Arthur Ranc, ‘Auguste Blanqui’ [Voltaire, 3 January 1881], in Ranc, Souvenirs — Correspondance 1831-1908. Paris: Édouard Cornély, 1913. 26-31.
‘Je viens rendre à la mémoire d’Auguste Blanqui le témoignage que je lui dois.
J’ai assez vu Blanqui, j’ai pu l’étudier d’assez près, j’ai assez entendu parler de lui des hommes, amis et ennemis, qui à diverses époques l’ont approché, pour que mon témoignage ait quelque valeur. J’ai toujours conservé vis-à-vis de ce puissant absorbeur l’indépendance de ma pensée et de ma volonté ; je puis donc m’exprimer en toute liberté d’esprit.
Dans les journaux où l’on veut m’être désagréable, on m’appelle quelquefois : « ancien blanquiste ». Le mot n’a rien qui me choque. II est pourtant inexact, en ce sens, que je n’ai jamais fait partie des groupes qui acceptaient complètement sa direction ; j’étais, si l’on veut un ami du second degré. Lié aussi avec Tridon et les autres lieutenants du « Vieux », je n’ai jamais été mêlé directement à leurs affaires, sauf une seule fois, lorsqu’il fut question de fonder le journal la Renaissance.
Je voyais pourtant Blanqui assez fréquemment lorsqu’il était à Paris. Ce solitaire avait besoin d’être renseigné sur les hommes, sur les choses. sur les mille incidents de la vie politique. Il faisait quelque fond sur mes paroles, sur mes appréciations, sur mes jugements, et il me questionnait volontiers. Dans ses rares moments de gaieté, il lui arrivait de m’appeler son « Bottin ». Il savait d’ailleurs quel dédain j’avais des calomnies dont on l’abreuvait, quelle était mon estime pour son caractère, mon admiration pour la sagacité, pour la puissance de son esprit.
La calomnie ! jamais homme n’en a plus souffert. On a dit : « C’est une grande douleur d’être haï parmi les hommes ». Cette douleur, nul plus que Blanqui n’en a connu les amertumes. Dans son parti même, jusqu’en 1870, des inimitiés implacables l’ont poursuivi. Je me rappelle encore le scandale lorsque, sous l’Empire, j’osai lui dédier un livre et lui donner ainsi une marque publique d’estime et de respect. Tel qui figure aujourd’hui parmi les plus intraitables outranciers de la politique, tel qu’on pourrait qualifier de « nouveau blanquiste » m’infligea un blâme sévère.
Il fallait dans ce temps là un certain courage pour prendre la défense d’un homme dont Armand Barbes et Charles Delescluze, pour ne citer que ces deux-là, ne parlaient qu’avec mépris, dont tant d’autres, aveuglés par des récits mensongers, ne prononçaient pas le nom maudit sans une sorte d’effroi mystérieux. Blanqui, lui, restait impassible dans la sérénité de sa conscience. Aucun de ses amis ne lui a jamais entendu prononcer un mot de récrimination. Je ne crois pas qu’il ait confié à personne les vraies causes de sa brouille avec Barbes, brouille antérieure de dix ans à la publication de la fameuse pièce Taschereau. Il vivait silencieux et ne daignait pas s’expliquer.
Ce silence lui a été funeste. Pour beaucoup d’hommes dé bonne foi. Blanqui est resté un problème. Depuis sa sortie de Clairvaux, on n’a pas pu le juger. Accablé par l’âge, brisé par trente-cinq années de prison, guetté par la mort, il n’était plus lui-même. Les haines, les calomnies, l’ostracisme moral dont il était frappé, ont eu d’ailleurs sur sa vie, sur sa destinée, sur son esprit, la plus néfaste influence. Repoussé, il s’est de plus en plus confiné dans l’isolement ; il a exagéré sa méthode révolutionnaire qui, en fin de compte, s’est trouvée impuissante ; il a cru à la possibilité d’exercer secrètement une action sérieuse à l’aide d’un petit groupe d’amis dévoués. En un mot, il a affiné son tempérament de conspirateur en laissant inactives ses incomparables facultés de politique et d’homme d’État.
Oui, d’homme d’État, je ne m’en dédis pas ! Il savait manier les hommes, il était né pour gouverner. Dans nos longs entretiens, quand il avait cessé de m’interroger, il me ravissait par son entente des affaires, par la justesse de ses vues, par la profondeur de ses aperçus sur la politique générale. Patriote ardent, il était de la grande école française, celle d’Henri l\\ de Richelieu, de la Convention. Il ne donnait pas dans les rêveries humanitaires et les niaiseries cosmopolites. Lisez ses admirables articles de la Patrie en danger !
Esprit net, avisé, pratique, il avait horreur de la déclamation et des déclamateurs ; il avait le dédain des fabricateurs de programmes. Si on voulait l’exaspérer, on n’avait qu’à lui demander quel serait son programme au cas où le lendemain d’une révolution triomphante, le peuple le porterait au pouvoir. « Mon programme, disait-il, en levant les épaules, mais je ne sais pas quel il sera ; je ne sais ce que je ferai, j’agirai suivant les circonstances ! » Ainsi parlait Auguste Blanqui. Je n’insiste pas, car on ne manquerait pas de dire que je veux présenter le vieux conspirateur comme le père de l’opportunisme.
L’erreur de Blanqui, comme je l’indiquais plus haut, l’erreur qui a faussé sa vie c’est d’avoir cru de plus en plus à la possibilité de se saisir du pouvoir par la conspiration, par un coup de surprise, en prenant, comme il l’a dit lui-même, le Gouvernement et la police en flagrant délit. Ce n’est pas moi, certes, qui lui en ferai un reproche, et pour cause ! Je constate seulement l’erreur. Cette politique-là pouvait être bonne et aboutir dans les petites républiques italiennes. Dans une grande démocratie comme la nôtre, au dix-neuvième siècle, elle est radicalement impuissante. Le coup de surprise peut réussir ; on n’en est pas plus avancé pour cela. L’affaire de la Villette, au mois d’août 1870, savamment organisée par Blanqui, a été la démonstration directe et irréfragable de l’inanité de sa doctrine. Il en a donné lui-même le récit et on peut y voir qu’il a dû abandonner l’entreprise non pas même devant la résistance du pouvoir qui n’avait pas encore agi, mais uniquement parce que la population faisait le vide, l’isolement autour de la vaillante petite troupe.
Et puis, il y a quelque chose de plus. Ce n’est pas tout que d’entrer à l’Hôtel de Ville ; il faut y rester, il ne faut pas être balayé par un retour offensif. On l’a vu au 15 mai, on l’a vu au 31 octobre [1848]. Au moment de l’armistice, en 1871, je passai avec Blanqui toute une journée à Bordeaux. Il ne fut question entre nous pendant la plus grande partie de l’entretien, que de la situation militaire. Cependant, au moment où j’allais le quitter, je lui parlai du 31 octobre. Il me raconta tous les incidents qui, d’après lui, avaient fait échouer le mouvement. Quand il eut terminé, je me permis de lui dire : « Tout cela ne suffit pas à expliquer l’insuccès ; il y a une raison plus haute, et cette raison la voici : il est toujours possible de prendre par un coup d’audace le pouvoir pendant une heure. Pour s’y maintenir, pour rester maître de l’Hôtel de Ville, il faut être accepté par l’opinion, il faut être considéré par la majorité de la population comme possible ». Blanqui ne me répondit pas et resta quelques minutes songeur.
Auguste Blanqui, jusqu’en 1870, était à la fois inconnu et méconnu, inconnu de la foule et méconnu des hommes politiques. De là son impuissance. C’est parce qu’ils étaient frappés de cette grave faiblesse, que quelques-uns de ses amis, parmi lesquels Tridon, conçurent à la fin de 1869, la pensée d’un journal où Blanqui ferait connaître ses idées et ses vues politiques. Le comité directeur de la Renaissance, pris en dehors des groupes d’action organisés déjà depuis plus d’une année, devait être formé de Blanqui, d’Albert Regnard et de moi. C’est Tridon qui vint m’en faire la proposition et j’acceptai.
Le journal ne parut pas ; mais la chose était assez avancée pour que nous ayons eu chez Regnard un entretien où la composition du premier numéro avait été arrêtée. Je devais faire l’article sur la situation politique ; Regnard se chargea de traiter la question philosophique et religieuse. — Et l’article sur la question sociale, qui le fera ? nous dit Blanqui. — Mais vous, mon cher citoyen, lui répondîmes-nous d’une seule voix, cela vous revient de droit. — C’est que, reprit-il, avec son fin sourire, c’est bien difficile ; le socialisme, voyez-vous, en est à sa période de « criticisme ! »
Je finis sur ce mot que je dédie à ceux qui pensent à résoudre la question économique par la violence et à transformer la société du jour au lendemain par un coup de force.’ (26-31).