Critical assessments

Alfred Delvau

Alfred Delvau (secrétaire intime du citoyen Ledru-Rollin), L’Histoire de la Révolution de FévrierParis: Blosse, 1850.

[On 25 February 1848, Lamartine and the hastily established provisional government reject proposals to replace the old tricolour flag (which had been adopted by Louis-Philippe’s July Monarchy in 1830) with the red flag that had become more directly associated with revolution, and with socialism, as the emblem of the new Republic.]

Est-ce que cette couleur rouge que chacun portait à sa boutonnière, M. de Lamartine tout le premier, ne symbolisait pas la victoire, la liberté, la République? Est ce que, mieux que les trois couleurs, elle n’était pas digne du respect et de la vénération du peuple? Est-ce que ce n’était pas une profanation de faire disparaître le haillon révolutionnaire, pour y substituer un lambeau souillé par tant dé souvenirs néfastes? Est-ce qu’enfin ce n’était pas renier l’histoire, renier la patrie, que l’abattre de nos monuments? C’était un crime de lèse-humanité, de lèse-histoire et de lèse-nationalité! C’était un pas immense vers la réaction, une concession puérile et fatale à des peurs bourgeoises.

Le peuple avait donc raison de murmurer, raison de s’agiter, raison de rester en armes. Le drame de la révolution n’en était encore qu’à son prologue, et il y avait derrière le rideau des acteurs impatients qui pouvaient apparaître tout à coup et donner aux acteurs en scène une réplique désagréable. Blanqui était à la tête de ces impatients dont le nombre, déjà considérable, pouvait grossir d’heure en heure, à sa seule évocation; Blanqui avait derrière lui cinquante mille hommes, presque tous armés, tous déterminés, qui pour la plupart avaient risqué leur vie, et qui étaient prêts à la risquer encore pour le besoin de la sainte cause de la révolution. Il y avait des brouillons, assurément, parmi ces soldats de l’émeute, moitié condottieri, moitié disciplinés. Beaucoup voulaient autre chose que ce qui était, par fantaisie, par goût de l’enivrement de la bataille où le tumulte des coups se mêle an tumulte des cris, où l’odeur du sang se mêle au parfum de la poudre. Mais beaucoup aussi voulaient, et très résolument, une république sérieuse, carrée par la base, humanitaire, démocratique et sociale! Ces deux mots n’étaient point encore devenus un signe de ralliement et de reconnaissance. Mais on les proférait, parce qu’ils contenaient toute la pensée des combattants de février qui avaient vu autre chose qu’un changement d’hommes dans cette grande débâcle. Le peuple voulait la République dans son acception la plus large, la plus fraternelle, la plus divine, et c’est pour cela qu’il la voulait démocratique et sociale : il l’aura !

L’homme, auquel cette foule turbulente, indisciplinée, passionnée, eût obéi comme à un général d’armée, Auguste Blanqui, dont le nom devait plus tard être salué par le mépris, était un persécuté de la monarchie du 7 août. La révolution de 1830 l’avait trouvé sur la brèche, l’esprit plein d’espérances sur l’avenir de l’humanité. Il avait été la cheville ouvrière des sociétés secrètes qui avaient sapé si courageusement, mais avec tant d’insuccès, le trône du fils d’Egalité. L’émeute du 12 mai 1839 avait été préparée et dirigée par lui, et les portes de la prison de Doullens s’étaient refermées sur lui pour se rouvrir, à neuf années de là, devant la volonté populaire.

Auguste Blanqui, petit, grêle, la tête rasée comme celle d’un moine, et digne du pinceau d’Holbein ou de Ribeira, — les yeux perdus dans de profondes orbites et dardant de fauves éclairs, — le visage revêtu d’une pâleur maladive, — le corps ployé sous la double charge de la souffrance physique et de la torture morale, et aussi par l’effet d’une constitution rachitique, — Blanqui n’avait rien en lui, à proprement parler, qui dénotât l’homme des conspirations, ou trahît l’orateur de la borne ou des clubs. Mais c’était bien là le révolutionnaire de Saint-Just, le révolutionnaire inflexible, le véritable tenacem propositi virum d’Horace, l’homme qui avait tracé un but à sa vie et qui y marchait résolument en disant, dans le sanctuaire impénétrable de sa pensée ; « A moins qu’un boulet de canon, qu’un coup de couteau ou une trahison ne m’arrêtent en chemin, je vivrai et j’arriverai ! » Et ils arrivent, en effet, quelque mystérieuse, quelque redoutable, quelque sanglante même que soit l’œuvre à laquelle ils vouent ainsi toutes les facultés de leur intelligence et de leur corps, sans préoccupation vaine, sans hésitation sans peur! Seulement, quand ils sont arrivés, quand ils tiennent la chose convoitée, quand ils touchent au but fixé, quand ils sont ce qu’ils voulaient être,—maréchaux, savants, dictateurs, millionnaires ou rois, — ils ne regardent point en arrière; ils apercevraient trop de débris aimés, trop de chers délaissés sur la route parcourue ! S’ils regardaient, le vertige s’emparerait de leur esprit détendu, de leur cœur amolli par trop de dépenses de virilité, et ils retomberaient brisés dans l’abîme! Le vulgaire qui les voit arrivés, ces hommes, et qui ne sait pas quel a été leur itinéraire et comment ils ont marché, et ce qu’ils ont renversé, et ce qu’ils ont foulé aux pieds, le vulgaire attribue le mérite de leur élévation à Dieu ou au hasard qui y ont pourtant été pour peu de chose. Il ne sait pas ce que ces hommes, qu’il faut admirer ou plaindre, ont épuisé de forces, d’énergie et de vrai vouloir pour ne pas succomber vingt fois en chemin. Il ne sait pas combien de fois, après s’être relevés meurtris et ensanglantés, ils ont passé la main sur leur front en sueur où la nuit commençait à se faire et, près de défaillir, se sont écriés, avec le stoïcisme du soldat sur le champ de bataille, en présence de l’ennemi : Allons!

Au premier abord, Blanqui n’était pas sympathique, parce que la souffrance ne l’est pas toujours. Pour cela, il faut qu’elle ait de certaines formes et qu’elle soit marquée d’un certain cachet. On se sentait disposé à lui obéir, mais l’on n’était point subitement porté à l’aimer. Il n’attirail pas, il dominait. C’est le propre des fortes natures morales et des vigoureux tempéraments physiques. Blanqui remplaçait la virilité extérieure qui lui manquait par une virilité d’âme, toute puissante dans certaines occasions. J’ai dit que rien ne trahissait en lui le conspirateur; j’aurais pu ajouter qu’il avait les apparences du fanatisme, si je n’avais craint de l’injurier en lui supposant l’étoffe d’un fanatique. Jacques-Clément était un esprit étroit; Ravaillac était un crétin. Le fanatisme ne peut germer et éclore que sous des fronts déprimés. J’ai dit encore que rien, dans l’extérieur de Blanqui, ne dénotait l’orateur, et cependant sa puissance comme orateur était immense; sa voix stridente, aiguë, sifflante, métallique et voilée cependant comme le bruit d’un tam-tam, communiquait la fièvre à ceux qui l’écoutaient. Son éloquence, nourrie, — non pas aux sources les plus pures, mais aux sources les plus ardentes et les plus généreuses, — avait un caractère sauvage et des notes âpres, inharmonieuses, qui agaçaient les oreilles et tordaient le cœur comme l’eussent fait des tenailles. Elle était froide comme la lame d’une épée, incisive et dangereuse comme elle ; et cependant cette éloquence réchauffait les sombres enthousiasmes qui recueillaient avidement sa parole. Les Taborites et les Hussites l’eussent placé, dans leur adoration, au dessus de Jean Ziska et de Procope le Grand. Mais l’énergie de ses discours, la virulence de ses motions, toujours frénétiquement applaudis, étaient secondées encore par une certaine habileté, par une sorte de souplesse rusée qui témoignait que cet homme ne se laissait pas toujours emporter par son imagination et par la furia de son esprit, mais, qu’au contraire, il les maîtrisait l’une et l’autre, au souffle seul de sa volonté. Il se possédait complètement et ne livrait de sa personne et de ses émotions que ce qu’il voulait : rien de plus, rien de moins. La nature lui avait refusé la spontanéité, bien qu’elle lui eût accordé la fougue. Encore y avait-il dans cette fougue quelque chose qui sentait le travail. Ceci a les apparences d’un paradoxe, et c’est pour cela que c’est vrai. Blanqui faisait de l’enthousiasme à froid; il ne disait que ce qu’il lui importait de dire pour produire son effet. Son esprit était une mathématique : il n’opérait que sur des nombres concrets, comme l’histoire, comme l’humanité du reste. C’est l’éloge de sa force que je fais là ; c’est le secret de sa puissance que je livre. Je me résume: l’éloquence et le caractère de Blanqui, ce n’était pas du feu sous la cendre, c’était au contraire de la glace sous le feu….

Je respecte infiniment Blanqui ; je fais mieux, je le comprends, et c’est parce que j’ai cru le comprendre, que j’ai tracé, — de cette façon un peu brutale, peut-être, son portrait, — du moins son profil. Car il est malaisé de saisir tous les aspects d’un caractère, tous les côtés d’une physionomie, toutes les faces d’un talent. J’ai pris le côté, la face, le reflet que j’ai vus, et je les ai donnés, faute de pouvoir saisir l’ensemble. J’ai pu être sévère, je ne crois pas avoir été injuste. J’honore autant que personne l’honorabilité de la vie tourmentée de Blanqui. Comme Mazeppa, enchaîné sur un coursier fougueux, il a été emporté dans une course ardente, effrénée, à travers la vie, et il a laissé, comme lui, de ses membres et de sa chair aux haies des sentiers parcourus. Je rends hommage à la loyauté de ses intentions et surtout à l’austérité de ses principes. Il a tout supporté avec stoïcisme : prison, misère, chagrins, souffrances, ce que nous avons tous, plus ou moins, supporté, avec plus ou moins de courage. Les luttes de la vie l’ont cruellement éprouvé. Je m incline devant le malheur, et je passe.

Dans la nuit du 25 au 26 février, au club du Prado, — le premier club ouvert, — Blanqui avait la toute-puissance. Il y avait là, — dans cette salle où brillaient les fusils, où s’étalaient des bonnets rouges, — de quatre à cinq cents hommes résolus, enthousiasmés, chefs de barricades pour la plupart, vieux communistes rompus aux infortunes et faits aux misères, qui s’étaient groupés autour de lui comme les songes funèbres se suspendent à l’arbre lugubre que Virgile place à la porte des enfers. Et ces hommes, — ces lions à l’ardeur chaude encore comme les canons de leurs fusils, — en se répandant dans la capitale, eussent en un tour de main remué les pavés et les haines. Blanqui avait la toute-puissance, je le répète ; il gouvernait plus que les décemvirs de l’Hôtel-de-Ville, qui n’avaient pour eux qu’une force militaire officielle, tandis qu’il avait pour lui une force matérielle imposante, formidable, doublée qu’elle était d’une force morale plus formidable encore ! Le sort de Paris et celui du gouvernement provisoire étaient dans sa main ; il n’avait qu’à l’ouvrir, il n’avait qu’à vouloir, et les membres du gouvernement provisoire étaient jetés par les fenêtres de la salle de leurs délibérations, et Paris bourgeois appartenait au Paris peuple, et un comité de salut public était organisé, et la France obéissait à Paris! Ce rêve a traversé les cerveaux de tous les ambitieux vulgaires, à plus forte raison devait-il traverser le cerveau de Blanqui, qui n’était pas un homme ordinaire. Pendant quelques minutes, — pendant la durée d’un éclair seulement, — Blanqui dut caresser cette idée; il dut sourire à ce projet. Ne nous hâtons pas de le condamner; Dieu absout plus vite que nous. Et d’ailleurs ce qu’on n’a pas fait peut être fait un jour. Attendons, pour juger, pour condamner ou pour absoudre. Les événements projetés sont plus absolvables que les événements accomplis, fussent-ils plus monstrueux que ces derniers.

D’ailleurs aussi, et précisément parce que Blanqui pouvait et qu’il n’a pas voulu pouvoir, une condamnation ici serait plus que téméraire, elle serait injuste. Blanqui pesa dans sa tête et dans son cœur de citoyen la responsabilité qu’il allait encourir; il la trouva lourde, et il recula, non pas effrayé, —l’effroi ne montait jamais à la surface d’une organisation de cette trempe, — mais attristé. S’il eut peur, en cet instant suprême, ce ne fut pas pour lui, mais pour les autres. Ah ! vous lui devez un beau cierge, bourgeois, agioteurs, publicains, accroupis dans votre égoïsme et dans votre orgueil ! Vous l’avez cloué entre quatre murs; il eût pu vous faire clouer tous entre quatre planches. Ne tremblez plus : le danger est passé. N’avez-vous pas des paratonnerres? Et d’ailleurs la foudre n’est-elle pas emprisonnée à Doullens? Non, en vérité; car elle est dans l’atmosphère où vous respirez, où vous vivez, où vous pensez! Elle se dégagera d’elle-même de vos miasmes et de votre pestilence ! Vous la portez en vous-mêmes!

« Outrer la Révolution avait moins de périls et valait encore mieux que de rester en deçà (Danton). » Blanqui l’avait compris, il voulait le faire, il pouvait le faire, mais, encore une fois, il ne le fit pas. Dans la journée, il s’était rendu au sein du gouvernement, et il en était sorti assez irrésolu. Cependant le drapeau rouge, enlevé de l’Hôtel-de-Ville, et remplacé par le drapeau tricolore, avait causé une irritation profonde parmi les combattants qu’il avait sous sa main, disposés à combattre encore. Dans ce club du Prado, qu’on avait nommé Club révolutionnaire, il y avait une masse frémissante, inquiète, exigeante. Il fallait l’apaiser ou lui donner satisfaction. Blanqui l’apaisa. Après avoir mis, pour ainsi dire, le feu aux poudres par son éloquente improvisation sur le drapeau rouge, il éteignit l’incendie, il prévint l’explosion… (Delvau, L’Histoire de la Révolution de Février, 314-23).

 

avril, 1848 

A tort ou à raison, le citoyen Auguste Blanqui était, au mois d’avril 1848, le représentant actif de ce communisme tant redouté. Son club de la rue Bergère était assidûment suivi. Il y électrisait là des milliers d’hommes dans l’esprit desquels des espérances nouvelles et plus sérieuses avaient remplacé les espérances hâtivement conçues après février. Blanqui était applaudi lorsque, déroulant devant le yeux de ses auditeurs haletants d’attention, le sinistre tableau des misères du prolétariat, il indiquait la route à suivre pour arriver à la cessation de ces misères, à l’extinction de ces maux. Sa puissance sur les masses était grande encore, presqu’aussi grande qu’au 25 février.

Les hommes de l’Hôte-de-Ville, qui n’avaient souci que de gouverner, de quelque manière que ce fût, avec les errements monarchiques ou avec la connaissance incomplète des besoins à satisfaire, — et qui passaient leur temps à fabriquer des décrets inutiles souvent et parfois absurdes, et à se faire entre eux une petite guerre assez déloyale, — avaient pris quelque ombrage des succès de Blanqui et de son influence énorme sur le peuple. Ils ne pouvaient point réaliser ce qu’il promettait, ce qu’il voulait qu’on accordât aux ouvriers ; ils convinrent de ruiner son influence, d’abattre sa puissance, en le calomniant.

M. Taschereau, ami du National, avait inséré dans un numéro de sa Revue rétrospective un document émané du cabinet de M. Guizot, et dans lequel Blanqui jouait un rôle infâme — qui l’assimilait tout d’un coup aux Chenu, aux Davoust, aux Charles Marchal et aux Lucien de la Hodde, — le rôle de dénonciateur. Lui, chef des sociétés secrètes, était accusé de trahison pendant la période de 1834 à 1839. La pièce, sur laquelle on s’appuyait pour arguer de la trahison de Blanqui, n’était pas signée ; en outre, quoique trouvée, selon M. Taschereau, le 24 février pendant le combat, elle n’était publiée que six semaines après, lorsque le gouvernement provisoire commençait à s’alarmer de l’influence envahissante de Blanqui.

Je n’ai point à défendre, ou à charger ce dernier de l’accusation de trahison portée contre lui. Quoi qu’il en fût de tout cela, calomnie gratuite ou vérité, voilà quel moyen avaient employé les hommes de l’Hôtel-de-Ville pour se défaire de Blanqui qui les gênait, comme les avaient gênés Albert et Louis Blanc. Ne pouvant l’exiler au Luxembourg, on cherchait à l’exiler des cœurs où il régnait tout-puissant. On le craignait, cela est avéré, et l’on craignait aussi Cabet et Raspail comme les représentants les plus populaires de l’idée socialiste, du programme communiste. Par contre, on redoutait le communisme. Ledru-Rollin lui-même manifestait, à cet égard, certaine répulsion qu’il ne s’expliquait pas et qui lui venait de son ignorance du sillon nouveau que creusaient les désirs du peuple. Avait-il des raisons pour se défier des prôneurs de ces doctrines? On doit le croire! Avait-il deviné l’ambition dictatoriale de Blanqui? Cela est à supposer, car l’ambition de Blanqui serait plus aisée à démontrer que son déshonneur. Mais que cette ambition allât jusqu’à vouloir faire ce qu’il avait hésité à faire dans la nuit du 25 au 26 février, — qu’il voulût renverser le gouvernement provisoire qui compromettait désastreusement la République, et y substituer un comité de salut public présidé par lui, c’est ce qu’il n’est point donné d’affirmer. Blanqui voyait, avec douleur, le gouvernement issu des barricades s’engager de plus en plus dans une voie funeste à la Révolution. Il lui était bien permis d’essayer de lui barrer le chemin, au risque de se faire écraser et de succomber broyé mais victorieux. Il fallait seulement se sentir assez fort et assez appuyé pour accomplir cette tâche pénible, mais nécessaire. Blanqui était fort, il était soutenu par des bras puissants et par des cœurs généreux. Ce qu’il aurait tenté aurait pu réussir. Mais, pour cela, encore une fois, il n’aurait pas fallu qu’une calomnie anonyme, gratuite ou non, vînt lui barrer le passage, à son tour. Cette calomnie le frappait et l’enclouait, pour ainsi dire, plus que n’eût pu le faire une résistance armée. (Delvau, L’Histoire de la Révolution de Février, 446-9).