Les passages Blanqui: Walter Benjamin entre mélancolie et révolution. Paris: Sens&Tonka, 2013, 55-56.
[…] Le projet de Benjamin, même s’il a reconnu, à certains moments, en Blanqui un frère, une âme de la même famille, n’est pas de sauver Blanqui, mais de sauver l’idée et la possibilité de la délivrance. Il lui importe donc de prendre ses distances, de se séparer de Blanqui et peut-être même de conjurer à travers l’Enfermé le « charme » de l’éternel retour tel qu’il apparaît orchestré et stylisé chez Nietzsche. La rencontre Benjamin-Blanqui est bien un « Passage », au sens où, selon l’auteur du Paysan de Paris le propre des Passages, « receleurs de plusieurs mythes modernes » tiendrait à ce qu’il ne serait permis à personne de s’y arrêter plus d’un instant. Dans l’économie de la pensée de Benjamin, très certainement, ce qui en jeu du cote de Blanqui s’oppose à ce qui se joue du coté de Charles Fourier ou de Scheerbart. Blanqui, dans la qualité immanente de cette pensée figure comme « image dialectique » selon l’acception d’Adorno dans la lettre du 2 août 1934, bien antérieure à la « trouvaille » de fin 1937. Il est celui sous le nom duquel la catégorie de l’enfer est réintroduite dans le projet des Passages, celui sous le nom duquel la catégorie de la catastrophe – l’archaïque se glisse dans le moderne – se fraye ici une voie. Si ce nom conserve une vertu énergétique, c’est dans la mesure où il contribue à « l’organisation du pessimisme », pour reprendre l’expression de Pierre Naville, où il rappelle qu’il n’est pas de pensée véritable de l’émancipation qui ne se soit mesurée à la terreur de la répétition. Ce dont les grandes utopies modernes portent toutes des traces, puisqu’elles ne prennent leur envol qu’à partir de la « dialectique de l’émancipation » et contre elle. Encore faut-il que celui qui a eu l’audace de fixer la tête de la Méduse, ne se laisse pas fasciner par elle. Pour rester jusqu’au bout image dialectique, cette image de L’Eternité par les astres, organisation du pessimisme et non fantasmagorie de la répétition, doit se métamorphoser en utopie négative : Que la catastrophe cesse. Benjamin écrit : « Il faut fonder le concept de progrès sur l’idée de catastrophe. » Et encore : « Le sauvetage s’accroche à la petite faille dans la catastrophe continuelle. »
Carrefour des idées de Benjamin, chemin de ses pensées les plus familières mais aussi les plus douloureuses, les Passages Blanqui circonscrivent un champ magnétique où la boussole de Benjamin, sous l’attraction d’une double aimantation, ne cesse, telle un cœur qui s’affole, d’osciller à l’entrecroisement de deux galeries, celle de la MELANCOLIE et celle de la REVOLUTION.
With Valentin Pelosse, Libérer l’enfermé. Paris: Sens&Tonka, 2014, 11, 17-19.
Pourqoui lire et publier Blanqui ? S’agit-il d’enrichir la galerie des révolutionnaires, d’aménager à Blanqui une petite niche, oh ! combien modeste, entre Marx, Lénine et Trotsky ? Le projet en serait risible. Au sein de la modernité Blanqui incarne une des grande figures de l’hétérogène, et mal avisés seraient ceux tentés de l’enrôler sous un des drapeaux du spectacle révolutionnaire qui divertit présentement la société mondiale en voie de prolétarisation totale. Aussitôt nous serions en droit de leur poser cette question radicalement simple : existe-t-il un Etat au monde qui n’enfermait pas Blanqui dans ses geôles ou dans ses asiles psychiatriques !
Lire Blanqui ? Il ne peut s’agir pour nous que d’une chose : aider à libérer l’Enfermé. […]
[…] Certains ont déjà tenté de libérer l’Enfermé. Geffroy, dans un beau livre d’où Blanqui ressort comme le « Héros nouveau, d’accord avec l’idéal du siècle, d’accord avec l’humanité » (L’Enfermé, p. 442). Maurice Dommmanget de son coté a brisé le silence des archives où, depuis près d’un siècle, dorment prisonniers les manuscrits de Blanqui : il a révélé le théoricien socialiste, doublé d’un penseur extrêmement divers, toujours à l’affut de la porte étroite par où peut passer la révolution.
Walter Benjamin enfin. De façon subtile, exégétique, il a par effraction, fait sortir Blanqui des catégories où blanquistes et anti-blanquistes prétendaient le ranger. Dans le dernier texte que nous ayons de W. Benjamin, Sur le concept d’Histoire, apparaît en filigrane l’ombre de Blanqui. Comme si l’auteur, dans la texture de ses thèses, avait tissé un commentaire ésotérique sur les manuscrits de Blanqui : on y reconnaît le bond du tigre. Praticien du collage, W. Benjamin fait comme s’il détournait les armes forgées par Blanqui contre le positivisme afin de porter ses propres coups à ceux qui s’épanchent au « bordel de l’historicisme ».
[…] On a enfermé Blanqui dans l’insurrectionnel, dans le militaire, dans la continuation du militaire par d’autres moyens, à savoir le politique. Il s’y est enfermé lui-même, dira-t-on. Soit, notre propos n’est pas la vaine tache d’innocenter Blanqui des errements du blanquisme. Mais la vérité est que dans Blanqui perce autre chose que les germes du blanquisme : une volonté de passer hors les limites, la volonté de la grande bifurcation. Volonté de sortir de l’histoire, du politique, du militaire, bref de tout ce qui constitue le monde moderne. Au service de cette volonté, un mouvement actif, offensif, sauvage, affirmatif, outrepassant l’histoire, le politique, le militaire, meme au plus fort des textes politiques et militaires. C’est ce mouvement dont l’énergie excédait la conscience de l’individu Blanqui qu’il nous faut capter. Et dans quel but avoir fait coïncider la trame de toute une existence et le travail de la révolution, si ce n’est dans l’intention d’opérer cette grande sortie, ce franchissement au-delà duquel on verrait s’inscrire dans la multiplicité de la vie quotidienne la fin du politique, la fin de l’économique, la fin du militaire ?
Sa vie entière n’eut qu’un sens : faire sauter toutes les barrières. Vie hors du commun – plus de trente-trois ans passés en prison – où, plutôt que la marque du martyre, on doit voir la permanence d’un inflexible dessein imperméable à tous les régimes – monarchie, république démocratique ou conservatrice, empire – bref : la haine de l’Etat. Le but fixé se situe au-delà des normes politiques courantes. Prisonnier de tous les Etats, Blanqui se présente comme une des plus formidables dénonciations en acte de la politique dans le monde moderne. A quoi peut tendre un prisonnier perpétuel sinon à la destruction de toutes les prisons, à la fin de tous les Etats ? […]