Citoyens,1
La Montagne a eu des inspirations sublimes, filles de l’Évangile et de la Philosophie ; mais elle n’a jamais connu ces théories positives, qui ne surgissent que lentement d’une sévère analyse du corps social, comme l’art de guérir naît des révélations de l’anatomie.
Toutefois, si la science organisatrice lui a fait défaut, l’élan du cœur a suffi pour lui dicter l’immortelle formule de l’avenir: Liberté, Égalité, Fraternité ! et cet admirable symbole, la Déclaration des droits, qui, largement interprétée, contient en germe tous les développements de la société future.
Malheureusement, c’est la destinée des œuvres de génie qui ont remué le monde de périr, asphyxiées dans les nuages d’encens où les noient leurs superstitieux adorateurs ; l’esprit vivifiant du Maître meurt étouffé par l’étroite observance du texte.
La loi de Moïse a succombé aux embrassements désespérés des pharisiens ; le Coran va s’éteindre, pétrifié dans l’immobilisme de ses sectateurs imbéciles ; et l’Évangile lui-même serait presque scellé dans la tombe par les mains idolâtres de ses disciples devenus ses fossoyeurs, si sa pensée immortelle, s’échappant de la dépouille glacée autour de laquelle ils demeurent accroupis, n’avait reparu plus éclatante sous l’incarnation nouvelle qui doit le perpétuer dans l’Humanité.
La Déclaration des droits, formule née d’hier, subit déjà le sort des vieux dogmes qui, dans leur période de décrépitude, se changent presque toujours en instruments de réaction contre l’œuvre rédemptrice des révélateurs. Le culte judaïque de la lettre a tué l’esprit révolutionnaire du symbole.
La vie militante de la Montagne a été courte et s’est terminée, comme celle du Christ, sur le Golgotha. Mais ses actes sont un éclatant commentaire de ses paroles et donnent le sens véritable des enseignements qu’elle a répandus sur le monde.
À l’instar de Jésus, le consolateur des pauvres, l’ennemi des puissants, elle a aimé ceux qui souffrent et haï ceux qui font souffrir. Le trait saillant de son existence, c’est son alliance intime avec les prolétaires parisiens, non point qu’elle n’eût d’entrailles que pour les douleurs d’une seule ville ; mais, parmi tant de populations également courbées par la souffrance, elle trouva sous sa main, pour la lutte, ce groupe énergique, passionné par la conscience de ses misères, et elle en fit l’armée libératrice du genre humain.
Depuis le 10 août, chute de la monarchie, jusqu’au 4 prairial, dernière convulsion des faubourgs, le peuple et la Montagne marchent comme un seul homme au travers de la Révolution, inséparables dans la victoire et dans la défaite.
Voilà, certes, un magnifique rôle à reprendre, et d’autant plus facile que la lutte de 93 vient de recommencer en 1848, sur le même champ de bataille, entre les mêmes combattants et, chose étrange, presque avec les mêmes péripéties de chaque jour.
Que voyons-nous ?
Comme en 93, le privilège aux prises avec l’égalité et, pour champions du combat, une majorité législative rétrograde se heurtant contre les masses de la démocratie parisienne.
Allons-nous retrouver aussi la Montagne et sa fidèle confraternité d’armes avec le peuple? Voici reparaître en effet ce grand nom ! Tous les soldats de la jeune phalange le portent avec orgueil et jurent de fouler en braves les traces glorieuses de leurs devanciers.
Silence ! La barrière s’ouvre et l’action s’engage.
Qu’entends-je ? Sous prétexte de fraternité, M. Ledru-Rollin, le chef du nouveau Mont-Sacré, demande impérieusement, contre le vœu populaire, la rentrée des troupes dans la capitale. Est-ce là, par hasard, la tradition de la Montagne ? J’ouvre l’histoire et je lis que la Gironde, palpitante de colère et d’effroi sous la pression des faubourgs, ayant demandé la formation d’un camp de vingt mille hommes aux portes de la ville, pour couvrir la représentation nationale, la Montagne se soulève tout entière contre ce projet liberticide, menace la majorité, et emporte enfin de haute lutte cette question de vie ou de mort. Paris demeure libre.
Nous avons été moins heureux, nous ! Et pourtant, éloigner les soldats de cette sanglante arène de la guerre civile, où ils n’avaient à récolter que la haine ou la mort, c’était bien, je crois, les traiter en frères ! Les Montagnards ont préféré la fraternisation dans les rues… Qu’elle leur soit légère !
Qu’est ceci maintenant ? Le peuple se rend en colonnes du Champ-de-Mars à l’Hôtel de Ville, et M. Ledru-Rollin, le chef de la Montagne, le fait passer au laminoir entre deux masses de baïonnettes ; puis il lance sur les anarchistes la contre-révolution écu-mante ! Je n’avais jamais vu cette manœuvre dans les campagnes de Marat ni de Danton. Est-ce que le héros du Rappel aurait mal lu ce jour-là sa théorie montagnarde ?
Mais voici bien une autre aventure ! Qui monte à cheval là-bas en tête de la garde nationale ? C’est M. Ledru-Rollin, le chef de la Montagne, qui conduit à l’Hôtel de Ville la réaction victorieuse, et au donjon de Vincennes les patriotes prisonniers.
Ah merveille ! Et n’est-ce pas M. Ledru-Rollin qui présente, et la Montagne qui vote, cette loi draconienne contre les attroupements ? Sans doute.
Ah ! grands dieux ! Ces Montagnards ne seraient-ils que des Girondins ? Cependant je lis bien sur leurs chapeaux le nom de Robespierre.
Patience ! Pour la fidélité du parallèle, aucune scène d’autrefois ne va manquer au drame d’aujourd’hui : comme jadis, le flot montant des hostilités entre une majorité réactionnaire et les travailleurs parisiens devait conduire fatalement à un 31 mai. Il a éclaté ! non pas le 15 mai – journée grotesque ! mais le 23 juin.
Ce jour-là, elle était debout la grande armée de la Montagne ! Et qu’a-t-on vu ? Nos singes montagnards, jetant par-dessus les moulins carmagnole et bonnet rouge, susciter des quatre points cardinaux tous les trésors de la colère fédéraliste et précipiter sur Paris, comme une avalanche, les masses contre-révolutionnaires de la province !
L’affront du 31 mai était vengé, la Babylone rebelle châtiée ! Et par qui ? par la Montagne ! Malheur aux vaincus ! Ceux de Juin ont vidé le calice jusqu’à la lie. C’est à qui leur trouvera des crimes ! Victorieux, on leur eût demandé la place d’honneur sous leur drapeau ; ils sont morts, toutes les bouches leur crachent l’anathème. La réaction en fait des échappés du bagne, la Montagne, des stipendiés du monarchisme. À quoi bon ce dernier outrage ? Dans quel but cette fable de l’or russe, et le voyage ridicule à la découverte d’embaucheurs dynastiques ? Comme si la royauté pouvait aujourd’hui relever un seul pavé !
Pourquoi cette misérable tactique qui fait rire de pitié amis et ennemis ? Sans doute pour rejeter toute solidarité avec les vaincus ! Mais chacun sait bien qu’il n’y a rien de commun entre eux et vous : votre artillerie a suffisamment prouvé votre innocence.
Peut-être aussi, à d’autres yeux, faut-il la justifier un peu, votre artillerie. Et voilà comment vous allez cherchant des meneurs imaginaires aux dépens de l’honneur des morts.
Quoi! ce peuple parisien, précurseur de l’avenir, le pionnier de l’humanité, ce peuple prophète et martyr, ne serait plus qu’un troupeau de brutes que Pitt et Cobourg, une poignée de sel dans la main, conduisent à l’abattoir ! et tout cela parce qu’il a plu à M. Ledru-Rol-lin de faire une harangue à coups de canon. Mitraillez, messieurs ; ne calomniez pas ! Le 26 juin est une de ces journées néfastes que la révolution revendique en pleurant, comme une mère réclame le cadavre de son fils !
Vous tous, grands inconnus, que dévore par milliers la fosse commune, pauvres Lazares tombés sous les balles dans la grande chasse aux guenilles, vous n’étiez que des mannequins ou des mercenaires du royalisme !
Vous aussi, monuments de la justice et de la clémence de nos maîtres, infortunées victimes des pontons, Colfavru, Thuillier, écrivains frappés par-derrière, nobles martyrs de la presse, pour qui la presse n’a pas eu une parole de protection ni d’adieu ! Et vous mes vieux compagnons du Mont-Saint-Michel, Jarasse, Herbulet, Petremann, vaillants soldats de Mai et de Février, trois fois coupables du crime du lèse-giberne, sachez tout là-bas, dans votre fosse aux lions, que la razzia kabyle vous a balayés comme ennemis de la République !
Et les sauveurs de la République, les Brutus, les Scévola, ce sont les généraux et les aides de camp de Louis-Philippe, les marquis du faubourg Saint-Germain, les saintes milices des congrégations ; puis aussi les glorieux décorés de Juin, tous furibonds royalistes de la veille, les princes et les ducs, intrépides conducteurs des gardes nationales rurales ; ce sont, enfin. les chouans qui se levaient en masse à la voix des prêtres pour accourir à Paris ! Quoi ! prendre leur revanche de 93, venger leurs vieilles injures sur la ville impie ? Eh non ! défendre la République contre ces brigands de Parisiens royalistes !
Ô vieilles formules ! feux follets qui faites tomber les montagnes dans les marais ! Voilà de vos coups. Vous avez changé nos sénateurs en vicaires et en marabouts, marmottant un chapelet qu’ils ne comprennent plus. Ce n’est pourtant pas votre faute ; vous êtes toujours clairs ; mais les Montagnards ont les sens bien affaiblis ! Le monde a marché depuis cinquante ans, et ils sont demeurés immobiles. La science a forgé pour le peuple des armes plus sûres, frayé devant ses pas une route plus large et plus directe ; mais ils s’obstinent à battre les sentiers d’autrefois, sous une vieille panoplie rouillée et ils crient au sacrilège sur toute nouveauté inconnue de nos pères.
Ces Épiménides se sont endormis pendant une séance de la Convention et en se réveillant ils ont pris place par mégarde sur les bancs de la droite ; puis les voici qui jouent devant le public l’année 1793, avec paroles, costumes et décors ; tout enfin, excepté le sens de la pièce, comme les Elleviou et les Malibran de Quimper-Corentin qui s’imaginent trouver dans un vestiaire bien garni le gosier de leurs chefs d’emploi.
Le premier acte a ouvert par le décret des gilets à la Robespierre ; la représentation continue et on ne vous fera grâce ni d’un couplet ni d’une réplique. La moindre coupure renverrait son criminel auteur devant le tribunal révolutionnaire.
Nos Épiménides ne reconnaissent de vivants que les morts de 93 et, bon gré mal gré, ils affublent tout le monde d’un rôle dans leur comédie. En ce moment, c’est le second club des Cordeliers qui est en scène. Un député (infiniment plus neuf autrefois dans la salle Taitbout qu’aujourd’hui dans la rue Taitbout), ayant flairé le premier et dénoncé une conspiration héber-tiste, les Montagnards ont aussitôt pris la piste.
Ils jurent que, pour rompre les chiens, les coupables ont changé de nom ; qu’Hébert se fait appeler Proud-hon, et Chaumette, Raspail. Ils cherchent partout Ronsin, Momoro, Vincent, Anarchis Cloots, l’évêque Gobel, déguisés. Gare au curé de Saint-Eustache, qui est socialiste ; s’il tombe entre leurs mains, je l’engage pour se tirer d’affaire, à protester qu’il n’est pas l’abbé Gobel, mais l’abbé Grégoire ; moyennant quoi on l’étouffera d’excuses et de caresses. Les Jacobins ont prié M. Buchez d’éclairer leurs perquisitions avec sa lanterne de l’Histoire parlementaire. Jugez de leur surprise ! Il leur a, dit-on, répondu tout colère : « Il n’y a pas besoin de chercher ! c’est vous qui êtes hébertistes, car vous n’admirez pas la Saint-Barthélemy. »
Il paraît qu’au brusque réveil du 24 février, tous les dormeurs ont fait un échange confus de leurs têtes, si bien qu’au milieu du tohu-bohu des physionomies dépareillées, M. Buchez, désorienté, prend pour des hébertistes des Girondins, qui se croient eux-mêmes des Montagnards. On a couru aux renseignements chez Pierre Leroux, l’auteur de la Renaissance dans l’humanité. Mais le patriarche a dit aux questionneurs, de sa voix douce, qu’ils battaient la campagne ; que sans nul doute, les individus renaissaient indéfiniment de génération en génération, mais perfectionnés et meilleurs ; que par conséquent il n’y avait plus, il ne pouvait plus y avoir ni Girondins, ni Montagnards, ni hébertistes.
La réponse n’a pas convaincu, et les recherches se poursuivent activement. On a déjà la preuve que Le Peuple, journal d’Hébert-Proudhon, n’est autre que l’ancien Père Duchêne déguisant son style. Ces bouffonneries seraient très drôles si elles n’avaient trouvé moyen de devenir tragiques. Par malheur, dans ce drame-parade, chaque scène de fou rire en engendre aussitôt une de larmes et de sang. Les acteurs sont un peu interdits eux-mêmes du dénouement imprévu de leur première représentation.
Ils se figuraient de bonne foi la donner au profit et point du tout aux dépens des travailleurs. Ils se consoleraient peut-être de la mésaventure par la réflexion qu’après tout, ils jouaient une pièce à deux queues, dans le genre Ducis, l’une gaie, l’autre triste, et que tout le mal est venu d’une erreur de variante; mais cette foule d’incidents inattendus, de situations improvisées en dehors et au rebours du libretto, les démoralise sérieusement et les porte à rêver sur l’inconstance du public. Le romantisme politique a décidément perverti les esprits. Hors d’état de résister au torrent et de maintenir dans son intégrité la tradition classique, les académiciens de la Montagne se résignent, bien qu’avec douleur, à faire quelque sacrifice à la folie du jour et à rhabiller un peu dans le goût nouveau leur vieux répertoire.
Au frac usé de Robespierre on a cousu des lambeaux taillés au hasard sur Proudhon, Leroux, Cabet ou Fourier, et de tout ce bariolage on a bâti un costume éclectique des plus pittoresques… en style vulgaire un habit d’arlequin, appendu maintenant comme enseigne à la porte du théâtre et promené en pompe dans les rues pour l’édification de la foule.
Sur la poitrine du mannequin, brillent, étalées en trompe l’œil, toutes les étiquettes socialistes, au grand dépit des légitimes propriétaires, des novateurs qui voient leurs formules tourner en réclames pour l’hôtel des Invalides.
Ces frauduleux emprunts nous contraignent d’allonger notre devise en épithètes sans fin. N’est-il pas désastreux de s’appeler d’un nom plus interminable que celui d’un grand d’Espagne, et de mettre une demi-heure à proférer son cri de ralliement ?
Nous sommes victimes du plus abominable guetapens. C’est nous, socialistes, prétendus spoliateurs, que chacun dépouille à l’envi sans vergogne. On nous prit jusqu’à notre nom, bientôt on nous soufflera notre ombre. Au surplus, les Montagnards, ces cadets de la réaction, n’ont fait en nous pillant que suivre l’exemple de leurs aînés. S’ils nous escamotent aujourd’hui notre titre de socialistes, hier les autres nous avaient arraché notre titre de républicains.
Oui, ce beau nom de républicains, proscrit et bafoué jadis par la contre-révolution, elle nous l’a impudemment volé comme, avec la même audace, notre sublime devise: Liberté, Égalité, Fraternité, si longtemps outragée par elle et couverte de boue comme un symbole de sang et de mort.
Heureusement, elle a repoussé notre drapeau, c’est une faute. Il nous reste.
Citoyens, la Montagne est morte !
Au Socialisme, son unique héritier !
- Source: MF, 150-159. ↩