dehors. Elle est leur organe, leur retentissement. Toutes ces cordes exercent une action constante les unes sur les autres, et font ainsi elles-mêmes leur musique, qui est plus ou moins charivari, selon la valeur et le bon état de l’instrument. »

[287] Un instrument merveilleux celui-là, œuvre vivante de la nature, cette force aveugle et fatale, à qui nous disons tant d’injures, parce qu’elle se permet de ne pas travailler à notre mode. Hélas non, pauvre nature ! Elle ne saurait pas faire un piano d’Erard. Heureusement pour notre amour-propre, yeux et oreilles lui manquent. Je me figure sa grimace, lorsqu’une de ses plus gracieuses créations à elle tapote sur ce bel outil. Comme elle dirait bien vite à la tapoteuse : « Assez ! Chante toi-même avec la voix que je t’ai faite. J’aime mieux ça.» — Hélas encore ! Aux premiers cris, elle s’enfuirait peut-être désespérée. Rassurons-nous, elle est sourde.

Laissons cela. En dépit des comparaisons impertinentes qui trainent partout et qui ont la fatuité de se donner pour des raisons, les œuvres de la nature n’ont pas l’ombre d’un rapport avec les grossières, mécaniques sorties de notre pensée si orgueilleuse et de nos mains si impuissantes. On numérote les cordes d’un piano. Il a ses tons, ses demi-tons. Qui saurait nombrer les nuances du clavier humain ? Un classement à la grosse a pu tracer les divisions principales. Quant à une graduation de détail, il serait mille fois plus facile de séparer les nuances insaisissables de l’arc-en-ciel.

Le cerveau est à la fois divisibilité extrême et unité absolue. Toutes ses parties sont si intimement solidaires que le trouble d’un seul point bouleverse aussitôt l’appareil entier. Cette solidarité prend pour le possesseur de l’organe toutes les apparences de l’unité, et lui donne la parfaite conviction que son âme est indivisible. Elle n’est cependant que la résultante des diverses facultés en mouvement. La part principale dans l’illusion revient à ce qu’on appelle la volonté.

[288] Tout le monde à peu près concède de l’inégalité des intelligences. Pour les arts, les sciences, la littérature, on admet volontiers toutes les nuances possibles, génie, talent, médiocrité, impuissance. On ne conteste pas davantage la diversité, ni le plus ou moins de force des penchants. Mais dès qu’il s’agit de la volonté, halte-là ! Chacun s’en adjuge sans façon la dose maximum, travers assez concevable, puisqu’elle est la personnalité en action.

Expliquer un peu à un bimane que sa volonté est le produit actif des diverses portions de la substance grise, fonctionnant sous l’influence et pour la satisfaction de désirs ou de besoins, naturels et nécessaires.

« Mais c’est la description d’une machine que vous me faites là ! » s’écrie le bonhomme scandalisé. « Je ne suis point une machine, je suis une intelligence. Je me sens libre. Je veux parce que je veux. J’ai conscience de ma volonté. »

Oui, et vous n’avez pas conscience des motifs qui la déterminent à votre insu. Pensez-vous donc être un effet sans cause ? La volonté ressort de la conformation et de l’état présent de l’encéphale. Elle est une résultante de l’ensemble des facultés en mouvement, facultés variables selon les individus.

S’il n’en était pas ainsi, tout le monde, devant une situation donnée, éprouverait les mêmes impressions, aurait la même volonté. Nul ne s’avise de cette remarque. Occupé uniquement de soi-même, on s’inquiète peu de ce qui se passe dans le crâne des autres. Le moi absorbe et aveugle. Sortez donc un instant de votre propre contemplation [289] et regardez autour de vous. Pourquoi, sur la même affaire, une différence si prodigieuse entre votre manière de sentir, de comprendre, de juger, de vouloir, et celle d’un enfant, d’une femme, et même d’un individu de votre âge ? Où en chercher la raison, si ce n’est dans la différence des constitutions organiques ? Votre jugement à vous-même et votre volonté, à propos d’une même question, présenteront de très grandes disparates, suivant l’âge, la santé ou la maladie. L’état et les dispositions des foyers nerveux ont changé. Vous sentez, vous appréciez, vous décidez autrement. Vous ne voyez plus les choses du même œil. En quoi que ce soit, depuis la naissance jusqu’à la mort, vous n’êtes jamais que l’écho de votre organisme. Cet organisme, en définitive, c’est vous.

Le vieillard, loin de grandir, par les années, en forces intellectuelles, retombe au contraire en enfance. Ses penchants sont amortis, sa pensée est éteinte, son jugement disparu, sa conscience oblitérée, sa volonté anéantie. Ce n’est plus qu’une ombre. Pourquoi ? « Il n’y a plus d’huile dans la lampe. » Les cellules nerveuses sont épuisées, la vie s’en retire. Chez l’enfant, une faiblesse presqu’identique vient d’un motif opposé. Ses facultés se trouvent à l’état embryonnaire, à peu près nulles. Si le vieillard ne peut plus, l’enfant ne peut pas encore.

Quand les éléments nerveux diffèrent, leurs manifestations sont dissemblables. Elles sont toujours rigoureusement en rapport avec l’état actuel de l’organe qui les produit. Or, rien de plus impressionnable que l’appareil cérébral, sans cesse à la merci de mille influences inaperçues ou inexpliquées. En Angleterre, le vent d’Est donne le spleen et amène une foule de suicides. A Valence (Espagne), le Poniente (vent d’Ouest) s’appelle le vent du couteau. Il exaspère [290] certains tempéraments jusqu’à l’homicide. Je ne sache pas que ces courants d’air soient jamais impliqués dans la poursuite des crimes qu’ils provoquent. Ils ne figurent même pas comme témoins à décharge, ce qui serait pourtant stricte justice. Mais que deviendrait la responsabilité ? Imaginez un accusé s’écriant : « Ce n’est pas moi, c’est le Poniente. » — « Et votre libre arbitre ! », lui dirait le Président. « Le Poniente souffle pour tout le monde. Il n’a soufflé qu’à vous l’assassinat. » Pauvre argument ! Spleen, suicide ou meurtre ne seront jamais que des exceptions. Mais pour être un effet à outrance, en sont-ils moins un effet atmosphérique ?

Combien d’autres influences qu’il est impossible même de soupçonner ! On s’imagine toujours posséder la plénitude de son libre arbitre. Ainsi, tel individu vient d’obéir à l’impulsion reçue de l’un des foyers cérébraux, sollicité lui-même par une cause quelconque. Il ne s’en doute pas. Comment, dans cette opération de l’entendement, distinguerait-il entre l’acte de vouloir et l’excitation organique qui le détermine ? L’un et l’autre son également lui. Le mouvement est simultané, ou du moins, s’il y a succession, il n’en a pas conscience, d’abord à cause de la rapidité, puis d’ailleurs parce que le sentiment du moi ne s’interrompt jamais. Chaque irradiation des foyers nerveux en activité, c’est toujours l’individu tout entier et l’individu un. De là l’illusion opiniâtre du libre arbitre, ainsi que de l’unité et de l’indivisibilité de l’âme.

L’homme, être pensant et très infatué des apparences immatérielles de sa pensée, ne se persuade pas volontiers qu’il est purement et simplement une série de phénomènes, issus de cette masse blanc-grisâtre à forme et à texture étrange, qui a nom : cervelle. Il s’emporte contre [291] un pareil affront. Il proteste indigné,… et l’instant d’après, il dira de son voisin avec le plus grand phlegme : « pauvre cervelle ! », proclamant lui-même en deux mots la vérité qui l’horripile si fort. La langue est pleine de ces formules brèves et claires qui écrasent à plat les galimatias de la métaphysique spiritualiste.

Dans ses tumultes internes, le cerveau livre souvent à l’observateur le secret du mécanisme qui met en jeu les passions. L’ivresse, par exemple, en jetant le désordre dans l’encéphale, bouscule les facultés directrices qui veillent à la conservation personnelle, en maîtrisant les penchants dont la manifestation serait nuisible. Libres de surveillance et de contrainte, ces penchants éclatent avec violence.

Tel individu, excellent à jeun, « a le vin mauvais.» La circonspection et l’intelligence en déroute ne savent plus comprimer ses instincts brutaux. Tel autre, morose d’habitude, « a le vin expansif et tendre. » C’est le caractère opposé. Les surveillants grisés cessent de retenir ses inclinations bienveillantes, que la raison gardait secrètes, sachant par expérience que l’excès de bonté a ses périls et provoque l’agression. Les prisonnières délivrées font tapage et fêtent tout le monde.

Le bien évidemment est plus méritoire chez le premier de ces hommes, parce qu’il lui coûte davantage. Mais ses accointances peuvent devenir dangereuses à l’occasion. Il fait bon passer au large.

Il arrive souvent qu’une âme noble et droite dédaigne ou rougit d’afficher les sentiments dont la conscience lui suffit et n’offre au public que des dehors assez peu aimables, tandis que [292] le méchant éprouve le besoin de cacher sa perversité sous d’hypocrites étalages. Le vin jette bas les masques et met à nu la réalité. In vino veritas (la vérité dans le vin), pas de dicton plus vrai. Défiez-vous des poignées de main et des gens suaves.

Que voit-on dans ces tableaux ? Une volonté prédominante ? Un libre arbitre indépendant des propensions natives ? Tout au contraire, rien que des facultés en jeu, qui se combinent tantôt par alliance, tantôt par opposition, qui s’exaltent ou s’affaissent sous les fumées de l’orgie : l’hypocrisie du méchant, qu’on pourrait croire un pur effet de la volonté, n’est due qu’à l’instinct dissimulateur, développé par celui de la conservation.

À l’état normal, le cerveau fournit des scènes analogues. Voici un homme étourdi, primesautier. La circonspection lui fait défaut. Il agit à la légère, sans réfléchir. Un mauvais désir le pousse. Il y cède, avant d’avoir pesé les suites. Il les aperçoit trop tard. Un circonspect aurait résisté même à des impulsions plus fortes. Supposez maintenant un penchant très vif, combiné avec le manque de réflexion. Il est presqu’impossible d’échapper aux conséquences de cette double défectuosité. Ici encore et toujours, ce qu’on appelle la volonté n’est que l’obéissance passive et très humble à des entraînements irrésistibles.

Pas n’est besoin, au surplus, de chercher des exemples dans les cas exceptionnels. Prenons au hasard un groupe quelconque d’hommes associés dans un intérêt commun… les membres d’un ministère, la [293] rédaction d’un journal. Si le libre arbitre doit se loger quelque part, c’est assurément dans ces fortes têtes. L’intelligence a surtout privilège pour discipliner les instincts et leur enlever le gouvernement de la volonté. Eh bien, trouvez, si c’est possible, un poste d’observation pour examiner le groupe à l’œuvre, et regardez.

Tous ces caractères, soigneusement enveloppés de la pensée pour dissimuler leurs angles, entament avec précaution la besogne commune qui les place en contact. Au début, tout va bien. Peu à peu cependant, les angles se font jour, percent les plastrons de leur propriétaire d’abord, puis des associés. Déjà on ne se touche plus que par des pointes, chaque jour plus aiguës, bientôt perforantes. Notez que ces hommes ont entre eux un lien puissant. Renommée, fortune, pouvoir, honneur même, sont parfois engagés dans l’entreprise qui les réunit.

Rien n’y fait. Vainement l’intelligence, accourue à la rescousse, s’épuise en efforts pour rappeler ces fous au souvenir de leur but, au sentiment de leur intérêt. Son succès dure peu. La violence des passions reprend le dessus et les emporte. Vanité, ambition, jalousie, astuce, colère, loyauté, étourderie, orgueil, vengeance, se livrent à une boxe furieuse. L’observateur est saisi d’effroi à la vue de ces espèces de machines aveugles et sourdes qui tourbillonnent, se heurtent, se culbutent, et finalement restent étendues sur place… sans la moindre nouvelle de leur libre arbitre. Fini du ministère !… Fini du journal !… Il faut se ramasser tout éclopé et s’en aller piteusement en réparation… pour recommencer plus tard l’aventure… avec le même succès.

Qui peut se vanter de n’avoir pas eu son rôle dans un [294] de ces drames-vaudevilles ? Il n’est pas indispensable pour cela d’être journaliste ou ministre. De Pékin ou de Paris jusqu’au dernier hameau, la même pièce se joue du matin au soir, sur le théâtre humain, et toutes les représentations sont données en l’honneur du libre arbitre. Les Jésuites, qui s’y entendent, n’ont pu résoudre le problème que par la cadavérisation individuelle… Perinde ac cadaver. Et l’ont-ils résolu encore ? Pour moi, je n’en crois rien. Qui connaît le fond de leur antre ?

Le plus amusant de l’affaire, c’est la fureur qui éclate au seul mot « machine». Ah mais, la vanité ne plaisante pas, toute plaisante qu’elle est. Les fourbes le savent bien et s’en vont criant sur les toits : « Mes amis, on veut faire de vous des machines ! » Et les sots qui, la veille, s’étaient mis au lit avec l’idée flatteuse d’être des hommes, se réveillent pleins d’épouvante, se tâtent les côtes et courent au miroir s’assurer si on ne les a pas changés en machines. Eh, bonnes gens, vous n’avez plus rien à craindre. Il y a beau temps que c’est fait. Ceux qui vous mènent s’entendent à ce métier-là. Ils n’en ont pas d’autre.

« Machines » soit, puisque le mot plaît aux imbéciles, mais du moins machines perfectionnées. Car aujourd’hui elles connaissent leur mécanisme, et hier elles ne s’en doutaient pas.

Que de modestie et de loyauté dans le spiritualisme ! Ce n’est pas lui qui voudrait user de la flatterie. Fi donc ! Il se borne à classer par une simple épithète : « immortaliste, demi-Dieu… matérialiste, machine. » Des Australiens, des Hottentots, dès qu’un [295] prêtre les a serinés, peuvent regarder du haut en bas des hommes tels que Büchner, Moleschott, d’Holbach, Lalande, etc. Une paysanne bas-rhénane ou bas-bretonne a le droit de dire à Humboldt ou à Diderot : « vous êtes un automate, vous. Moi, je suis une intelligence. J’ai une âme, vous n’avez qu’un ressort. »

L’accouplement d’une intelligence avec un automate donnerait-il bien postérité ? Et de ces produits hybrides sortirait-il des ressorts ou des âmes ? Renvoyé à la décision du Saint Père le Pape, quand il aura en poche son brevet d’infaillibilité.

 

[296] Note A — Le Pélagianisme et la Prédestination.

Pélage, moine breton, épouvanté de la doctrine monstrueuse du péché originel qui, pour la prétendre faute d’Adam, condamne en masse le genre humain à des tourments éternels, soutint que la solidarité de cette faute ne pouvait, sans iniquité, s’étendre aux descendants du coupable, que les hommes étaient responsables seulement de leurs actes personnels, et qu’ils seraient jugés selon leurs mérites ou démérites.

C’était l’idée sensée, juste et humaine.8 Elle [297] devait donc être proscrite par le christianisme. Il y allait de son existence. Si le genre humain n’était pas damné par avance, comment soutenir que le fils de Dieu avait voulu mourir sur une croix pour le racheter de la damnation ? La nouvelle religion croulait par la base. Aussi, nulle hérésie ne souleva autant d’anathèmes. Poursuivi sans relâche par les papes, les conciles, les empereurs, le Pélagianisme, après cent ans de luttes, succomba sous les fureurs de l’orthodoxie.

En tête de ses ennemis figuraient saint Jérôme et surtout saint Augustin, qui répandit à flots, dans cette querelle, sa faconde et sa bile. Quelques passages de cet aimable docteur suffiront pour faire apprécier la bonté de son cœur et la mansuétude de ses idées. Il écrit à saint Jérôme :

« … Toute âme qui quitte le corps sans le sacrement (le baptême) qui confère la grâce, quel que soit l’âge dudit corps, est destinée aux peines futures, et reprendra son corps terrestre au jugement, pour qu’il souffre avec elle… »

Il dit ailleurs :

« Il est hors de doute que, non seulement les hommes ayant atteint l’âge de raison, mais encore les enfants et les [298] fœtus qui ont vécu dans le sein de leur mère, s’ils meurent sans avoir été baptisés, seront éternellement punis, après leur mort, par le supplice du feu, supplice mérité non par le péché, dont eux-mêmes ne se sont pas rendus coupables, mais par le péché originel, que leur conception charnelle et leur naissance leur on fait contracter… »

C’est en conformité de ces charmantes opinions que certains prêtres ouvrent ou font ouvrir le ventre de femme, encore vivantes, pour en extraire le fœtus demi-mort et lui administrer in extremis la douche baptismale. Que le fœtus expire avant d’être atteint par l’eau qui tombe… l’Enfer !… Qu’une seule goutte le touche avant son dernier souffle… le Paradis ! Et dans les deux cas, pour l’éternité. Ô idéal de la justice !

L’Enfer !… non, plus maintenant. Tant d’horreur passait la mesure. Il y avait là un danger sérieux pour le christianisme. L’Église l’a compris et a jugé prudent de mitiger la sentence. Elle a inventé pour les enfants morts sans baptême le séjour des limbes, où l’on vit dans les ténèbres éternelles, mais du moins sans être grillé. Reste à savoir si les petits êtres, décédés entre l’arrêt primitif et l’adoption du nouveau local, postérieure de plusieurs siècles, seront casernés dans l’Enfer ou dans les limbes. Incontestablement, durant tout cet intervalle, ils ont dû rôtir, en vertu de la première décision de l’Église. La seconde les aura-t-elle fait transférer au quartier neuf, ou sont-il restés acquis définitivement aux chaudière bouillantes ? C’est un point à soumettre au Pape. [299] Mais personne ne s’en soucie, car les mères sont mortes et ne réclament pas. Fussent-elles vivantes, d’ailleurs, elles ne réclameraient pas davantage. Toute cruauté leur est agréable, au profit de la superstition. Elles ne se révoltent que contre les bienfaits de la lumière.

Dans une lettre à Optatus sur Pélage et sur l’origine de l’âme, l’évêque d’Hippone (saint Augustin) s’exprime en ces termes :

« … La masse entière de l’Humanité, depuis Adam, est prédestiné à la damnation. Si donc il se trouve en elle des vases de colère, ce n’est là qu’une conséquence de la peine méritée depuis la naissance. Dieu est encore fort bon. Cela se prouve surtout par les enfants que le baptême a régénérés et qui meurent. Ils passent immédiatement à la vie éternelle, sans avoir été dans le cas de se distinguer des autres enfants qui, privés de cette grâce, meurent damnés avec la masse entière des hommes. »

« Ceux d’entre eux [les enfants] qui sont sauvés doivent savoir avant tout qu’ils n’avaient aucun droit à l’être, qu’ils le sont exclusivement par la miséricorde de Dieu, gratuitement, et qu’aucun tort ne leur aurait été fait, s’ils avaient été damnés avec les autres. Ceux qui sont damnés [toujours les enfants] n’ont à se plaindre d’aucune injustice. Ils étaient nés pour être damnés et avaient mérité de l’être. Toute la masse du genre humain serait équitablement punie de la damnation [300] éternelle, si le potier, non seulement juste, mais miséricordieux, n’y prenait de quoi fabriquer des vases de gloire, par une grâce particulière, et nullement à cause de leur droit… »

Assez sur la Prédestination. Un dernier extrait seulement en l’honneur de la grâce, cet autre nom de la même doctrine. Ainsi parle leur père commun, le grand saint Augustin :

« … Nous sommes tous comme les serviettes des menstrues [comparaison de couleur toute locale pour le péché originel]. Nous ne pouvons donc pas être purs, à moins que Dieu seul, qui est pur, ne nous purifie. Il purifie, parmi les fils des hommes, ceux en qui il lui plaît d’habiter, ceux que, dans les secrets profonds et inaccessibles de ses incompréhensibles jugements, toujours justes, quoique toujours cachés, il a prédestinés, avant la création du monde, sans qu’il l’eussent mérité ; qu’il a appelés au monde ; qu’il a justifiés dans le monde, et qu’il exalte après le monde ; ceux qui sont écrits dans le livre de vie, qui ne sauraient périr, en qui tout tourne au bien, même les péchés… «

« Mais la mort des pécheurs est terrible, des pécheurs dont Dieu, avant de faire le ciel et la terre, a, dans l’abîme de ses jugements cachés mais toujours justes, prévu [un mot bien [301] anodin pour dire : résolu] la mort éternelle, qu’il a laissés [autre euphémisme pour dire : enfoncés] dans leurs souillures, et en qui tout se tourne en mal, jusqu’à la prière qui devient péché pour eux… »

Voilà ce qu’en argot théologique on dénomme la grâce. L’un est prédestiné au Ciel dès avant la création. Chez lui, tout se tourne en bien, même ses turpitudes. Il a la grâce. — L’autre est réservé à l’Enfer. Pour lui, tout se tourne en mal et devient péché. Il n’a pas la grâce.

Et dire que cette démence de l’horrible maîtrise l’Occident depuis quinze siècles, et nous écrase de son poids nous-mêmes, les fils de Voltaire et de Diderot, en dépit de toutes les conquêtes de la science, au mépris du sang de plusieurs millions d’hommes, versé pour délivrer le monde d’un pareil fléau !

À l’auteur de ces exécrables doctrines on vient de bâtir, en plein Paris, une somptueuse église, qui a coûté plusieurs millions. Des femmes, des enfants y entrent chaque jour par centaines, s’agenouiller et prier devant le saint dont le nom ne devrait être prononcé qu’avec une malédiction.

Qu’il nous soit permis à notre tour d’admirer la logique et la modestie de ce docteur, qui explique couramment et sans broncher les secrets profonds et inaccessibles des incompréhensibles jugements de Dieu, aussi justes que cachés.

[302] Le grand saint Augustin savait sur le bout des doigts les secrets profonds, inaccessibles et incompréhensibles du Père Eternel. En revanche, il ne savait pas que la terre était ronde. Il traitait d’ânes bâtés les propagateurs d’une si monstrueuse ineptie. Son argument pour la foudroyer, c’est que les hommes ne pourraient ni remonter les pentes du globe, ni se tenir par dessous, la tête en bas ! Selon le grand rôtisseur d’enfants, la terre était plate. Honneur au plus illustre père de l’Église catholique !

  1. Source: Blanqui MSS 9592(1), ff. 239-302. La pagination manuscrite est indiquée par les numéros entre crochets. Il existe plusieurs brouillons de ce texte, écrits de la main de Blanqui, dans le volume MSS 9592(1). Des versions antérieures, plus courtes, qui diffèrent sur plusieurs points, sont datées 22 juin 1868, et se trouvent dans MSS 9592(3), ff. 171. Une version abrégée de ce texte a été publiée par Période.
  2. « Çakia-mouni » dans le texte original.
  3. Fatum, destin. (Note de Blanqui).
  4. Voir la note A sur l’hérésie de Pélage et la prédestination. (Note de Blanqui).
  5. « Dieu a permis… Dieu ne permettra pas que… S’il plaît à Dieu !… Plût à Dieu !… Il a plu à la Providence… Plaise à Dieu ! — Dieu veuille que… Le cœur des rois est dans la main de Dieu… — Les décrets impénétrables de la Providence. — Les desseins de Dieu. — Dieu nous l’a donné, Dieu nous l’a ôté », etc. Ces chevilles célestes, par leur profusion, sont devenues dans la grammaire un supplément des parties du discours. (Note de Blanqui).
  6. Gesta dei per Francos, Exploits de Dieu par le bras des Francs. (Note de Blanqui).
  7. Il s’agit probablement de l’expression du XVIIe siècle: ‘il n’entend ni à hu, ni à dia’.
  8. Réserves faites sur la valeur physiologique de cette responsabilité. Il s’agit ici uniquement de la théorie chrétienne, d’après laquelle les hommes ne sont plus que les mécaniques, ajustées d’avance pour gravir l’échelle du Paradis ou descendre l’escalier de l’Enfer. Ladite théorie n’empêche pas les hurlements épiscopaux en l’honneur de la liberté morale. Il est vrai que les évêques ne sont pas plus tenus de connaître l’histoire que les dogmes de leur religion. La mitre et la crosse suffisent pour leur donner la science infuse et l’autorité plénière. Ils peuvent dire à leur aise oui et non, blanc et noir sur toute chose, sans compromettre la docilité du troupeau. Le troupeau ne connaît que la houlette. (Note de Blanqui).