Texts

Défense d’Auguste Blanqui au procès des Quinze (12 Janvier 1832)

Messieurs les jurés,1

Je suis accusé d’avoir dit à trente millions de Fran­çais, prolétaires comme moi, qu’ils avaient le droit de vivre. Si cela est un crime, il me semble du moins que je ne devrais en répondre qu’à des hommes qui ne fussent point juges et parties dans la question. Or, messieurs, remarquez bien que le ministère public ne s’est point adressé à votre équité et à votre raison, mais à vos passions et à vos intérêts ; il n’appelle pas votre rigueur sur un acte contraire à la morale et aux lois ; il ne cherche qu’à déchaîner votre vengeance contre ce qu’il vous représente comme une menace à votre existence et à vos propriétés. Je ne suis donc pas devant des juges, mais en présence d’ennemis ; il serait bien inutile dès lors de me défendre. Aussi je suis résigné à toutes les condamnations qui pour­raient me frapper, en protestant néanmoins avec éner­gie contre cette substitution de la violence à la justice, et en me remettant à l’avenir du soin de rendre la force au droit. Toutefois, s’il est de mon devoir, à moi prolétaire, privé de tous les droits de la cité, de décli­ner la compétence d’un tribunal où ne siègent que des privilégiés qui ne sont point mes pairs, je suis convaincu que vous avez le cœur assez haut placé pour apprécier dignement le rôle que l’honneur vous impose dans une circonstance où on livre en quelque sorte à votre immolation des adversaires désarmés. Quant au nôtre, il est tracé d’avance ; le rôle d’accu­sateur est le seul qui convienne aux opprimés.

Car il ne faut pas s’imaginer que des hommes inves­tis par surprise et par fraude d’un pouvoir d’un jour pourront à leur gré traîner les patriotes devant leur justice et nous contraindre, en montrant le glaive, à demander miséricorde pour notre patriotisme. Ne croyez pas que nous venions ici pour nous justifier des délits qu’on nous impute ! Bien loin de là, nous nous honorons de l’imputation, et c’est de ce banc même des criminels, où on doit tenir à honneur de s’asseoir aujourd’hui, que nous lancerons nos accu­sations contre les malheureux qui ont ruiné et désho­noré la France, en attendant que l’ordre naturel soit rétabli dans les rôles pour lesquels sont faits les bancs opposés de cette enceinte, et qu’accusateurs et accusés soient à leur véritable place.

Ce que je veux dire expliquera pourquoi nous avons écrit les lignes incriminées par les gens du roi et pour­quoi nous en écrirons encore.

Le ministère public a, pour ainsi dire, montré en pers­pective à vos imaginations une révolte des esclaves, afin d’exciter votre haine par la crainte. «Vous voyez, a-t-il dit, c’est la guerre des pauvres contre les riches; tous ceux qui possèdent sont intéressés à repousser l’invasion. Nous vous amenons vos ennemis ; frap­pez-les avant qu’ils ne deviennent plus redoutables.» Oui, messieurs, ceci est la guerre entre les riches et les pauvres, les riches l’ont ainsi voulu, car ils sont les agresseurs. Seulement, ils trouvent mauvais que les pauvres fassent résistance ; ils diraient volontiers, en parlant du peuple : « Cet animal est si féroce qu’il se défend quand on l’attaque. » Toute la philippique de M. l’avocat général peut se résumer dans cette phrase. On ne cesse de dénoncer les prolétaires comme des voleurs prêts à se jeter sur les propriétés : pour­quoi ? Parce qu’ils se plaignent d’être écrasés d’im­pôts au profit des privilégiés. Quant aux privilégiés, qui vivent grassement de la sueur du prolétaire, ce sont de légitimes possesseurs menacés du pillage par une avide populace. Ce n’est pas la première fois que les bourreaux se donnent des airs de victimes. Qui sont donc ces voleurs dignes de tant d’anathèmes et de supplices ? Trente millions de Français qui paient au fisc un milliard et demi et une somme à peu près égale aux privilégiés. Et les possesseurs, que la société entière doit couvrir de sa puissance, ce sont deux ou trois cent mille oisifs qui dévorent paisiblement les milliards payés par les voleurs. Il me semble que c’est là, sous une nouvelle forme et entre d’autres adver­saires, la guerre des barons féodaux contre les mar­chands qu’ils détroussaient sur les grands chemins. En effet, le gouvernement actuel n’a point d’autre base que cette inique répartition des charges et des bénéfices. La Restauration l’a instituée en 1814 sous le bon plaisir de l’étranger, dans le but d’enrichir une imperceptible minorité des dépouilles de la nation. Cent mille bourgeois en forment ce qu’on appelle, par une ironie amère, l’élément démocratique. Que sera-t-il, bon Dieu ! des autres éléments ?

Paul-Louis Courier a déjà immortalisé la marmite représentative ; cette pompe aspirante et foulante qui foule la matière appelée peuple, pour en aspirer des milliards incessamment versés dans les coffres de quelques oisifs, machine impitoyable qui broie un à un vingt-cinq millions de paysans et cinq millions d’ou­vriers pour extraire le plus pur de leur sang et le trans­fuser dans les veines des privilégiés. Les rouages de cette machine, combinés avec un art merveilleux, atteignent le pauvre à tous les instants de la journée, le poursuivent dans les moindres nécessités de son humble vie, se mettent de moitié dans son plus petit gain, dans la plus misérable de ses jouissances. Et ce n’est pas assez de tant d’argent qui voyage des poches du prolétaire à celles du riche, en passant par les abîmes du fisc ; des sommes plus énormes encore sont levées directement sur les masses par les privi­légiés, au moyen des lois qui régissent les transac­tions industrielles et commerciales, lois dont ces privilégiés possèdent la fabrication exclusive. Pour que le propriétaire retire de ses champs un gros fer­mage, les blés étrangers sont frappés d’un droit d’en­trée qui augmente le prix du pain ; or vous savez que quelques centimes de plus ou moins sur une livre de pain, c’est la vie ou la mort de plusieurs milliers d’ou­vriers. Cette législation des céréales écrase surtout les populations maritimes du Midi. Pour enrichir quelques gros fabricants et propriétaires des forêts, on soumet à des droits énormes les fers d’Allemagne et de Suède, en sorte que les paysans sont contraints de payer bien cher de mauvais outils, tandis qu’ils pourraient s’en procurer d’excellents à bon marché ; l’étranger à son tour se venge de nos prohibitions en repoussant les vins français de ses marchés, ce qui, joint aux impôts qui pèsent sur cette denrée à l’inté­rieur, réduit à la misère les contrées les plus riches de la France, et tue la culture de la vigne, la plus natu­relle au pays, la culture véritablement indigène, celle qui favorise le plus la mobilisation du sol et la petite propriété. Je ne parlerai pas de l’impôt sur le sel, de la loterie, du monopole des tabacs, en un mot, de cet inextricable réseau d’impôts, de monopoles, de prohi­bitions, de droits de douane et d’octroi, qui enveloppe le prolétaire, qui enchaîne et atrophie ses membres. Il suffit de dire que cette masse d’impôts est répartie de manière à épargner toujours le riche et à peser exclu­sivement sur le pauvre, ou plutôt que les oisifs exer­cent un indigne pillage sur les masses laborieuses.

Le pillage est indispensable en effet. Ne faut-il pas une grosse liste civile pour défrayer la royauté, la consoler du sacrifice sublime qu’elle a fait de son repos au bonheur du pays ? Et, puisqu’un des principaux titres des Bourbons cadets à l’hérédité consiste dans leur nombreuse famille, l’État n’ira pas faire mesqui­nement les choses, et refuser des apanages aux princes, des dots aux princesses. Il y a aussi cette immense armée de sinécuristes, de diplomates, de fonction­naires, que la France, pour son bonheur, doit fournir de gros traitements, afin qu’ils enrichissent de leur luxe la bourgeoisie privilégiée, car tout l’argent des parties prenantes au budget est dépensé dans les villes, et il ne doit pas retourner aux paysans un seul sou du mil­liard et demi dont ils payent les cinq sixièmes.

Ne faut-il pas aussi que ce nouvel astre financier, ce Gil Blas du XIXe siècle, courtisan et apologiste de tous les ministères, favori du comte d’Olivarès comme du duc de Lerme, puisse vendre les hauts emplois à beaux deniers comptants ? Il est indispensable de graisser les grands rouages de la machine représentative, de doter richement fils, neveux, cousins, cousines. Et les courtisans, les courtisanes, les intrigants, les crou­piers qui cotent à la Bourse l’honneur et l’avenir du pays, les entremetteuses, les maîtresses, les agents fournisseurs, les écrivains de police qui spéculent sur la chute de la Pologne, toute la vermine des palais et des salons, ne faut-il pas gorger d’or tout cela? Ne faut-il pas pousser à la fermentation ce fumier qui féconde si heureusement l’opinion publique?

Voilà le gouvernement que les bouches d’or du minis­tère nous donnent comme le chef-d’œuvre des sys­tèmes d’organisation sociale, le résumé de tout ce qu’il y a eu de bien et de parfait dans les divers méca­nismes administratifs depuis le déluge ; voilà ce qu’ils vantent comme le nec plus ultra de la perfectibilité humaine en matière de gouvernement ! C’est tout bonnement la théorie de la corruption poussée à ses dernières limites. La plus forte preuve que cet ordre de choses n’est institué qu’en vue de l’exploitation du pauvre par le riche, qu’on n’a cherché d’autre base qu’un matérialisme ignoble et brutal, c’est que l’intelligence est frappée d’ilotisme. En effet, elle est une garantie de moralité, et la moralité introduite par mégarde dans un pareil système ne pourrait y entrer que comme élément infaillible de destruction.

Je le demande, messieurs, comment les hommes de cœur et d’intelligence, rejetés au rang des parias par une plate aristocratie d’argent, ne ressentiraient-ils pas profondément un si cruel outrage ? Comment pourraient-ils demeurer indifférents à la honte de leur pays, aux souffrances des prolétaires, leurs frères d’infortune? Leur devoir est d’appeler les masses à briser un joug de misère et d’ignominie ; ce devoir, je l’ai rempli et malgré les prisons nous le remplirons jusqu’au bout en bravant nos ennemis. Quand on a derrière soi un grand peuple qui marche à la conquête de son bien-être et de sa liberté, on doit savoir se jeter dans les fossés pour servir de fascines et lui faire un chemin. Les organes ministériels répètent avec com­plaisance qu’il y a des voies ouvertes aux doléances des prolétaires, que les lois leur présentent des moyens réguliers d’obtenir place pour leurs intérêts. C’est une dérision. Le fisc est là, qui les poursuit de sa gueule béante ; il faut travailler, travailler nuit et jour pour jeter incessamment de la pâture à la faim toujours renaissante de ce gouffre ; bien heureux s’il leur reste quelques bribes pour tromper celle de leurs enfants. Le peuple n’écrit pas dans les journaux; il n’envoie pas de pétition aux Chambres : ce serait temps perdu. Bien plus, toutes les voix qui ont un retentissement dans la sphère politique, les voix des salons, celles des boutiques, des cafés, en un mot de tous les lieux où se forme ce qu’on appelle l’opinion publique, ces voix sont celles des privilégiés ; pas une n’appartient au peuple ; il est muet ; il végète éloigné de ces hautes régions où se règlent ses destinées. Lorsque, par hasard, la tribune ou la presse laissent échapper quelques paroles de pitié sur sa misère, on se hâte de leur imposer silence au nom de la sûreté publique, qui défend de toucher à ces questions brûlantes, ou bien on crie à l’anarchie. Que si quelques hommes persistent, la prison fait justice de ces vociférations qui troublent la digestion ministérielle. Et puis, quand il s’est fait un grand silence, on dit : «Voyez, la France est heureuse, elle est paisible, l’ordre règne !»

Mais qu’en dépit des précautions le cri de faim, poussé par des milliers de malheureux, parvienne jusqu’aux oreilles des privilégiés, ils rugissent, ils s’écrient: « Il faut que force reste à la loi ! Une nation ne doit se passionner que pour la loi ! » Messieurs, suivant vous, toutes les lois sont-elles bonnes? N’y en a-t-il jamais eu qui vous fissent horreur ? N’en connaissez-vous aucune de ridicule, d’odieuse ou d’immorale ? Est-il possible de se retrancher ainsi derrière un mot abs­trait, qui s’applique à un chaos de quarante mille lois, qui signifie également ce qu’il y a de meilleur et ce qu’il y a de pire ? On répond : « S’il y a de mauvaises lois, demandez-en la réforme légale ; en attendant, obéissez. » Ceci est une dérision encore plus amère. Les lois sont faites par cent mille électeurs, appliquées par cent mille jurés, exécutées par cent mille gardes nationaux urbains, car on a soigneusement désorga­nisé les gardes nationales des campagnes, qui res­semblent trop au peuple. Or ces électeurs, ces jurés, ces gardes nationaux, ce sont les mêmes individus, lesquels cumulent les fonctions les plus opposées et se trouvent tout à la fois législateurs, juges et soldats, en sorte que le même homme crée le matin un député, c’est-à-dire la loi, applique cette loi à midi en qualité de juré, et l’exécute le soir dans la rue sous le cos­tume de garde national. Que font les trente millions de prolétaires dans toutes ces évolutions ? Ils paient.

Les apologistes du gouvernement représentatif ont principalement fondé leurs éloges sur ce que ce sys­tème consacrait la séparation des trois pouvoirs, légis­latif, judiciaire et exécutif. Ils n’avaient pas assez de formules admiratives pour ce merveilleux équilibre qui avait résolu le problème si longtemps cherché de l’accord de l’ordre avec la liberté, du mouvement avec la stabilité. Eh bien ! il se trouve que c’est pré­cisément le système représentatif, tel que les apolo­gistes l’appliquent, qui concentre les trois pouvoirs entre les mains d’un petit nombre de privilégiés unis par les mêmes intérêts. N’est-ce point là une confusion qui constitue la plus monstrueuse des tyrannies, de l’aveu même des apologistes ?

Aussi qu’arrive-t-il? Le prolétaire est resté en dehors. Les Chambres, élues par les accapareurs de pouvoir, poursuivent imperturbablement leur fabrication de lois fiscales, pénales, administratives, dirigées dans le même but de spoliation. Maintenant, que le peuple aille, en criant la faim, demander aux privilégiés d’ab­diquer leurs privilèges, aux monopoleurs de renoncer à leur monopole, à tous d’abjurer leur oisiveté, ils lui riront au nez. Qu’eussent fait les nobles en 1789, si on les eût humblement suppliés de déposer leurs droits féodaux? Ils auraient châtié l’insolence… On s’y est pris autrement.

Les plus habiles de cette aristocratie sans entrailles, sentant tout ce qu’il y a de menaçant pour eux dans le désespoir d’une multitude privée de pain, propo­sent d’alléger un peu sa misère, non par humanité, à Dieu ne plaise ! mais pour se sauver du péril. Quant aux droits politiques, il n’en faut pas parler, il ne s’agit que de jeter aux prolétaires un os à ronger.

D’autres hommes, avec de meilleures intentions, prétendent que le peuple est las de liberté et ne demande qu’à vivre. Je ne sais pas quelle velléité de despotisme les pousse à exalter l’exemple de Napo­léon, qui sut rallier les masses en leur donnant du pain en échange de la liberté. Il est vrai que ce des­pote niveleur se soutint quelque temps, et ce fut sur­tout en flattant la passion de l’égalité, car il faisait fusiller les fournisseurs voleurs, qui en seraient quittes aujourd’hui pour être députés. Il n’en périt pas moins pour avoir tué la liberté. Cette leçon devrait profiter à ceux qui veulent se porter ses héritiers.

Il n’est pas permis d’arguer des cris de détresse d’une population affamée pour redire le mot insolent de la Rome impériale : Panem et circenses! Qu’on sache bien que le peuple ne mendie plus ! Il n’est pas ques­tion de laisser tomber d’une table splendide quelques miettes pour l’amuser: le peuple n’a pas besoin d’au­mônes ; c’est de lui-même qu’il entend tenir son bien-être. Il veut faire et il fera les lois qui doivent le régir: alors ces lois ne seront plus faites contre lui ; elles seront faites pour lui parce qu’elles le seront par lui. Nous ne reconnaissons à personne le droit d’octroyer je ne sais quelles largesses qu’un caprice contraire pourrait révoquer. Nous demandons que les trente millions de Français choisissent la forme de leur gou­vernement et nomment, par le suffrage universel, les représentants qui auront mission de faire les lois. Cette réforme accomplie, les impôts qui dépouillent le pauvre au profit du riche seront promptement sup­primés et remplacés par d’autres, établis sur des bases contraires. Au lieu de prendre aux prolétaires laborieux pour donner aux riches, l’impôt devra s’em­parer du superflu des oisifs pour le répartir entre cette masse d’hommes indigents que le manque d’ar­gent condamne à l’inaction ; frapper les consomma­teurs improductifs pour féconder les sources de la production ; faciliter de plus en plus la suppression du crédit public, cette plaie sanieuse du pays ; enfin, substituer au funeste tripotage de Bourse un système de banques nationales où les hommes actifs trouve­ront des éléments de fortune. Alors, mais seulement alors, les impôts seront un bienfait.

Voilà, messieurs, comme nous entendons la répu­blique, pas autrement. 93 est un épouvantail bon pour les portiers et les joueurs de domino. Notez, messieurs, que c’est à dessein que j’ai prononcé ce mot de suf­frage universel, pour montrer notre mépris de cer­tains rapprochements. Nous savons bien tout ce qu’un gouvernement aux abois met en œuvre de mensonges, de calomnies, de contes ridicules ou perfides, pour redonner quelque créance à cette vieille histoire qu’il exploite depuis si longtemps, d’une alliance entre les républicains et les carlistes, c’est-à-dire entre ce qu’il y a de plus antipathique au monde. C’est là son ancre de salut, sa grande ressource pour retrouver quelque appui ; et les plus stupides conspirations de mélodrame, les plus odieuses farces de police ne lui paraissent pas un jeu trop dangereux s’il parvient, en effrayant la France du carlisme qu’elle déteste, à la détourner quelques jours encore des voies répu­blicaines où l’instinct de son salut la précipite.

Mais à qui persuadera-t-on la possibilité de cette union contre nature ? Les carlistes n’ont-ils pas sur les mains le sang de nos amis morts sur les échafauds de la Restauration ? Nous ne sommes pas si oublieux de nos martyrs. N’est-ce pas contre l’esprit révolu­tionnaire, représenté par le drapeau tricolore, que les Bourbons ont ameuté l’Europe pendant vingt-cinq ans, et qu’ils cherchent encore à l’ameuter? Ce drapeau n’est pas le vôtre, apôtres de la quasi-légitimité ! C’est celui de la République ! C’est nous, républicains, qui l’avons relevé en 1830, sans vous et malgré vous, qui le brûliez en 1815, et l’Europe sait bien que la France républicaine seule le défen­dra, quand il sera de nouveau assailli par les rois. S’il y a quelque part alliance naturelle, c’est entre vous et les carlistes. Non pas que le même homme vous convienne pour le moment ; ils tiennent au leur qui n’est pas ici mais vous feriez probablement bon marché du vôtre, par accommodement et pour mieux arriver à la chose que vous souhaitez en commun avec eux, d’autant que vous ne feriez en cela que retourner à votre ancien râtelier. En effet, le mot de carlistes est un non-sens : il n’y a et ne peut y avoir en France que des royalistes et des républicains. La question se tranche chaque jour davantage entre ces deux principes ; les bonnes gens qui avaient cru à un troisième principe, espèce de genre neutre appelé juste milieu, abandonnent petit à petit cette absur­dité, et reflueront tous vers l’un ou l’autre drapeau, selon leur passion et leur intérêt.

Or, vous, hommes monarchiques, qui faites de la monarchie comme vous parlez, on sait sous quelle ban­nière vos doctrines vous appellent. Vous n’avez pas attendu dix-huit mois pour la choisir. Le 28 juillet 1830, à dix heures du matin, m’étant avisé de dire dans le bureau d’un journal que j’allais prendre mon fusil et ma cocarde tricolore, l’un des puissants personnages d’aujourd’hui s’écria, plein d’indignation : « Monsieur, les couleurs tricolores peuvent bien être les vôtres, mais elles ne seront jamais les miennes ; le drapeau blanc est le drapeau de la France. » Alors comme à présent, ces messieurs faisaient tenir la France sur un canapé.

Eh bien ! nous, nous avons conspiré quinze ans contre le drapeau blanc, et c’est en grinçant les dents que nous le voyions flotter sur les Tuileries et sur l’Hôtel de Ville, où l’étranger l’avait planté. Le plus beau jour de notre vie a été celui où nous l’avons traîné dans la boue des ruisseaux, et où nous avons foulé aux pieds la cocarde blanche, cette prostituée des camps ennemis. Il faut une rare dose d’impudence pour nous jeter au nez cette accusation de connivence avec le royalisme ; et d’un autre côté c’est une bien maladroite hypocrisie que de s’apitoyer sur notre pré­tendue crédulité, sur notre bonhomie niaise, qui nous rend, dit-on, dupes des carlistes. Si je parle ainsi, ce n’est point pour insulter des ennemis à terre ; ils se disent forts, ils ont leur Vendée ; qu’ils recommen­cent, nous verrons !

Au reste, je le répète, il y aura bien bientôt nécessité d’opter entre la monarchie monarchique et la répu­blique républicaine ; on verra pour qui est la majo­rité. Déjà même, si l’opposition de la Chambre des députés, toute nationale qu’elle est, ne peut rallier complètement le pays ; si elle donne le droit au gou­vernement de l’accuser d’incapacité et d’impuissance, c’est que, tout en repoussant nettement la royauté, elle n’a pas osé se déclarer avec la même franchise pour la république ; c’est qu’en disant ce qu’elle ne voulait pas, elle n’a pas articulé ce qu’elle voulait. Elle ne se résout pas à décliner ce mot de république, dont les hommes de la corruption s’efforcent de faire peur à la nation, sachant bien que la nation veut la chose presque unanimement. On a défiguré l’histoire, depuis quarante ans, avec un succès incroyable, dans ce but d’effrayer; mais les dix-huit derniers mois ont détrompé de bien des erreurs, dissipé bien des men­songes, et le peuple ne prendra plus longtemps le change. Il veut à la fois la liberté et le bien-être. C’est une calomnie de le présenter comme prêt à donner toutes ses libertés pour un morceau de pain : il faut renvoyer cette imputation aux athées politiques qui l’ont lancée. N’est-ce pas le peuple qui, dans toutes les crises, s’est montré prêt à sacrifier son bien-être et sa vie pour les intérêts moraux? N’est-ce pas le peuple qui demandait à mourir, en 1814, plutôt que de voir l’étranger dans Paris ? Et cependant, quel besoin matériel le poussait à cet acte de dévouement ? Il avait du pain le 1er avril aussi bien que le 30 mars.

Ces privilégiés, au contraire, qu’on aurait suppo­sés si faciles à remuer par les grandes idées de patrie et d’honneur en raison de l’exquise sensibilité qu’ils doivent à l’opulence, qui auraient pu du moins cal­culer mieux que d’autres les funestes conséquences de l’invasion étrangère, ne sont-ce pas eux qui ont arboré la cocarde blanche en présence de l’ennemi et embrassé les bottes du cosaque ? Quoi ! des classes qui ont applaudi au déshonneur du pays, qui pro­fessent hautement un dégoûtant matérialisme, qui sacrifieraient mille ans de liberté, de prospérité et de gloire à trois jours d’un repos acheté par l’infamie, ces classes auraient en leurs mains le dépôt exclusif de la dignité nationale ! Parce que la corruption les a abruties, elles ne reconnaîtraient au peuple que des appétits de brute, afin de s’arroger le droit de se dispenser ce qu’il faut d’aliments pour entretenir sa végétation animale qu’elles exploitent ! Ce n’est pas la faim non plus qui, en juillet, a poussé les prolétaires sur la place publique ; ils obéissaient à des sentiments d’une haute moralité, le désir de se racheter de la servitude par un grand service rendu au pays, la haine des Bourbons surtout! Car le peuple n’a jamais reconnu les Bourbons ; il a couvé sa haine quinze ans, épiant en silence l’occasion de se venger. Et quand sa main puissante a brisé leur joug, elle a cru déchirer en même temps les traités de 1815. C’est que le peuple est un plus profond politique que les hommes d’État ; son instinct lui disait qu’une nation n’a point d’ave­nir, quand son passé est grevé d’une honte qui n’a point été lavée.

La guerre donc ! non point pour recommencer d’ab­surdes conquêtes, mais pour relever la France d’in­terdiction, pour lui rendre l’honneur, condition première de prospérité ; la guerre ! afin de prouver aux nations européennes, nos sœurs, que, loin de leur garder rancune de l’erreur, fatale pour nous et pour elles, qui les conduisit en armes au sein de la France en 1814, nous savions venger elles et nous en châ­tiant les rois menteurs, et en portant à nos voisins la paix et la liberté ! Voilà ce que voulaient les trente millions de Français qui ont salué avec enthousiasme l’ère nouvelle.

Voilà ce qui devait sortir de la révolution de Juillet. Elle est venue pour servir de complément à nos qua­rante années révolutionnaires. Sous la République, le peuple avait conquis la liberté au prix de la famine ; l’Empire lui avait donné une sorte de bien-être en le dépouillant de sa liberté. Les deux régimes surent glorieusement rehausser la dignité extérieure, ce pre­mier besoin d’une grande nation. Tout périt en 1815, et cette victoire de l’étranger dura quinze ans. Qu’était-ce donc que le combat de Juillet, sinon une revanche de cette longue défaite et la chaîne de notre natio­nalité renouée ? Et toute révolution étant un progrès, celle-ci ne devait-elle pas nous assurer la jouissance complète des biens que nous n’avions obtenus jusque-là que partiellement, nous rendre enfin tout ce que nous avions perdu par la Restauration?

Liberté ! bien-être ! dignité extérieure ! telle était la devise inscrite sur le drapeau plébéien de 1830. Les doctrinaires y ont lu : maintien de tous les privilèges ! Charte de 1814! quasi-légitimité! En conséquence, ils ont donné au peuple la servitude et la misère au-dedans, au-dehors l’infamie. Les prolétaires ne se sont-ils donc battus que pour un changement d’ef­figie sur ces monnaies qu’ils voient si rarement ? Sommes-nous à ce point curieux de médailles neuves que nous renversions des trônes pour nous passer cette fantaisie ?

C’est l’opinion d’un publiciste ministériel qui assure qu’en Juillet, nous avons persisté à vouloir la monarchie constitutionnelle, avec la variante de Louis-Philippe à la place de Charles X. Le peuple, selon lui, n’a pris part à la lutte que comme instrument des classes moyennes ; c’est-à-dire que les prolétaires sont des gladiateurs qui tuent et se font tuer pour l’amusement et le profit des privilégiés, lesquels applaudissent des fenêtres… bien entendu la bataille finie.

La brochure qui contient ces belles théories du gou­vernement représentatif a paru le 20 novembre ; Lyon a répondu le 21. La réplique des Lyonnais a paru si péremptoire que personne n’a plus dit un mot de l’œuvre du publiciste.

Quel abîme les événements de Lyon viennent de dévoiler aux yeux ! Le pays entier s’est ému de pitié à la vue de cette armée de spectres à demi consumés par la faim, courant sur la mitraille pour mourir au moins d’un seul coup.

Et ce n’est pas seulement à Lyon, c’est partout que les ouvriers meurent écrasés par l’impôt. Ces hommes, si fiers naguère d’une victoire qui liait leur avène­ment sur la scène politique au triomphe de la liberté ; ces hommes auxquels il fallait toute l’Europe à régénérer, ils se débattent contre la faim, qui ne leur laisse plus assez de force pour s’indigner de tant de déshon­neur ajouté au déshonneur de la Restauration. Le cri de la Pologne expirante n’a pu même les détourner de la contemplation de leurs propres misères, et ils ont gardé ce qui leur reste de larmes pour pleurer sur eux et sur leurs enfants. Quelles souffrances que celles qui ont pu faire oublier si vite les Polonais exterminés !

Voilà la France de Juillet telle que les doctrinaires nous l’ont faite. Qui l’eût dit ! dans ces jours d’eni­vrement, lorsque nous errions machinalement, le fusil sur l’épaule, au travers des rues dépavées et des bar­ricades, tout étourdis de notre triomphe, la poitrine gonflée de bonheur, rêvant la pâleur des rois et la joie des peuples quand viendrait à leurs oreilles le mugissement lointain de notre Marseillaise ; qui l’eût dit que tant de joie et de gloire se changerait en un tel deuil ! Qui eût pensé en voyant ces ouvriers grands de six pieds, dont les bourgeois, sortis tremblants de leurs caves, baisaient à l’envi les haillons, et redisant le désintéressement et le courage avec des sanglots d’admiration, qui eût pensé qu’ils mourraient de misère sur ce pavé, leur conquête, et que leurs admi­rateurs les appelleraient la plaie de la société !

Ombres magnanimes ! glorieux ouvriers, dont ma main a serré la main mourante en signe d’adieu sur le champ de bataille, dont j’ai voilé avec des haillons le visage agonisant, vous mouriez heureux au sein d’une victoire qui devait racheter votre race ; et, six mois plus tard, j’ai retrouvé vos enfants au fond des cachots, et chaque soir je m’endormais sur mon grabat, au bruit de leurs gémissements, aux imprécations de leurs bourreaux et au sifflement du fouet qui faisait taire leurs cris.

Messieurs, n’y a-t-il pas quelque imprudence dans ces outrages prodigués à des hommes qui ont fait l’essai de leur force et qui se trouvent dans une condi­tion pire que celle qui les poussa au combat ? Est-il sage d’apprendre si amèrement au peuple qu’il a été dupe de sa modération dans le triomphe ? Est-on tel­lement certain de ne plus avoir besoin de la clémence des prolétaires, qu’on puisse, avec pleine sécurité, s’exposer à les trouver impitoyables ? Il semble qu’on ne prenne d’autres précautions contre les vengeances populaires que d’en exagérer d’avance le tableau, comme si cette exagération, les peintures imaginaires de meurtre et de pillage étaient le seul moyen d’en conjurer la réalité. Il est aisé de mettre la baïonnette sur la poitrine à des hommes qui ont rendu leurs armes après la victoire.

Ce qui sera moins facile, c’est d’effacer le souvenir de cette victoire. Voici bientôt dix-huit mois employés à reconstruire pièce à pièce ce qui fut renversé en quarante-huit heures, et les dix-huit mois de réac­tion n’ont pas même ébranlé l’ouvrage des trois jours. Nulle force humaine ne saurait repousser dans le néant le fait qui s’est accompli. Demandez à celui qui se plaignait d’un effet sans cause s’il se flatte qu’il puisse y avoir des causes sans effets. La France a conçu dans les embrassements sanglants de six mille héros ; l’enfantement peut être long et douloureux ; mais les flancs sont robustes, et les empoisonneurs doctrinaires ne la feront point avorter.

Vous avez confisqué les fusils de Juillet. Oui, mais les balles sont parties. Chacune des balles des ouvriers parisiens est en route pour faire le tour du monde ; elles frappent incessamment ; elles frapperont jus­qu’à ce qu’il n’y ait plus debout un seul ennemi de la liberté et du bonheur du peuple.

  1.  Source: MF, 62-79.