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Georges Clemenceau

Au Fil des Jours. Paris: Bibliothèque Charpentier, 1900, 193-201.

‘L’Enfermé’ [Le Journal, 27 November 1896]

Auguste Blanqui, Gustave Geffroy, quel étrange rapprochement de noms ! Comment le ténébreux conspirateur, l’homme d’action toujours rassemblé sur lui-même pour quelque bon de fauve contre l’ordre qui est, a-t-il pu, du fond de sa tombe, exercer l’irrésistible attraction que suppose le beau livre du Breton rêveur, épris d’art et de vie répandue ?

Tous deux de pensée très française, mais combien différents d’origine ! Magie du sol des Gaules, universel creuset des races où le Celte, le Latin, le Germain même, dépouillés de leurs scories de tribus, laissent un pur métal d’humanité affinée !

Blanqui, Latin, penseur aigu jeté dans l’action violente, manieur d’hommes étranger aux complexes mobiles de l’âme vulgaire, s’obstinant à chercher la mathématique de sa partie d’échecs contre les puissances régnantes, échouant, malgré l’effort d’une pénétrante divination, faute d’avoir calculé tout l’homme, et jusqu’à la fin toujours disposant ses pièces pour la lutte nouvelle, toujours défait, jamais vaincu. Geffroy, de ces Gaulois acculés à la mer d’Armorique par la poussée des hordes du Rhin, poètes de la foret, de l’Océan, de la lande, promenant aux rochers des grèves la mélancolie de l’humaine destinée, mais gardant au cœur la flamme des anciens combats.

Quel point de contact entre ces deux âmes si diversement remuées des spectacles de l’homme, sinon la passion du drame humain lui-même ? L’un veut agir, maîtriser, gouverner les hommes, moins dans l’espoir de les conduire au dénouement de l’utopiste, que pour les lancer par les grandes avenues désobstruées vers une vie meilleure. Ce qu’il demande à la plus haute culture, c’est la doctrine de ses actes, c’est le perfectionnement de son outil d’action. L’autre, ému d’idéal, cherchant à son rêve, pour l’expression d’art, le fondement de vérité, et aboutissant, par le besoin d’ordre et d’harmonie, à la volonté de justice. Capable d’agir aussi, dans le sursaut de réaction né du contraste de ce qui est avec ce qui pourrait être.

Ainsi le désintéressement des hauts esprits anxieux du grand problème humain les conduit aux mêmes carrefours, en quête de beauté, de bonté sociales, et, malgré les mentalités diverses, les rapproche, les unit dans le commun effort contre l’antique servitude d’ignorance et de misère.

Donc, voici Geffroy, homme de lettres, critique d’art, psychologue, parcourant les champs de l’histoire pour y suivre, à travers les bouleversements du siècle, la trace des émotions populaires qui nous firent cette vie convulsée, et retrouver dans le chaos des paroles qui se mêlent, des actions qui s’entre croisent, le fil ténu d’une évolution de pensée.

L’Enfermé, un titre de roman. Tournez la feuille, une puissante monographie d’humanité. C’est le double caractère du livre. La vie de vérité dépasse ici l’imagination du romancier, et la sombre épopée du révolutionnaire paraît un long accès de folie aux générations désabusées de ce temps.

Quelle plus téméraire entreprise que d’amener à la lumière du jour l’âme enfouie sous l’inextricable amas de légendes nées de passions qui sont toujours vivantes parmi nous ! Auguste Blanqui aura été, je pense, l’un des hommes le plus vigoureusement exécrés de notre âge. Objet du culte de ses deux admirables sœurs, passionnément aimé, servi par de rares fideles, il eut le sinistre privilège d’attirer de tous les coins de l’horizon un effroyable orage de haines.

«  Le plus capable et le plus scélérat de tous », disait M. Thiers, qui, pour avoir massacré dans Paris trente mille prisonniers en huit jours, fait proclamer en latin sa propre vertu par les pierres menteuses du Père-La-Chaise. Il n’y a pas besoin d’autre explication de l’aversion des ennemis. L’intelligence la plus claire, la plus éveillée, la plus difficile à séduire, à tromper, la volonté la plus résolue, n’est-ce pas assez pour expliquer la clameur d’aboiement des férocités apeurées ! Quant aux scélératesses, il serait bien malaisé d’en établir d’autres au compte de l’Enfermé que celles dont il subit tragiquement les coups.

Mais l’éloignement, la défiance, l’invective passionnée, l’implacable détestation de tant de braves compagnons de combat, quelle cause ? Hélas ! l’homme, jusque dans l’extrême dévouement aux idées de justice, conserve trop souvent, au plus profond de son âme, l’inépuisable levain d’égoïsme mauvais qu’il rêve de détruire. Qu’est-ce que le succès a fait des chevaleresques républicains de 1848 et de l’Empire ? Les réformateurs n’ont rien réformé, les amis du peuple l’ont fusillé, les dénonciateurs d’abus ont centuplé les sinécures, et sont, avec leurs petits, installés dans le budget dont ils vivent. Tout cela sous le couvert des nobles idées pour lesquelles ils se proposaient sincèrement de vivre et de mourir. Ce n’est pas le procès des individus que je fais. C’est un trait de psychologie sociale que je note au passage.

Auguste Blanqui n’était point de ces faibles âmes. Ironique meurtrier de sottises, contempteur d’attitudes théâtrales, il était un vivant reproche aux moindres. Les héros de bataille souvent sont haïsseurs des victoires de l’esprit. Et puis s’il exerça parfois le plein de l’attraction intellectuelle, Blanqui ne réussit jamais à développer autour de lui – peut-être à cause de son extrême timidité de cœur – ce charme enveloppant qui, plus sûrement que l’idée, plus fortement même que l’intérêt personnel, permet au chef, à certaines heures, de fondre les énergies éparses pour les jeter dans le moule de l’action préparée. Quel étonnant contraste avec Gambetta, d’origine latine aussi, qui fut surtout de grand geste et d’attirance personnelle. Les deux extrêmes de la race : Machiavel et Rienzi, ou, avec la déformation des temps, Mazarin, Mirabeau : deux autres Italiens francisés de l’histoire. Bonaparte, de même race encore, dominateur sec entre tous, pouvait et savait charmer à ses heures. Il avait le prestige des victoires. Blanqui, solitaire, condamné à grouper sous lui des hommes, qui ne se livraient pas parce qu’il ne se livrait pas lui-même, comptait sur le magnétisme de l’idée. Ce fut l’erreur capitale de sa vie.

Par ce trop rapide examen d’une seule des questions que pose la carrière de l’Enfermé, qu’on juge des difficultés de l’œuvre où s’est acharné le patient labeur de Gustave Geffroy. Suivre l’âme la plus complexe, dans le développement d’une force superbe de pensée qui se traduit en d’éternelles défaites jusqu’au delà de la mort, à travers les aspects si changeants de la France depuis la Révolution jusqu’à nos jours, délivrer ce prisonnier qui, en outre des hautes murailles, vécut d’abord enfermé en lui-même, rendre la vie à ce mort qui fut fantôme ses contemporains, évoquer l’être, le recréer, le taire évoluer, en montrant les ressorts de l’action, tout cela demandait une rare faculté d’analyse et de synthèse. Geffroy y a miraculeusement réussi.

Blanqui, son pays, son temps vont au courant de la pensée, se développant, s’expliquant, se formulant en lumière. L’homme est modelé, pour ainsi dire à la Rodin, en successions de plans très simples d’où jaillit la tourmente. La vie sourd du dedans, animant le relief des leviers en effort, faisant transparaitre l’âme motrice.

Quand au décor du siècle, il apparaît brossé d’une incroyable vigueur. Le style de l’écrivain, si subtilement fluide à son ordinaire, s’est tout à coup rassemblé, concentré, solidifié en traits d’énergique concision où se montre en raccourci toute la vie d’une époque. Je pourrais citer vingt tableaux qui sont autant de chefs-d’œuvre. En deux pages on voit passer, au galop d’une charge de bataille, la vertigineuse cohue de tous les mouvements de la Restauration entre deux convulsions de la Révolution tricolore. Lisez ce court chapitre où se résume, en quelques lignes, la philosophie des révolutions :

Lendemains de révolutions ! Réveils surpris de ceux qui se sont endormis dans la fièvre de l’action. Les rêves agités des héroïques turbulences, et qui se retrouvent au matin, engourdis dans la stupeur des rapides événements accomplis, rappelant leur mémoire, s’efforçant de formuler en notions exactes les péripéties troublées de la veille. Les enthousiastes qui couraient par les rues, bondissaient aux péristyles des palais, jetaient vers le ciel de grands cris d’espoir et de triomphe, sont étourdis de la victoire et lassés du mouvement. Leur corps est abattu par la fatigue, leur esprit immobilisé par la courbature morale. Ils s’interrogent, surpris, les bras cassés comme au second jour des ivresses et des coups de passion, se demandant quel vin d’illusion ils ont bu, quelle ardeur de jeunesse et d’amour est montée à leur cerveau. L’énergie s’en va donc en contemplations, le vouloir n’a pas de suites, les acteurs redeviennent spectateurs. C’est qu’ils ont cru jouer une pièce entière alors qu’ils n’ont figuré que dans un prologue.

Une autre troupe va venir qui s’est tenue à l’écart pendant le tumulte, et que le manque de ténacité des bruyants encourage. Ces nouveaux venus vont ordonner le désordre, remettre presque tout en place, changeant seulement quelques étiquettes. Ce sont les fins, les méticuleux, les avisés, les huissiers, les notaires, les avocats, les hommes d’affaires qui liquident les révolutions. Ils ont apporté en naissant sens gouvernemental, ils connaissent les rouages précis et les ressorts agissants, ils savent les marches prudentes et les concessions utiles, et qu’il faut bien se garder de rien changer au train des choses et au sort des hommes. Ils sont graves et s’expriment avec solennité, et on les croit volontiers sur parole quand ils affirment leur prédestination et leur compétence. Après les coups de feu et les renversement trônes, ce sont eux qui rassurent la société par des affiches et des décrets que lisent bénévolement combattants de la veille, redevenus les bons flâneurs de la rue.

Comment suivre l’écrivain à travers les tumultes de 1830 et de 1848, du siège de Paris et de la répression de la Commune, entrecoupés de longue mort dans l’obscurité des cachots ? En quels mots caractériser le solitaire qui, donnant tous les jours un morceau de sa vie pour l’inconsciente masse, écrivait hautainement de la foule « Que d’autres portent leur encens à cette idole. Elle n’aura pas le mien. Je n’adore pas le crocodile. » Il faut prendre le livre, et, quand on l’a pris, on ne le quitte plus.

J’indique le sujet sans l’aborder. Je garde en moi d’inoubliables visions de Blanqui, à Sainte-Pélagie où je reçus le premier choc des brûlants rayons noirs qui dardaient de la blanche face amaigrie, pendant le siège où sa voix ne fut pas écoutée, plus tard, au lit de mort, dans l’irréparable défaite…

Je note un seul trait. Au premier tressaillement de la France menacée, le révolutionnaire s’est retrouvé patriote. L’affaire de la Villette fut une folie, où la troupe émeutière entraîna celui qui prétendait lui commander — la fonction du chef populaire étant de suivre, dit tristement Geffroy. Il n’en est pas moins vrai que la France était sauvée, si elle avait pu se ressaisir à cette heure. Blanqui l’avait vu, lui : mais il fallait Sedan pour dissiper l’aveuglement de tous. Et pas assez complètement, hélas! pour éviter le désastre du siège. En vain la Patrie en Danger pousse ses cris d’alarme. Point de lecteurs. Le journal meurt, et la destinée s’accomplit.

Le fort du Taureau a recueilli le vaincu. Là, seul sous le ciel impitoyable, il s’abstrait de sa terre, et, tout serein d’une éternelle souffrance, écrit tout l’un des plus beaux poèmes de l’homme : l’Eternité par les astres. Qu’importe la défaite d’un monde ! Le temps et l’espace infinis ont d’inépuisables réserves pour des combats meilleurs. Hymne suprême du rêveur à qui s’est refusé son rêve dans la vie, et qui, de son autorité souveraine, l’ajourne aux réalisations de la mort.

Je m’arrête. Quoi qu’il arrive dans les astres, l’humanité de notre planète, pour atténuer quelque chose de sa misère, a besoin d’une effroyable dépense de douleurs. Blanqui en apporta sa part. Nous pouvons, nous devons même lui concéder l’avantage d’un généreux surplus.

Dans les temps que nous traversons, cette vie de désintéressement total, dans une auréole de haro, ne découragera que les lâches du grand combat pour la justice et pour la vérité. Quiconque veut tenter de ne point passer en vain sera réconforté de la haute et sévère leçon d’une âme immuable dans la plus cruelle destinée, faite incessamment renouvelée le courage que les faibles attendent de la victoire, accomplissant en toute simplicité l’absolu sacrifice, et n’attendant rien en retour, pas même, peut-être, la tardive réparation du temps, qui vengera le vaincu de ses vainqueurs.