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Georges Sorel

Georges Sorel, La Décomposition du marxisme. Paris: Marcel Rivière, 1910.

‘On n’a pas encore, à ma connaissance, déterminé exactement quels sont les postulats employés par Marx et Engels dans le Manifeste communiste ; leur langage imagé a pu être interprété tantôt comme étant celui d’utopistes condamnant la bourgeoisie au nom de la justice éternelle, tantôt comme contenant des encouragements à la révolte des pauvres.

Le Manifeste ne renferme pas cependant de formule ayant un aspect blanquiste aussi marqué que celle qu’on trouve à la fin de la Misère de la philosophie : « L’antagonisme entre le prolétariat et la bourgeoisie est une lutte de classe à classe, lutte qui, portée à sa plus haute expression, est une révolution totale. D’ailleurs, faut-il s’étonner qu’une société fondée sur l’opposition des classes aboutisse à une contradiction brutale, à un choc (le corps à corps comme dernier dénouement ?… A la veille de chaque remaniement général de la société, le dernier mot de la science sociale sera toujours : Le combat ou la mort ; la lutte sanguinaire ou le néant. C’est ainsi que la question est invinciblement posée. » Marx et Engels étaient à l’origine si favorables aux idées blanquistes qu’en 1850 ils regardaient les blanquistes comme étant le vrai parti prolétarien, alors que, suivant Bernstein, « le parti prolétarien français, c’était, en 1848 les ouvriers groupés autour du Luxembourg.’ (Sorel, La Décomposition du marxisme, 32-3).

 

‘Le blanquisme n’est, au fond, que la révolte des pauvres conduite par un état-major révolutionnaire ; une telle révolte peut appartenir à n’importe quelle époque ; elle est indépendante du régime de la production. Marx considère, au contraire, une révolution faite par un prolétariat de producteurs qui ont acquis la capacité économique, l’intelligence du travail et le sens juridique sous l’influence même des conditions de la production. Dans le tableau schématique qu’on trouve à l’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital, il est dit que la classe des travailleurs a été ainsi disciplinée, unie et organisée ; je crois que Marx décrit ici un processus vers la raison : de la discipline on marche vers l’organisation, c’est-à-dire vers une constitution juridique ; sans quelque constitution juridique on ne saurait même dire qu’il y ait une classe pleinement développée.

Les pauvres peuvent s’adresser aux riches pour leur rappeler qu’ils devraient remplir envers eux le devoir social que la philanthropie et la charité chrétienne imposent aux classes supérieures ; ils peuvent encore se soulever pour imposer leur volonté et se ruer sur les bonnes choses qui étaient placées hors de leur atteinte ; mais, dans un cas comme dans l’autre, il n’y a aucune idée juridique qui puisse être acquise par la société. L’avenir dépend de la bonne volonté des chefs qui prendront la tête du mouvement ; ils pourront conduire leurs hommes soit à une de ces sociétés douces que Renan regardait comme impropres à soutenir la charge d’une haute culture politique et nationale ; soit à une société analogue à celle du Moyen Age dans laquelle « la voix tonnante des prophètes interprétée par saint Jérôme, épouvante les riches, les puissants, empêche, au profit des pauvres ou prétendus tels, tout développement industriel, scientifique et mondain » ; soit enfin à quelque jacquerie, comme craignaient les utopistes.

Aucune de ces hypothèses n’aurait pu convenir à Marx; il n’a jamais eu de sympathie pour la morale du renoncement bouddhique; il voyait l’avenir sous la forme d’un prodigieux développement industriel; quant à la jacquerie, je rappelle avec quelle horreur il parle des révolutionnaires russes qui voulaient prendre pour modèle le cosaque Razine, chef d’une insurrection contre le tsar Alexis, père de Pierre le Grand. C’est sur le progrès technologique, sur la science et sur le droit que se constitue la société nouvelle. que se constitue la société nouvelle.

A l’époque à laquelle Marx écrivait, il n’avait pas sous les yeux des expériences ouvrières suffisantes pour se faire une notion parfaitement claire des moyens qui pourraient permettre au prolétariat d’atteindre le degré de maturité qu’il lui supposait nécessaire pour faire sa révolution émancipatrice; il s’est généralement borné à donner des formules sommaires et symboliques, qui sont presque toujours heureuses ; mais quand il voulait passer, comme homme d’action, à la pratique courante, il était beaucoup moins bien inspiré. Il ne faut pas oublier que nous n’agissons guère que sous l’action de souvenirs qui sont beaucoup plus présents à notre âme que les faits actuels. Marx devait donc se montrer beaucoup plus retardataire comme homme pratique qu’il ne l’était comme philosophe ; il subissait, comme presque tous ses contemporains, l’influence des modèles laissés par la Révolution, alors même que sa doctrine économique aurait dû le conduire à reconnaître l’extrême différence qui existait entre les deux époques.

On se tromperait donc beaucoup en cherchant la véritable intelligence du marxisme dans les conseils que Marx et Engels ont donnes à leurs contemporains : « Ils sont passés impassibles à côté des erreurs les plus grossières du blanquisme », dit Bernstein ; cela est vrai, encore que cela ne tienne probablement pas autant que le droit l’auteur allemand à la dialectique hégélienne.

Le marxisme diffère notamment du blanquisme en ce qu’il écarte la notion de parti, qui était capitale dans la conception des révolutionnaires classiques, pour revenir à la notion de classe; mais nous n’avons plus la notion vague et vulgaire de la classe du sociologue, considérée comme un amoncellement de gens de même condition ; nous avons une société de producteurs, qui ont acquis les idées qui conviennent à leur état et qui se regardent comme ayant une unité tout à fait analogue aux unités nationales. Il ne s’agit plus de conduire le peuple, mais d’amener les producteurs à penser par eux-mêmes, sans le secours d’une tradition bourgeoise’ (Sorel, La Décomposition du marxisme, 48-51).

 

‘Marx opposait la révolution prolétarienne à toutes celles dont l’histoire garde le souvenir ; il concevait cette révolution future comme devant faire disparaître « toute la superstructure de couches qui forme la société officielle ». Un tel phénomène comporte la disparition des forteresses des Intellectuels, qui sont l’Etat et les partis politiques, Dans la conception marxiste, la révolution est faite par les producteurs qui, habitués au régime de l’atelier de grande industrie, réduisent les Intellectuels à n’être plus que des commis accomplissant des besognes aussi peu nombreuses que possible. Tout le monde sait, en effet, qu’une affaire est regardée comme d’autant mieux conduite qu’elle a un plus faible personnel administratif.

On trouve de nombreux témoignages relatifs aux opinions de Marx sur les Intellectuels révolutionnaires dans la circulaire de l’Internationale du 21 juillet 1873 ; il importe assez peu que les faits dont les amis de Bakounine sont accusés soient rigoureusement exacts ; ce qui importe seulement, c’est l’appréciation que Marx porte sur ces faits. C’est le blanquisme tout entier, avec ses états-majors bourgeois, qui est réprouvé avec la plus dure énergie.

Il reproche à son adversaire d’avoir formé une association politique si fortement autoritaire qu’on pourrait la croire inspirée par l’esprit bonapartiste . « Nous avons donc reconstitué, de plus belle, tous les éléments de l’Etat autoritaire, et que nous appelions cette machine Commune révolutionnaire organisée de bas en haut, il importe peu. Du reste Bakounine qualifie son organisation d’Etat révolutionnaire nouveau ». A la tête de cette association se trouvaient des initiateurs bourgeois contre lesquels éclate surtout la colère de Marx : « Dire que les cent frères internationaux doivent servir d’intermédiaires entre l’idée révolutionnaire et les instincts populaires, c’est creuser un abîme infranchissable entre l’idée révolutionnaire allianciste et les masses prolétaires ; c’est proclamer l’impossibilité de recruter ces cent-gardes ailleurs que dans les classes privilégiées ». Ainsi un état-major de bourgeois révolutionnaires, qui travaillent sur les idées et disent au peuple ce qu’il doit penser ; — et l’armée populaire qui demeure, selon l’expression de Marx, la chair à canon. […]

Bernstein n’a probablement pas tort lorsqu’il estime que Marx avait été conduit à se montrer sympathique au blanquisme par suite de la ressemblance qu’il croyait apercevoir entre la révolution blanquiste et le changement brusque que la dialectique hégélienne l’avait amené à concevoir dans l’histoire prochaine ; mais Bernstein se trompe lorsqu’il croit qu’il y a une analogie fondamentale entre les idées blanquistes et les conceptions déduites par Marx de l’hégélianisme ; il n’y a qu’une analogie accidentelle tenant à la tournure que prirent les événements en 1848. A cette époque on plagiait, tant que l’on pouvait, la Révolution ; et plus tard Marx devait traiter de farce cette imitation des hommes de 93. Les blanquistes, qui étaient faiblement pourvus d’idées, ne voyaient aucune difficulté à procéder comme au temps de la Terreur : mesures dictatoriales en faveur des pauvres, proscriptions et bouleversements si rapides que tout retour offensif des adversaires exigeât une contre-révolution paraissant devoir être fort dangereuse pour la sécurité des nouveaux intérêts ; les craintes de ce danger auraient constitué, d’après l’expérience de la Révolution française, une très forte garantie en faveur des résultats obtenus. Le blanquisme savait qu’il n’avait pas beaucoup d’influence dans le pays ; il devait avoir un programme de révolution concentrée et il voulait faire un saut dans une ère nouvelle, avec autant d’audace qu’on faisait succéder deux contraires dans la dialectique de l’école hégélienne.

Le blanquisme n’était pas nécessairement attaché à l’idée d’une révolution absolue ; il a dû, comme tous les partis, prendre une attitude variable, suivant ses intérêts politiques. Le jour où il fut certain qu’en France l’appui d’un député socialiste était utile, le parti révolutionnaire ne méprisa pas les moyens d’influence qu’il pouvait tirer de ses relations avec le gouvernement.

La manière de concevoir la révolution que Marx avait été conduit à adopter en vertu de la dialectique hégélienne, rend impossible cette évolution que le blanquisme a subie, comme doit la subir tout parti politique. Bernstein s’attaque beaucoup à cette dialectique hégélienne, parce qu’elle concentre la révolution dans un seul acte, ce qui lui semble peu compatible avec les nécessités de la vie politique dans nos pays modernes. S’il avait été au fond de la question, il aurait reconnu quelque chose de plus important encore : c’est que son maître a toujours décrit la révolution sous une forme mythique et que, par suite, l’accord entre le marxisme et le blanquisme était tout apparent. Le premier parle d’un bouleversement idéal, qu’il exprime en images ; tandis que le second parle d’un changement qu’il entend diriger en raison des circonstances qui se présentent.

L’avant-dernier chapitre du premier volume du Capital ne peut laisser aucun doute sur la théorie de Marx ; celui-ci représente la tendance générale du capitalisme au moyen de formules qui seraient, très souvent, fort contestables, si on les appliquait à la lettre aux phénomènes du temps et, à plus forte raison, aux phénomènes actuels ; on pourrait dire et on a dit que les espérances révolutionnaires du marxisme étaient vaines puisque les traits de ce tableau avaient perdu de leur réalité. On a versé infiniment d’encre à propos de cette catastrophe finale qui devait éclater à la suite d’une révolte des travailleurs. Il ne faut pas prendre ce texte à la lettre ; nous sommes en présence de ce que j’ai appelé un mythe social; nous avons une esquisse fortement colorée qui donne une idée très claire du changement, mais dont aucun détail ne saurait être discuté comme un fait historique prévisible.

En cherchant comment les esprits se sont toujours préparés aux révolutions, il est facile de reconnaître que toujours ils ont eu recours à des mythes sociaux, dont les formules ont varié suivant le temps. Notre époque exige une littérature plus sobre que celle dont on usait autrefois, et Marx a eu le mérite de débarrasser son mythe révolutionnaire de toutes les fantasmagories qui ont trop souvent fait chercher un pays de Cocagne.

Le mythe ne se prête point à une décomposition du changement en tranches successives, dont il soit possible de faire une série et qui, étant étalées sur un long espace de temps, puissent être regardées comme formant une évolution. Cette transformation est nécessaire dans toute action conduite par un parti politique et elle s’est opérée partout 011 les socialistes sont entrés dans les parlements ; elle est impossible avec le mythe qui donne la révolution en bloc, comme un tout indivisé.’ (Sorel, La Décomposition du marxisme, 54-9).

 

‘La nouvelle école ne put acquérir que lentement une claire idée de son indépendance par rapport aux anciens partis socialistes; elle ne prétendait pas former un nouveau parti, venant disputer aux autres leur clientèle ouvrière; son ambition était tout autre, c’était de comprendre la nature du mouvement qui semblait inintelligible pour tout le monde. Elle procéda tout autrement que ne le faisait Bernstein ; elle rejeta peu à peu toutes les formules qui provenaient soit de l’utopisme, soit du blanquisme; elle purgea ainsi le marxisme traditionnel de tout ce qui n’était pas spécifiquement marxiste, et elle n’entendit garder que ce qui était, suivant elle, le noyau de la doctrine, ce qui assure la gloire Marx.

Les auteurs qui avaient critiqué Marx lui avaient souvent reproché d’avoir parlé un langage plein d’images qui ne leur semblait pas convenir à une recherche ayant la prétention d’être scientifique. , Ce sont les parties symboliques, regardées jadis • comme ayant une valeur douteuse, qui représentent, au contraire, la valeur définitive de l’œuvre.

La catastrophe — qui était la grande pierre de scandale pour les socialistes qui voulaient mettre le marxisme en accord avec la pratique des hommes politiques de la démocratie — se trouve correspondre parfaitement à la grève générale qui, pour les syndicalistes révolutionnaires, représente l’avènement du monde futur. On ne peut pas accuser ceux-ci d’avoir été trompés par la dialectique hégélienne; et, comme ils repoussent la direction des politiciens, même des plus avancés, ils ne sont pas non plus des imitateurs du blanquisme. Nous sommes ainsi amenés, par l’observation des faits qui se manifestent dans le prolétariat, à comprendre la valeur des images employées par Marx, et celles-ci à leur tour nous permettent de mieux apprécier la portée du mouvement ouvrier.’ (Sorel, La Décomposition du marxisme, 63-4).

 

(For an English translation see Georges Sorel, The Decomposition of Marxism, in Irving Horowitz, ed., Radicalism and the Revolt Against Reason: The Social Theories of Georges Sorel. London: Routledge & Kegan Paul, 1961).