Édouard Vaillant, ‘Les Blanquistes’, in Léon de Seilhac, Le Monde socialiste. Paris: Victor Lecoffre, 1904.
Pour nous plus exactement juger et voir les différences avec les autres partis, il est bon de se rendre compte, à la fois, de notre origine et de cette évolution postérieure à la Commune, qui, progressant sans cesse, a fait le Comité révolutionnaire actuel.
Au lendemain de la Commune, en même temps que quelques amis et moi devenions membres du Conseil général de l’Internationale à Londres, et entrions en rapports intimes avec Marx, nous formions avec d’autres amis, dont la plupart étaient des amis de Blanqui et ses vrais disciples, un Comité dit : « La Commune révolutionnaire » qui a rempli dans l’exil un rôle politique important.
Au retour de l’exil, nous avons poursuivi notre action en cherchant à créer, non plus comme nos pères (et j’entends par là toute la lignée des révolutionnaires français aboutissant à Blanqui) avaient été obligés de le faire, non plus des groupements secrets, mais un parti d’avant-garde et de combat, un parti essentiellement socialiste révolutionnaire en contact constant avec le peuple pour l’agiter, le soulever, l’entraîner à l’action incessante, sous toutes les formes et surtout sous la forme politique, & est-à-dire la plus efficace,
Le premier acte du parti a été, avec Blanqui comme directeur, la publication du journal : Ni Dieu! ni Maître! en 1880.
C’est en 1881, à l’occasion des élections législatives, et pour former les cadres du parti que nous voulions créer, que nous avons décidé son organisation sous le nom de Comité révolutionnaire central. Son action a été en effet incessante. Elle n’était nullement doctrinaire, elle se produisait à chaque occasion et dans toutes les directions par meetings, réunions privées et publiques, manifestations et élections. En 1884, j’étais élu au Conseil municipal, où peu après Chauvière venait me rejoindre. Notre propagande s’en accrut.
En 1887, le Comité révolutionnaire central prit une part prépondérante à l’agitation populaire, qui empêcha l’élection présidentielle de Ferry.
En 1888, nous avons fondé l’Homme libre, repris le Cri du Peuple et traversé la crise boulangiste, brisant avec d’anciens amis, refusant de suivre les autres socialistes dans le camp opportuniste, restant enfin fidèles à l’idée de la politique socialiste, mais sans y pouvoir rallier le peuple, égaré, divisé dans les camps bourgeois.
Peu à peu, cette politique que, pris entre deux feux, nous n’avions cessé d’affirmer et de pratiquer, devint celle de tous les socialistes dont les divisions prirent ainsi un caractère moins aigu.
Le Comité révolutionnaire central avait pris ainsi un caractère plus homogène; tout en maintenant l’action politique comme le premier objet du parti socialiste, nous n’en excluions aucune. Et parce que nous considérons l’organisation comme la condition essentielle de toute action, nom demandions au prolétariat de réorganiser et fédérer ses syndicats, ayant leurs centres dans des Bourses du travail, pour une action exclusivement économique, en même temps que nous demandions au parti socialiste de se constituer en dehors de toute organisation économique pour une action toute politique. Nous voulions constituer les deux organes nouveaux de cette double action du prolétariat militant et du socialisme. A la différence des divers Partis ouvriers français, qui admettent des adhésions syndicales, nous n’en admettons pas et nous demandons aux syndicats de n’adhérer à aucun parti politique, de façon à pouvoir comprendre la totalité des travailleurs de la corporation, et nous demandons aux groupes politiques recrutés en partie dans ces syndicats, d’être tout politiques. Pour nous, nous ne désirons que de rester l’avant-garde politique, le parti d’action n’aspirant qu’à créer un jour l’unité du Parti.
Notre tradition révolutionnaire française et son esprit patriotique ne sont nullement en contradiction avec notre internationalisme, ainsi que notre campagne, renouvelée de Blanqui, pour la transformation de l’armée permanente en milices nationales sédentaires vous le montre. Nous voulons chaque peuple maître chez lui, n’ayant rien à redouter du voisin, ni rien à lui faire craindre, et la paix internationale assurée par cette sécurité commune, prélude de l’union, au fur et à mesure du développement et du rayonnement des institutions républicaines et socialistes.
La grève générale n’a pour nous que l’importance d’un moyen complémentaire des divers moyens d’action révolutionnaire directs et de plus haute valeur. Vous avez lu la déclaration du Comité révolutionnaire central qui réclame comme condition essentielle préparatoire, l’organisation syndicale pour l’action syndicale et l’organisation socialiste politique pour l’action du parti socialiste.
Or cette action du parti socialiste nous la comprenons comme incessante’ et multiple, comme devant répondre à toutes ces questions de milieu et de circonstance, visant tantôt le progrès le plus minime, parce qu’il est le seul possible, et tantôt le but révolutionnaire, parce qu’il est à notre portée; et ainsi le suffrage universel, l’action légale et parlementaire sont des éléments de notre activité, au même titre que la propagande et l’action révolutionnaire. Nous ajoutons, en outre, que, dans l’incessante évolution des idées et des volontés du prolétariat militant, et dans la suite du cours des choses, des éléments nouveaux d’action se peuvent produire et que nous acceptons d’avance tous moyens formulés par les congrès internationalistes du prolétariat et du socialisme. C’est bien à un congrès seulement national que l’idée du citoyen Briand, de la grève générale, a été acceptée ; mais nous n’avions aucune raison pour la rejeter, sans lui donner, je le répète, l’importance que lui ont attribuée les socialistes de politique syndicale qui en ont fait leur cheval de bataille. Si nous séparons, ou plutôt si, pour répondre à leur double fonction, doivent se distinguer, l’organisation politique et l’organisation économique, il n’en est pas moins vrai que tel fait économique, — et celui que nous rechercherions le moins, mais que nous acceptons toujours quand il se produit — la grève, prend souvent un caractère politique, et qu’alors toutes les forces prolétaires et socialistes doivent entrer en ligne.
C’est ainsi que, dans des circonstances données, la grève d’une corporation dont le travail est nécessaire à la vie sociale, la grève combinée de plusieurs corporations, et, si elle peut se réaliser, la grève générale, auraient une valeur politique décisive. Pour nous, il nous paraît qu’au moment où elle pourrait se produire, ou seulement essayer, nous serions assez fort pour nous en passer, que nous aurions déjà pu nous emparer du pouvoir politique et user de cet instrument souverain pour accomplir, dans la République devenue ainsi socialiste, la révolution économique.
Je ne comprends guère ceux qui semblent supposer qu’une révolution se fait comme à volonté, et détermine librement ses conséquences, ou plutôt les laisse déterminer par ses acteurs. Il y a là un vieux fond de scepticisme et une erreur. Les révolutions ne sont que les crises politiques et sociales, qui éliminent les éléments vieillis de l’ordre social, et mettent en œuvre, dégagent pour une évolution nouvelle, les éléments accumulés par le progrès des choses et des mœurs, au libre développement desquels s’opposait le régime antérieur survivant, par la force organisée de son gouvernement, de sa classe privilégiée, aux conditions qui l’avaient créé, et qui, disparaissant, amènent sa chute. Certes, plus nous irons, plus la volonté des hommes et la force organisée du parti socialiste joueront un rôle dans les déterminations ultérieures, mais à la condition d’être exactement en accord avec le développement historique, avec révolution sociale, qu’il lui sera facile de précipiter, mais impossible de contredire ou altérer. Quant au temps, à la durée des phases des étapes à parcourir, nous ne pouvons rien dire, n’étant pas prophètes.
Nous ne pouvons donc, à la lumière de la critique socialiste et de la notion historique du développement, qu’esquisser, mais avec certitude, les lignes générales de l’évolution qui nous mène sûrement, par la force des choses et l’action socialiste, à la société communiste, à la liberté individuelle dans la solidarité sociale, et qui nous rapproche toujours davantage de cette société idéale, qui assure de plus en plus le jeu libre et harmonique de toutes les facultés de l’homme individuel et social.
Cette idée communiste n’est pas nouvelle, ou créée par tel ou tel inventeur breveté. De même que les Allemands y sont arrivés avec Marx, notre filiation communiste, pour ne pas remonter plus loin, va des babouvistes à Blanqui, et l’idée s’éclaire de plus en plus des lumières des sciences historiques et sociales, communes maintenant à tous les partis socialistes, à tous les pays. Si Blanqui était arrivé à une conception exacte du communisme, ainsi que le reconnaissait Marx, c’est évidemment une preuve de plus de cette progression nécessaire qui a de plus en plus rapproché le socialisme du communisme, et aux mêmes époques (le manifeste communiste de Marx, écrit en 1847, était publié au commencement de 1848, et les affirmations communistes concordantes de Blanqui sont de la même époque) les deux courants se formaient en France, comme en Allemagne, pour se réunir bientôt après la Commune.’ (Vaillant, ‘Les Blanquistes’, 83-7).