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Réponse à la demande d’un toast pour le banquet des travailleurs (Novembre 1848)

Citoyens, votre bon souvenir est venu me réchauf­fer le cœur au fond de ce vieux donjon ou souffle tristement le vent d’hiver.1 Dix ans de luttes sans trêve, quatorze ans de captivité ont prévalu à vos yeux sur l’imposture d’un jour. Hélas ! citoyens, depuis neuf mois, que d’hécatombes républicaines immolées sur l’autel de la calomnie ! N’est-il point temps enfin de renverser et l’autel et ses prêtres ?

Reformons nos colonnes dispersées par la tour­mente et ne remettons pas à leur tête les capitaines qui ont passé à l’ennemi et tiré sur nous pendant la bataille. Auteurs de nos désastres, ils redemandent une place dans nos rangs parce que la réaction les a chassés des siens pendant la victoire. Faut-il nous livrer une seconde fois à la discrétion de ces rené­gats ? Ils nous ont conduits aux abîmes ; ils nous y conduiraient encore. Irons-nous, tout étourdis et demi brisés de notre chute, nous replacer à la traîne de ces guides sinistres ?

La cause populaire se couvrirait de ridicule et d’op­probre si elle devait donner au monde l’exemple d’une telle imbécillité. N’égayons pas l’Europe du spectacle d’un parti dont l’entêtement bestial, s’acharnant dans le sentier de la perdition, va se heurter sans cesse aux cailloux et se faire culbuter dans le même fossé. Ce qui nous a perdus, c’est le mépris ou l’absence des idées, la substitution de la politique d’expédients à la politique de principes. Afin d’éviter ce malheur, créons-nous pour l’avenir, avec des doctrines arrê­tées, une boussole dont les indications servent seules à régler la marche du navire. Et d’abord, congédions les pilotes dont la maladresse et la perfidie l’ont jeté sur les écueils. Pour ressaisir et tromper encore la confiance des naufragés, ils ne manqueront pas d’ar­borer bien haut le pavillon socialiste.

Arrière ! Que les dures leçons de la défaite éclai­rent notre parti décimé ! Il ne faut pas être trahi deux fois. Les idées ne peuvent trouver d’interprètes sin­cères que parmi les hommes dont les actes sont une éclatante confession. Les aventuriers politiques qui poursuivent le pouvoir à travers les fluctuations des systèmes et des masses, qui se présentent comme les exécuteurs nés de tous les programmes, ne servent jamais d’instruments aux principes. Ce sont les prin­cipes qui leur servent d’instruments.

Rallions-nous donc en phalanges homogènes et compactes sous la bannière socialiste portée par des mains fidèles. Mais que la souffrance et l’indigna­tion n’emportent pas le peuple sous le canon de l’en­nemi. Point de bataille ! Elle serait perdue et, de plus, elle est inutile. Le temps nous donnera la victoire sans combat. Devant le soleil des idées montant dans l’espace, nous verrons se replier peu à peu, et dispa­raître à l’horizon comme un fantôme, le rideau noir sillonné par l’éclair des baïonnettes. À la conquête par la parole !

  1. Source: MF, 149-150.