Critical assessments

Jean Jaurès

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‘Socialist Unity’ 

Justice, 27 May 1899.

[…] In the second place, they object, and our friend Millerand said it with great force at the gathering in the Tivoli, that the diversity of the organisations in France is an historic fact, and that it will be unwise to do violence in any manner to the originality of French Socialism in accommodating it to the unitarian forms of Germany or Belgium. But, from the first, this movement for Socialist unity exhibits itself everywhere, in every country. It appears in England as in France. There is not a nation where Socialism should be condemned, by a kind of atavist dispersion, to feebleness and incoherence. It is very true that the great Socialist organisations of our country represent historic forces, historic impulses. In each of them past troubles re-echo. The Blanquist tradition is the glorious echo of French revolutionary struggles. Ever in France, for a century since, bourgeoisie revolutions have had at their head a Socialist glimmer. The bourgeoisie alone was prepared economically to reap the benefit of the Revolution. But the proletariat concentrated in the great towns played, in the period of combat, a decisive part. Thus arose, in many minds, the thought that a restless minority could shape events and finally fix in the hands of the people the revolutionary victory. There, surely, is a great historic fact of French life. […]

‘Le socialisme et le radicalisme en 1885’ 

Discours parlementaires, ed. Edouard Cornély. 1904.

[…] Serré de près, Clemenceau se défendait de deux manières : en attaquant à son tour, et aussi en essayant hors du collectivisme systématique un effort presque héroïque et désespéré de solution sociale. En plus d’un point, il avait prise sur l’adversaire. D’abord, quand il reprochait aux socialistes d’alors d’attendre la transformation surtout ou seulement de la force, quand il dénonçait la stérilité et les dangers de la violence en un régime où il suffirait vraiment au prolétariat de vouloir pour s’émanciper selon la loi, quand il faisait appel à cette énergie réglée et continue plus difficile toujours et maintenant plus efficace que les soulèvements d’un jour, c’est lui qui, même au point de vue socialiste, avait raison. C’est lui qui était le novateur. Les socialistes de l’émeute, de la barricade et du fusil étaient des traditionalistes qui prolongeaient routinièrement dans les temps nouveaux les procédés caducs des luttes anciennes. Certes, si les socialistes révolutionnaires avaient profondément médité Blanqui, et si Blanqui lui-même avait osé dégager les conclusions de ses prémisses, le socialisme aurait été orienté dès lors vers des méthodes nouvelles.

Blanqui avait l’esprit merveilleusement souple et libre, toujours attentif aux phénomènes changeants, et délié sans doute à l’excès de toute utopie, de tout a priori de construction sociale. Il était communiste à fond, et il voyait dans le communisme l’aboutissement suprême de toute l’histoire humaine. Mais il se refusait à prévoir, pour un lendemain de révolution victorieuse, les modes selon lesquels le communisme s’accomplirait. Il répudiait toute idée d’une réalisation communiste soudaine et totale. Rien n’est funeste comme les systématiques, qui prétendent imposer un plan tout fait aux événements et aux hommes. Il écrivait en 1869 et 1870, c’est-à-dire à l’heure où le pressentiment de la chute prochaine de l’Empire obligeait tous les hommes de pensée et d’action à se demander quelle serait leur tactique et leur règle le lendemain : « L’armée, la magistrature, le christianisme, l’organisation politique, simple haies. L’ignorance, bastion formidable. Un jour pour la haie ; pour le bastion, vingt ans. La haie gênerait le siège ; — rasée. Il ne sera encore que trop long, et comme la communauté ne peut s’établir que sur l’emplacement du bastion détruit, il n’y faut pas compter pour le lendemain. Un voyage à la lune serait une chimère moins dangereuse. C’est pourtant le rêve de bien des impatiences, hélas ! trop légitimes, rêve irréalisable avant la transformation des esprits. La volonté même de la France entière serait impuissante à devancer l’heure, et la tentative n’aboutirait qu’à un échec, signal de furieuses réactions. Il y a des conditions d’existence pour tous les organismes. En dehors de ces conditions, ils ne sont pas viables. La communauté ne peut s’improviser parce qu’elle sera une conséquence de l’instruction, qui ne s’improvise pas davantage… N’est-ce point folie d’ailleurs de s’imaginer que par une simple culbute, la société va retomber sur ses pieds, reconstruire à neuf ? Non ! les choses ne se passent pas ainsi, ni chez les hommes ni dans la nature. La communauté s’avancera pas à pas, parallèlement à l’instruction, sa compagne et son guide, jamais en avant, jamais en arrière, toujours de front. Elle sera complète le jour où grâce à l’universalité des lumières, pas un homme ne pourra être la dupe d’un autre. »

Et quelle prudence ! quel souci de l’acclimatation lente des idées !

« Il importe au salut de la Révolution qu’elle sache unir la prudence à l’énergie ; S’attaquer au principe de la propriété serait inutile autant que dangereux. Loin de s’imposer par décret, le communisme doit attendre son avènement des libres résolutions du pays, et ces résolutions ne peuvent sortir que de la diffusion générale des lumières.

« Les ténèbres ne se dissipent pas en vingt-quatre heures. De tous nos ennemis, c’est le plus tenace. Vingt années ne suffiront peut-être pas à faire le jour complet. Les ouvriers éclairés savent déjà que le principal, on peut même dire le seul obstacle au développement des associations, est l’ignorance…

« Néanmoins, les bienfaits manifestes de l’association ne tarderont pas à éclater aux yeux de tout le prolétariat de l’industrie, dès que le pouvoir travaillera pour la lumière, et le ralliement peut s’accomplir avec une extrême rapidité.

« Autrement grave est la difficulté dans les campagnes. D’abord l’ignorance et le soupçon hantent beaucoup plus encore la chaumière que l’atelier. Puis il n’existe pas d’aussi puissants motifs de nécessité et d’intérêt qui entraînent le paysan vers l’association. Son instrument de travail est solide et fixe. L’industrie, création artificielle du capital, est un navire battu par les flots et menacé à chaque instant de naufrage. L’agriculture a sous ses pieds le plancher des vaches qui ne sombre jamais.

« Le paysan connaît son terrain, s’y cantonne, s’y retranche et ne redoute que l’empiètement. Le naufrage pour lui serait l’engloutissement de sa parcelle dans cet océan de terres dont il ignore les limites. Aussi partage et communauté sont-ils des mots qui sonnent le tocsin à ses oreilles. Ils ont contribué pour une bonne part aux malheurs de la République en 1848, et servent derechef contre elle depuis la nouvelle coalition des trois monarchies.

« Ce n’est pas une raison pour rayer le mot communisme du dictionnaire politique. Loin de là, il faut habituer les campagnards à l’entendre non comme une menace, mais comme une espérance. Il suffit de bien établir, mais comme une espérance. Il suffit de bien établir que la communauté est simplement l’association intégrale de tout le pays, formée peu à peu d’associations partielles, grossies par des fédérations successives. L’association politique du territoire français existe déjà ; pourquoi l’association économique n’en deviendrait-elle pas le complément naturel, par le progrès des idées ?

« Mais il faut déclarer nettement que nul ne pourra jamais être forcé de s’adjoindre avec son champ à une association quelconque, et que s’il y entre, ce sera toujours de sa pleine et libre volonté. Les répétitions sur les biens des ennemis de la République seront exercées, à titre d’amende, par arrêt de commissions judiciaires, ce qui n’implique en rien le principe de propriété.

« Il est également indispensable d’annoncer que ces arrêts respecteront les petits et moyens propriétaires, attendu que leur hostilité, sans importance quand elle existe, ne mérite pas nos représailles. Ce qu’il faut balayer du sol sans hésitation, sans scrupule, ce sont les aristocrates et le clergé. A la frontière, marche ! »

Jamais il n’y eut plus d’habileté à insinuer doucement l’idée socialiste chez les paysans. Jamais l’impossibilité de toute entreprise systématique ou dictatoriale sur les hommes et sur les choses n’avait été plus fortement marquée, au-delà même, je crois, de la juste mesure.

Déjà en 1866, il avait, au nom de la Révolution, protesté contre les prétentions tyranniques des sectes, contre les fantaisies arbitraires des faiseurs de systèmes, et il insistait sur la difficulté des grandes transformations économiques :

« Vient ensuite le capital, question infiniment plus complexe et plus difficile. En principe, d’après les lois de la morale, c’est aussi une question jugée. En pratique, c’est un abîme inconnu, où l’on ne peut marcher que la sonde à la main. Est-il possible de bâtir d’ores et déjà un édifice d’où le capital soit proscrit ? Avons-nous le plan, les matériaux, tous les éléments de cette maison précieuse ? Les sectaires disent oui, les révolutionnaires disent non, et il n’y a de vrais socialistes que les révolutionnaires, car ils sauvegardent bien mieux l’avenir qui appartient au socialisme… L’organisme social ne peut être l’œuvre ni d’un seul, ni de quelques-uns, ni de la bonne foi, ni du dévouement, ni même du génie. Il est l’œuvre de tous, par le temps, les tâtonnements, l’expérience progressive, par un courant inconnu, spontané. Ainsi le fleuve se forme peu à peu par l’affluent de mille sources, de milliards de gouttes d’eau. abaissez les obstacles, créez-lui une pente, mais n’ayez pas la prétention de créer le fleuve. »

En 1870, à la veille des crises pressenties, même avertissement, même leçon de vivante liberté intellectuelle, de patience active et de prudence révolutionnaire :

« Dans quels délais le communisme pourra-t-il s’installer en France ? Question difficile. A juger par la disposition présente des esprits, il ne frapperait pas précisément aux portes. Mais rien de si trompeur qu’une situation, parce que rien n’est si mobile. La grande barrière, on ne le redira jamais trop, c’est l’ignorance. Là-dessus, Paris se fait illusion. C’est tout simple. D’un milieu lumineux on n’aperçoit pas la région de l’ombre. Les journaux, les voyageurs racontent la province, ils ne sauraient la peindre. Il faut plonger dans ces ténèbres pour les comprendre. Elles couvrent la France par couches si épaisses qu’il semble impossible de les soulever. Sur un point unique, le soleil ; sur quelques autres, à peine des aubes naissantes, de faibles crépuscules ; partout ailleurs, la nuit.

« De là pour nous l’impossibilité de voir clairement la solution du problème social. Entre ce qui est et ce qui veut être, il existe une distance si prodigieuse que la pensée n’arrive pas à la franchir. Une hypothèse cependant donne la clef de l’énigme. Si chaque citoyen avait l’instruction du lycée, par quel procédé s’établirait l’égalité absolue, moyen unique de concilier les impérieuses prétentions de tous ? Par le communisme, sans ombre de doute. Le communisme est la seule organisation possible d’une société savante à l’extrême, et dès lors puissamment égalitaire. »

Quel opportuniste que ce révolutionnaire ! J’entends même quelques démagogues et quelques sectaires murmurer : Quel endormeur ! Mais si la solution sociale ne peut être ni formulée ni imposée par un seul ou par quelques-uns, si elle doit résulter du temps, du progrès des lumières, des expériences et du tâtonnement de tous, il semble que la conclusion logique de Blanqui soit le suffrage universel toujours plus éduqué. Si c’est l’instruction des individus qui doit émanciper les opprimés, ce sont les individus, tous les individus qui doivent être appelés à préparer peu à peu et à réaliser l’ordre nouveau. Si dans l’abîme inconnu des temps nouveaux on ne peut marcher que la sonde à la main, quelle peut être cette sonde, sinon l’expérience de tous, incessamment consultée et admise à promulguer ses résultats ? Si les formes d’association plus complexes qui conduiront de l’association rudimentaire d’aujourd’hui à l’association intégrale du communisme, ne doivent être ni décrétées de haut, ni instituées d’office, mais essayées et jugées par les intéressées eux-mêmes, il n’y a pas de classe, même celle des opprimés et des exploités, qui puisse imposer à l’ensemble des hommes son credo social, qui ne pourrait être qu’anticipation chimérique et hasardeuse. La dictature prolongée et systématique du prolétariat serait aussi vaine et peut-être aussi désastreuse que la dictature d’un César philanthrope. Elle peut rompre les entraves du passé, elle ne peut pas organiser l’avenir. Comment pourrait-il y avoir dictature de classe dans une société où le paysan têtu, isolé sur son champ muré de haies, pourra se refuser librement à toute offre d’association ? Comment pourrait-il y avoir gouvernement d’une minorité, quand l’instruction universalisée est la condition absolue de la libération générale, et quand cette instruction universelle donne à tous les individus le même besoin d’intervenir et le même droit ?

Ainsi, à suivre la pensée de Blanqui jusqu’à son terme logique, c’est par une évolution de démocratie, c’est selon la loi du suffrage universel, c’est sans coup de force et sans intervention autoritaire des minorités violentes, que s’accomplira lentement d’ailleurs et comme à tâtons la définitive transformation communiste, fin nécessaire et certaine d’incertaines recherches et d’efforts multipliés. Mais comment donc et en quel sens a-t-il toujours été un révolutionnaire de la force ? Elle est nécessaire selon lui non pas pour accomplir ou même pour préparer le communisme, mais seulement pour lui ouvrir les voies, pour le débarrasser des obstacles que lui opposent les forces du passé, et l’ignorance systématiquement entretenue par elles. La Révolution, ce n’est pas l’organisation autoritaire et dictatoriale d’une société, c’est la remise en liberté du mouvement humain. Le pouvoir révolutionnaire ne doit avoir d’autre fonction que de veiller sur cette liberté.

Les aristocrates survivants du passé, les nobles d’ancien régime et d’émigration réinstallés sur leurs domaines sont comme un témoignage vivant de l’échec partiel de la Révolution. Ils sont ainsi pour les hommes, pour les paysans surtout, une leçon de découragement : échappés de la Révolution d’hier, ils sont un défi et comme un sinistre présage à la Révolution de demain. Qu’on les chasse et qu’ils émigrent de nouveau. Le clergé abêtit le peuple par des dogmes de servitude et par l’enseignement congréganiste. Que tout le clergé soit conduit aux frontières, et que le pouvoir révolutionnaire multiplie les écoles de science et de raison, les foyers de lumière et de liberté. Le peuple même, formé depuis plusieurs générations à la servitude, à l’ignorance, à la passivité, ne ferait par l’usage anticipé d’un droit illusoire que prolonger sur lui-même la domination de ses maîtres. Qu’il se taise jusqu’à ce que soit effacée la meurtrissure du mors qui façonna sa bouche et que soient dissipées les ténèbres accumulées en son esprit. Les paysans surtout sont plongés dans la nuit. Que la capitale lumineuse saisisse le pouvoir et le garde jusqu’à ce que la clarté, pénétrant jusqu’au hameau lointain, ait rendu possible partout non pas le mensonge de la liberté, mais la liberté même. Les capitalistes seront tentés d’abuser de leur pouvoir économique pour déchaîner le chômage et la misère, et faire sombrer ainsi la Révolution dans le désespoir. Qu’ils ne soient pas expropriés, qu’aucune forme de production ne leur soit imposée qui engagerait l’avenir et substituerait une initiative de secte à la vaste initiative de tous ; mais qu’ils soient tenus de maintenir leur atelier en activité, et de mettre quelque mesure dans l’exploitation du travail et la déprédation des richesses communes. Voilà le blanquisme : la violence, la dictature d’une classe, le gouvernement révolutionnaire d’une minorité libératrice ont pour objet non de suppléer au suffrage universel, mais de le délivrer et de l’éduquer avant qu’il devienne le maître. Ainsi, dans le programme qu’il trace en 1870, en vue de la crise prochaine, c’est « la dictature parisienne » qui sera le gouvernement. Mais il la justifie par des raisons toutes provisoires :

« L’appel précipité au suffrage universel en 1848 fut une trahison réfléchie. On savait que par le bâillonnement de la presse depuis le Dix-Huit Brumaire, la province était devenue la proie du clergé, du fonctionnarisme et des aristocraties. Demander un vote à ces populations asservies, c’était le demander à leurs maîtres. Les républicains de bonne foi réclamaient l’ajournement des comices jusqu’à pleine libération des consciences par une polémique sans entraves. Grand effroi pour la réaction, aussi certaine de sa victoire immédiate que de sa défaite au bout d’un an. Le Gouvernement provisoire lui a livré avec préméditation la République qu’il avait subie avec colère.

« Le recours au scrutin le lendemain de la révolution ne pourrait avoir que deux buts également coupables : enlever le vote par contrainte, ou ramener la monarchie. On dira que c’est là un aveu de minorité et de violence ! Non ! la majorité acquise par la terreur et le bâillon n’est pas une majorité de citoyens, mais un troupeau d’esclaves. C’est un tribunal aveugle qui a écouté soixante-dix ans une seule des deux parties. Il se doit à lui-même d’écouter soixante-dix ans la partie adverse. Puisqu’elles n’ont pu plaider ensemble, elles plaideront l’une après l’autre.

« En 1848, les républicains, oubliant cinquante années de persécutions, ont accordé liberté pleine et entière à leurs ennemis. L’heure était solennelle et décisive. Elle ne reviendra plus. Les vainqueurs, malgré de longs et cruels griefs, prenaient l’initiative, donnaient l’exemple. Quelle fut la réponse ? L’extermination. Affaire réglée. Le jour où le bâillon sortira de la bouche du travail, ce sera pour entrer dans celle du capital.

« Un an de dictature parisienne en 48 aurait épargné à la France et à l’histoire le quart de siècle qui touche à son terme. S’il en faut dix ans cette fois, qu’on n’hésite pas. Après tout, le gouvernement de Paris est le gouvernement du pays par le pays, donc le seul légitime. Paris n’est point une cité municipale cantonnée dans ses intérêts personnels, c’est une véritable représentation nationale. »

Je ne cherche point ici ce qu’a fait du programme de révolution tracé par Blanqui la force immense des événements. Après tout, Blanqui lui-même ne croyait pas plus sans doute à la certitude d’un plan de révolution qu’à la certitude d’un plan de société. Ici, la part de l’imprévu (qu’il semble pourtant que Blanqui aurait pu prévoir) fut formidable, puisque l’armée de l’Empire se perdit tout entière à la fournaise de Reichshoffen, au gouffre de Sedan, à la trahison de Metz. C’est bien en effet à des milices que la Révolution fit appel, mais non point dans une pensée révolutionnaire.

Je ne discute pas non plus ce qu’il a de puéril dans le plan de Blanqui. Il était impossible à une révolution républicaine d’abolir ou même d’ajourner le suffrage universel. Cet ajournement, Louis Blanc l’avait désiré comme Blanqui en 1848. Alors aussi, c’était impossible. A la rigueur un pouvoir révolutionnaire dictatorial peut gouverner sans faire appel à la nation quand la Révolution est unie, quand elle n’est pas divisée elle-même, ou quand elle peut au-dessus des divisions secondaires se proposer un grand objet immédiat, qui rallie toutes les énergies. Jamais le comité de salut public ne s’est isolé dans le vide. Par la Convention, mutilée, il est vrai, au 31 mai, mais grande encore, et qui portait en elle la force du mandat national, par la Constitution démocratique qu’elle soumettait en pleine crise au referendum populaire et dont elle célébrait l’acceptation le 10 août 1793, en cette grande fête de l’Unité et de l’Indivisibilité où assistaient des délégués de tous les départements, le Comité de salut public restait en communication avec la souveraineté de la France, et il gardait la force de contenir Paris à n’être que la première commune révolutionnaire. D’ailleurs il fut une heure où toutes les énergies de la Révolution pouvaient se confondre dans un effort unique et immense : écraser au-dedans la contre-révolution européenne. La bourgeoisie révolution-naire et le prolétariat, malgré leurs dissentiments naissants en masse n’opposaient point encore aux bourgeois une conception sociale antagoniste : le communisme n’avait point encore donné une formule puissante à la lutte rudimentaire des classes modernes. Au contraire, en 1848, la Révolution était partagée : elle était en partie bourgeoise, en partie prolétarienne ; elle portait en elle l’opposition des classes, et le gouvernement révolutionnaire, quel qu’il fût, ne pouvait échapper à ce dualisme profond. Seul, il n’eût pas tardé à se dissoudre, ou à provoquer le pays, pat ses dissentiments, à intervenir de sa volonté souveraine. Les démocrates, qui venaient de lutter pour le suffrage universel, en auraient réclamé au nom des principes l’application immédiate ; les réacteurs l’auraient demandée aussi, et le pouvoir divisé n’aurait pu résister à une volonté confuse, mais unanime.

Dans le mouvement révolutionnaire marqué par la chute de l’Empire et dont Blanqui esquissait le plan, ajourner le suffrage universel était plus chimérique encore. Gambetta essaya bien, pour prolonger la guerre, de retarder les élections ; il dut plier. Et en dehors même de la guerre, qui n’était point entrée dans les calculs de Blanqui, comment décider la nation à abandonner, même pour un temps, l’exercice d’un droit qui était devenu une sorte d’habitude ? Comment Paris, même assisté de quelques grandes communes révolutionnaires, aurait-il suffi à tenir en échec l’incessante réclamation de presque toute la France, de tous les partis et de toutes les classes ? Car même dans la classe prolétarienne victorieuse et dominatrice, les vues n’auraient point été assez concordantes pour que la maîtrise du pouvoir révolutionnaire fût acceptée sans débat ; il y aurait eu ce conflit entre des groupes de dictature, et dans ce conflit la nation entière aurait affirmé de nouveau sa souveraineté. Divisés sur l’usage qu’il feraient du suffrage universel rétabli, tous les partis auraient été d’accord à le revendiquer. Et quelle machine élévatoire, quel câble tordu d’airain pourrait soutenir dans le vide cette force énorme, la volonté compacte et pesante de tout un peuple ?

Enfantin aussi et contradictoire était le plan révolutionnaire de Blanqui en ce qui touche la presse. Comment croire que pendant des années les classes naguère dominantes, et les plus actives par la richesse et par le savoir, subiraient la polémique de la Révolution sans trouver le moyen d’y répondre ? Si le prolétariat, pendant trois quarts de siècle, de Brumaire à 1870, avait été bâillonné, ce n’était pas seulement par le pouvoir, c’était par la misère et par l’ignorance. La bourgeoisie capitaliste que Blanqui voulait d’abord surveiller révolutionnairement, mais qu’il ne voulait pas exproprier d’emblée pour ne pas poser arbitrairement et témérairement le problème de la propriété, disposerait de moyen sans nombre pour combattre le pouvoir, ne fût-ce qu’en subventionnant les révolutionnaires de surenchère, ceux qui auraient soulevé des millions de paysans contre la Révolution par les imprudences et les outrances que Blanqui redoutait. Quelle contradiction et quelle chimère de s’imaginer qu’on pourrait enlever toute initiative politique à ceux auxquels on laissait malgré tout, au moins provisoirement, la puissance économique et la force toujours agissante de la propriété !

Quelle illusion aussi de croire que quelques décrets révolutionnaires auraient raison en un jour du christianisme tout entier ! Le christianisme, « une simple haie » ? C’est un enchevêtrement immense et profond de superstition, d’ignorance et de mystique espoir. C’est un fourré séculaire et prodigieux d’épines sanglantes et de fleurs étranges où la raison se blesse et l’errante douleur console. C’est peu à peu que vous y pratiquerez des éclaircies et des avenues de lumière. C’est par la laïcisation complète de l’État et de l’enseignement que les dogmes surannés seront lentement discrédités, que les pratiques immémoriales seront enfin abolies après de longs jours. La Commune hébertiste essaya un moment de toucher par la force aux croyances et au culte. Elle dut se désavouer elle-même presqu’aussitôt. La Commune de 1871 maintint la liberté des cultes. Et comment la Révolution parisienne aurait-elle pu, dans les ténèbres résistantes des campagnes, saisir et chasser les prêtres, fermer les églises, abattre les croix, déraciner à la fois les idées, les habitudes et les emblèmes ?

Mais quelle chimère encore et quelle contradiction, tout en déclarant que la Révolution ne touchera pas d’abord « au principe de la propriété », d’inscrire à son programme immédiat, comme le faisait Blanqui, « la suppression du grand-livre de la dette publique » ! Évidemment la pensée de Blanqui a flotté là-dessus. Dans une note d’avril 1866, il s’empare d’un aveu de M. Forcade dans la Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, pour conclure à la nécessité d’une soudaine et totale expropriation révolutionnaire du capital. M. Forcade avait parlé « des capitaux extraordinaires grossis par les épargnes prudemment accumulées durant les alarmes de la période républicaine ». — « Voilà donc, s’écrie Blanqui, un aveu définitif et clair ! Pendant la période républicaine, le capital s’est retiré sur le mont Aventin et a livré la France au chômage, à la misère, à la famine. Le capital ne souffrait pas. Il a accumulé les épargnes. Il levait sa dîme comme à l’ordinaire sur le travail, il accaparait le fruit des sueurs populaires et le retirait de la circulation. Cet excédent, ce revenu qu’il prélève et qu’il ne restitue au courant qu’en échange de nouvelles primes, il préférait le garder improductif, diminuant ses propres gains pour affamer les masses et les contraindre à capituler. Faites donc des révolutions qui laissent le capital aux mains de l’ennemi. Le cri du capital, c’est : L’esclavage ou la mort ! » Donc expropriation nécessaire de tout le capital.

Pourquoi, en 1870, quand Blanqui, rappelé à la prudence précisément par l’imminence de la crise, conseille à la Révolution de ne point menacer le principe même de la propriété, pourquoi fait-il une exception contre le rente d’État ? J’entends bien que dans son plan il surveille le grand patronat industriel, mais il le maintient : « Dispositions immédiates dans l’ordre économique : — 1° Commandement à tous les chefs d’industrie et de commerce, sous peine d’expulsion du territoire, de maintenir provisoirement dans le statu quo leur situation présent, personnel et salaire. L’État prendrait des arrangements avec eux. Substitution d’une régie à tout patron expulsé pour cause de refus. — 2° Convocation d’assemblées compétentes pour régler la question des douanes, celles des mines et des grandes compagnies industrielles, celle du crédit et de l’instrument d’échange. — 3° Assemblée chargée de jeter les bases des associations ouvrières. — Par le commandement au patron, le coup de Jarnac du capital est paré. A la première heure, c’est l’essentiel. Les travailleurs pourront attendre ailleurs que dans le ruisseau les nouvelles mesures sociales. »

A la bonne heure : mais Blanqui lui-même se refuse à prévoir l’application immédiate ou même prochaine du communisme intégral. Il y aura donc une longue période de transition où le capitalisme industriel subsistera en quelque mesure, quoique fortement contrôlé ou même entamé. Blanqui ne prévoit pas non plus l’expropriation immédiate de la propriété terrienne, même grande, de la propriété urbaine. Pourquoi dès lors abolir immédiatement cette forme de propriété qui est inscrite au grand-livre ? Pourquoi exproprier les uns, selon le hasard des placements faits par eux, et maintenir les autres en possession ? Je sais bien que la rente, parce qu’elle est servie au rentier sans celui-ci ait le moindre effort à faire, est le symbole le plus pur et l’exemplaire le plus parfait du prélèvement capitaliste. C’est en elle qu’apparaît le mieux cette fécondité monstrueuse de Sa Majesté Écu, dénoncée par Blanqui avec tant de verve. Et je sais aussi qu’il protestait particulièrement (dans une note de février 1869) contre « la dette, fardeau imposé à l’avenir par l’avidité, les extravagances, les mauvaises passions du présent. Remboursement intégral tous les vingt ans, laissant subsister la dette entière et chargeant les générations qui se succèdent du poids accumulé des dépenses du passé. Deux castes créées par ce système : l’une oisive, et l’autre écrasée de travail, et qui se transmettent de génération en génération, l’une le bénéfice de la créance, l’autre le fardeau de la dette… Abus inévitable de ce système des emprunts qui dévore et gaspille d’immenses capitaux, laissant la charge éternelle du remboursement indéfini aux générations futures ». Oui, mais quelle que soit l’importance, signalée aussi par Marx, de la rente dans l’évolution de l’économie capitaliste, elle n’est pas tout le système capitaliste ; elle n’en est même pas la base. Et les autres prélèvements du capital sont, du point de vue socialiste, aussi iniques et aussi funestes. Blanqui lui-même, dans une note de juillet 1870, sur le loyer des maisons et le loyer de l’argent, constate l’équivalence de tous ces déplacements :

« Le loyer des maisons assimilable à la rente de la terre. — La maison est bâtie ou achetée avec une somme d’argent. Le loyer représente l’intérêt de cette somme. Quand le capital est prêté sous forme de numéraire, la perception de l’intérêt est beaucoup plus régulière et plus sûre. Point de non-valeur par vacance, point de réparations, point d’impositions. En revanche, avec le temps, le prix de l’argent baisse, le capital et son revenu diminuent. »

Il y a donc pour le capitaliste, d’une forme à l’autre de placement, des avantages nets qui s’équivalent. Et la charge que font peser sur le travail les autres prélèvements capitalistes est aussi indéfinie que celle de la rente ; car le loyer des immeubles et le bénéfice de l’industrie représentent à la fois un amortissement qui reproduit le capital engagé et un surcroît net qui est disponible pour des placements et prélèvements nouveaux, et ainsi à l’infini.

Aussi bien, dans une note de mars 1870, Blanqui, classant « dans l’ordre de l’infamie » les diverses formes de l’usure, met au premier rang le prêt Gobseck, au dernier les loyers et les fermages ; mais il classe « la commandite, actions et obligations » immédiatement avant « la rente sur l’État », c’est-à-dire d’un degré plus haut dans l’infamie. Or, je vois bien que dans son programme provisoire il se préoccupe spécialement des « grandes compagnies industrielles », c’est-à-dire de celles qui sont instituées par actions et obligations, mais il laisse à des « assemblées compétentes » le soin de se prononcer sur elles. Il ne les soumet donc pas au régime d’exécution sommaire qu’il médite pour la rente d’État. Et s’il jette au feu le grand-livre de la dette publique, il ne détruit pas d’emblée, si même il le rature, le grand-livre du profit capitaliste, financier, industriel et immobilier. Théoriquement, cette différence de traitement est injustifiable. Politiquement, Blanqui va contre son but, qui est de ne pas effrayer la propriété avant que tout le peuple soit assez éclairé pour organiser la communauté. Car la brusque suppression de la rente, déjà assez disséminée en 1870, aurait sonné partout le glas de la propriété, détruite en une de ses formes, immédiatement menacée en toutes les autres.

Et comme d’ailleurs Blanqui, qui sait la complexité de l’organisme social, l’enchevêtrement prodigieux des forces et des fonctions, comment Blanqui, qui veut que la transformation sociale l’homme ne procède qu’à tâtons, a-t-il pu décider d’avance que l’édifice capitaliste maintenu en son ensemble, tout un pan serait abattu et une partie des fondations ruinée ? Comment s’est-il flatté de pouvoir calculer a priori les répercussions d’une opération aussi audacieuse sur toute l’économie sociale ? Comment a-t-il d’avance réduit l’État à être la seule puissance désormais incapable d’emprunter, au moins selon les lois essentielles du capitalisme ? J’avoue que je ne vois pas de réponse à ces questions, pas plus que je ne comprends comment le parti ouvrier français a pu, dans son programme minimum, c’est-à-dire dans le programme de réforme et de transition adapté à l’ordre capitaliste encore subsistant, reproduire cet article du programme blanquiste. Sans doute Blanqui, condamné par l’ignorance du peuple et par les préjugés accumulés à ajourner la réalisation du communisme, a-t-il voulu que la Révolution affirmât cependant par un signe unique et éclatant les lendemains d’expropriation capitaliste que son devoir premier était de préparer par un immense effort d’éducation. Mais par la défaite qu’au Seize-Mai le suffrage universel rural aussi bien qu’ouvrier infligeait « au gouvernement des curés ». Il était certain dès lors que l’instruction laïque et républicaine en vue de l’avenir pourrait s’affermir et se développer. Il était certain dès lors que l’éducation de la démocratie se faisait par la démocratie elle-même, et l’éducation du suffrage universel par la suffrage universel, bien mieux que n’eût fait le prologue de dictature parisienne et prolétarienne que Blanqui, en son pessimisme outré, avait cru nécessaire pour dix ans peut-être. […]

Ce n’est pas la Révolution qui est d’abord au pouvoir, c’est la contre-révolution, c’est la coalition de toutes les aristocraties et du clergé. Ce n’est pas sous la protection et l’impulsion dictatoriale d’un gouvernement révolutionnaire que le pays s’éduque et fait un stage d’émancipation forcée, pour s’initier à l’émancipation volontaire ; c’est contre un pouvoir rétrograde qu’il conquiert sa liberté en l’exerçant, et qu’il justifie, en se faisant lui-même souverain, sa prétention à la souveraineté. Oui, l’hypothèse de Blanqui est une hypothèse attardée qui ne répond plus au mouvement rapide des esprits. Et voici que le premier souci de la République, fondée par le peuple sans l’assistance humiliante de la dictature révolutionnaire, c’est précisément de multiplier et d’affranchir les écoles. Dès avant 1885, l’œuvre de laïcité et de lumière qui était selon Blanqui l’effet essentiel de la Révolution, est commencée, et il apparaît qu’elle va se poursuivre, qu’il dépend du moins du peuple seul qu’elle aille s’approfondissant et s’élargissant. Dès lors, et par d’autres voies que celles que Blanqui avait prévues et sous d’autres formes, avec une collaboration plus directe et plus vaste du peuple entier, la Révolution voulue par Blanqui était faite. Le long prologue de dictature parisienne et d’oligarchie prolétarienne qu’il avait rêvé n’était qu’un anachronisme de théâtre ; d’emblée et en pleine démocratie la pièce se jouait, le drame de la pensée affranchie engageant la lutte contre les ténèbres.

Blanqui s’aperçut-il avant de mourir que la Révolution, sa Révolution était faite ? Ou bien hésita-t-il à la reconnaître sous la physionomie atténuée et dispersée qu’elle avait revêtue ? Si j’en crois les souvenirs de Gabriel Deville, qui l’a beaucoup connu aux derniers temps de sa vie, c’est toujours le problème de l’éducation qui l’obsédait. Tout le reste lui paraissait fanfaronnade et vanité de secte, et il semblait parfois attendre de Clemenceau qu’il conduisît la démocratie républicaine jusqu’à cette limite extrême, jusqu’à ce degré de liberté et de lumière où le problème final de l’association intégrale se poserait comme de lui-même, et où la France entrerait dans une période d’évolution communiste sous la libre discipline du suffrage universel éclairé. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’au fond, et quels qu’aient pu être les mots d’habitude du révolutionnaire soupçonneux encore, il confiait maintenant à la légalité républicaine l’œuvre de lumière qu’il avait confiée d’abord à une dictature de révolution ; c’est qu’il attendait du suffrage universel l’éducation du suffrage universel, c’est-à-dire, instruction et communauté étant à ses yeux identiques, la préparation effective, et non plus verbale ou sectaire du communisme. Mais beaucoup de révolutionnaires ne s’apercevaient pas encore, à cette date, qu’ils avaient passé la ligne et qu’ils entraient en effet, selon la pensée même de Blanqui, dans la période de suffrage universel. […]

Mais à aucun moment, dans cette période, Guesde ne renonce à l’emploi prochain de la force révolutionnaire. Entré au Cri du Peuple le 17 novembre 1885, il est facile de suivre sa pensée presque jour par jour. Jamais il ne s’en remet au suffrage universel organisé et éduqué d’instituer le collectivisme. La force n’est plus pour lui, comme en sa toute première période, le moyen unique, mais elle reste le moyen décisif. Même dans les batailles électorales, il juxtapose en d’étranges et pittoresques formules l’action légale et l’action violente. Quand il recommande par exemple, en vue des élections générales de 1885, la coalition de tous les socialistes révolutionnaires si divisés alors, c’est pour avoir contre la classe ennemie « candidats communs et fusils communs ». L’agitation électorale, la conquête de quelques mandats ne sont qu’un moyen secondaire et provisoire pour mieux assurer la victoire de la Révolution, et lui ménager dans la forteresse même du capitalisme des intelligences et des points d’appui. Il écrit en 1886 :

« Une parole de Blanqui m’est toujours restée en mémoire. Nous revenions de Reims, où trois mille tisseurs avaient fait une véritable ovation au démuré de Clairvaux. Et cet homme d’action, qui était doublé d’un observateur de premier ordre, me disait : C’est toujours à l’extrême gauche des corps élus que dans les moments tragiques le peuple va chercher ses nouveaux chefs. Qu’au 24 février 1848, au lieu de libéraux à la Lamartine et à la Marie, il ait trouvé dans la Chambre envahie et dispersée une poignée seulement de révolutionnaires, et au lieu d’un gouvernement provisoire, faisant les journées de Juin et l’Empire, nous aurions eu la vraie République définitivement fondée. Qu’au 4 septembre 1870, au lieu de capitulards à la Favre, d’affameurs à la Ferry et de massacreurs à la Jules Simon, l’extrême gauche du Corps législatif eût compté quelques Delescluze, quelques Millière et quelques Varlin, et la dictature dans de pareilles mains eût été la fin de l’invasion et le commencement de la Révolution ! » […]

Quand une minorité révolutionnaire ne s’est pas comptée, quand elle n’a pas invité les partis et les classes à une sorte de dénombrement officiel, elle peut croire et faire croire qu’elle porte en elle la volonté secrète de la majorité. Mais si la majorité s’est prononcée, et si, selon un mode accepté par la minorité, elle a répudié les vues de celle-ci, quel fardeau sur la minorité révolutionnaire, et comme ce désaveu public est accablant, ayant été sollicité ! La participation au vote ne peut être utile que si elle encourage le prolétariat, si elle lui donne, par le progrès accompli, la mesure des progrès possibles. Hier nous étions quelques-uns à peine, dix mille aujourd’hui, cent mille demain. Mais au bout de cette espérance et au terme de ce mouvement, il y a la majorité, c’est-à-dire, encore une fois, la révolution légale. Sinon le scrutin fait apparaître non la force du prolétariat, mais sa faiblesse. Quoi ! nous sommes quelques milliers à peine ! Et ce chiffre dérisoire ne grossira jamais jusqu’à faire sentir sa force décisive dans le mouvement des sociétés ! A quoi sert donc le vote, sinon à étaler toutes les misères morales des prolétaires, leurs ignorances, leurs inerties, leurs égoïsmes ? Et le forum de la souveraineté légale ouvert au peuple sordide et servile n’est plus que la cour des Miracles des infirmités prolétariennes. Qu’on laisse dans l’ombre toute cette misère et toute cette lèpre, qu’on ne traîne pas à la lumière du suffrage universel le prolétariat infirme et plié, avant que le coup de force de la révolution libératrice l’ait sinon guéri en un jour, du moins redressé !

Ainsi la doctrine composite de Guesde, en 1885, praticable après tout si elle n’était qu’un expédient de transition, une courte halte électorale entre deux barricades, devait avec le temps se décomposer et se dissoudre. Ou bien il faudrait revenir au pur anarchisme et à l’exclusive méthode de violence ; ou bien il faudrait pratiquer à fond, avec la volonté ferme et la certitude d’y trouver le succès définitif, la méthode du suffrage universel.

Dès ce moment, dès cette période de 1885 à 1886, la politique de Guesde et du parti ouvrier français oscille d’un pôle à l’autre de sa doctrine. Pendant qu’il multiplie les appels au fusil et à la barricade inévitable et prochaine, il trace pour les prolétaires ouvriers et paysans un programme de réformes immédiates, un programme minimum qui doit précéder l’intégrale réalisation collectiviste. Et comme si, sans s’en douter, Guesde reconnaissait que la France républicaine est non pas à la veille, mais au lendemain de la Révolution telle que Blanqui la comprenait, Guesde inscrit tout de suite à l’ordre du jour présent du prolétariat le programme provisoire que Marx, dans son Manifeste communiste, et Blanqui, dans son plan révolutionnaire de 1870, ne placent qu’après la Révolution. Guesde, il est vrai, voit surtout dans le programme de réformes immédiates « un moyen de recrutement ».

Mais qu’est-ce à dire ? C’est qu’une grande partie des opprimés et des exploités n’est pas prête encore à l’effort qu’exigerait la révolution totale ; c’est qu’elle n’a pas de la société nouvelle cette idée si claire et si chaude qui anime les courages aux suprêmes résolutions, et qu’il faut l’entraîner peu à peu par des réformes plus prochaines et des promesses plus accessibles. Mais si l’on prend au sérieux cette œuvre de recrutement par les réformes, si celles-ci ne sont pas un trompe-l’œil bientôt discrédité, si vraiment elles sont réalisables avant l’avènement complet de l’ordre nouveau et si elles peuvent en quelque mesure le préparer, qui marquera la ligne fatale de séparation entre la période d’évolution réformiste et la période de soudaineté révolutionnaire ? Qui dira qu’il est impossible, en la période de réforme et d’évolution, d’acclimater des germes communistes dont le développement sera la Révolution sociale elle-même ?

La loi même de l’histoire selon Blanqui et du progrès humain, c’est la continuité du mouvement communiste, c’est la nécessité interne qui fait aujourd’hui de toute réforme, presque de toute institution un degré, une ébauche, une préparation du communisme :

« Quand l’heure a sonné d’une évolution sociale, écrit-il en ce morceau décisif de 1870 auquel j’ai fait déjà tant d’emprunts, tout se précipité à sa rescousse. Les énergies épuisées qui vont s’éteindre lui apportent elles-mêmes, sans en avoir conscience, le concours de leur dernier effort. Nous assistons à ce curieux spectacle. Qu’est-ce que l’assistance mutuelle dont le principe reçoit à chaque instant une application nouvelle et travaille à solidariser peu à peu tous les intérêts ? Une des faces de la transformation qui s’approche. Et l’association, cette favorite du jour, panacée universelle dont les louanges retentissent en chœur, sans une seule voix discordante, qu’est-ce également, sinon la grande avenue et le dernier mot du communisme ?

« …On verra nettement que tout progrès est une conquête, tout recul une défaite du communisme, que son développement se confond avec celui de la civilisation, que les deux idées sont identiques ; que tous les problèmes successivement posés dans l’histoire par les besoins de notre espèce ont une solution communiste ; que les questions aujourd’hui pendantes, si ardues, si pleines de trouble et de guerre, n’en peuvent pas davantage recevoir d’autre, à peine d’aggravation du mal et de chute dans l’absurde.

« Tous les perfectionnements de l’impôt, la régie substituée à la ferme, les postes, le tabac, le sel : innovations communistes. Les compagnies industrielles, les sociétés commerciales, les assurances mutuelles de toute nature : même estampille. L’armée, les collèges, les prisons, les casernes : communisme dans les limbes, grossier, brutal, mais inévitable. Rien ne se fait hors de cette voie. L’impôt, le gouvernement lui-même sont du communisme, de la pire espèce à coup sûr, et cependant d’une nécessité absolue. L’idée a dit à peine son premier mot. Avant d’en être à son dernier mot, elle aura tout changé de face. Nous ne sommes encore que des barbares. »

Mais s’il est vrai, selon la vue profonde de Blanqui, que toutes les institutions progressives sont comme des mots d’un discours communiste, qui peut dire, quand l’humanité est enfin libre d’articuler ces mots, et de conduire ce discours jusqu’à la plénitude de son sens, qui peut dire que telle partie du discours appartiendra à la syntaxe d’évolution et telle autre à la syntaxe de révolution ? Ou le programme de réformes étalé dès 1882 par Guesde n’est qu’une parade, destinée à attirer la foule timorée ou indifférente à la pièce préparée derrière la toile, à la Révolution, et alors il faut que la pièce se joue vite, sous peine de voir la parade même se retourner contre le dessein des acteurs et exaspérer de sa tromperie manifeste la foule bientôt avertie ; ou bien ce programme de réformes est un commencement d’évolution profonde qu’il ne tient qu’au prolétariat de conduire jusqu’à son terme par un effort continu d’une croissante efficace. Ainsi le jour où avec le parti ouvrier français Guesde instituait ce programme immédiat, il s’obligeait lui-même ou à brusquer l’action révolutionnaire, ou à concentrer bientôt l’énergie des prolétaires dans l’œuvre de réforme communiste. Le mélange ambigu et contradictoire des deux méthodes était condamné à se dissoudre, s’il ne détonait en une brusque explosion. […]

‘The Problem of the Socialist Method’ 

in Studies in Socialism, trans. Mildred Minturn. IILP, 1906.

[…] To tell the truth, Socialists have always tried to foresee and determine the form and the historical setting of the ultimate triumph of the proletariat. And if we are suffering to-day, if there is uncertainty and uneasiness in our Party, it is because the needs of a new era, imperfectly formulated as yet, are still mingled in one confused mass with the partly outgrown theories of action bequeathed to us by our masters.

Marx and Blanqui both believed that the proletariat would seize power by means of a revolution. But Marx’s thought is much the more complex. His revolutionary method was many-sided, and it is therefore his conception that I wish particularly to discuss. In whatever sense one may take it this is superannuated. It proceeds either from worn-out historical hypotheses, or from inexact economic hypotheses. […]

The tactics of the Manifesto consist in altering for the benefit of the proletariat the course of those movements that it lacked the strength to originate. These are the tactics of a bold force, increasing in strength but still subordinate, and, as a matter of fact, they have been instinctively employed by the working class in all the crises of democratic and bourgeois society. Marx had taken up the idea of the French Revolution and Babeuf. After 1830 the working-class movements of Paris and Lyons prolonged the middle-class Revolution in a confused proletarian affirmation. In 1848 the proletariat of Paris, Vienna and Berlin tried, for a few audacious days, to divert the Revolution in the direction of Socialism. The famous saying of Blanqui: “We do not create a movement, we divert it,” is the very expression of this policy. It is the working formula of Marx’s Communist Manifesto, the watchword of a class that knows itself to be still in a minority, but called to high destinies. In 1870, the 31st of October succeeding the 4th of September we have another example of the method of Marx and Blanqui. In the Commune itself, the growing activity of the Socialist proletariat substituting itself for the lower-middle-class democracy, is again an application of the tactics of the Manifesto: to graft the proletarian revolution on to the democratic and bourgeois revolution.

Thus, in a hundred and twenty years, the method of working-class revolution which Babeuf was the first to apply, which was given a formula by Marx and Blanqui, and which consisted in taking advantage of bourgeois revolutions to introduce proletarian Communism, has been tried or proposed many times and under many forms. It has certainly given great results. By this method the working-class at several great historical crises has become conscious of its power and its destiny. By it, indirectly and obliquely as yet, the proletariat has tested itself in power. By it, the problem of property and Communism has been constantly a question of the day in Europe, according to the advice of the Manifesto: “In all these movements, the question that the Communists bring to the front, as the essential point, is that of property, even if the discussion of this question has not been fully developed at the time.”

By following this policy, finally, the proletariat has taken an active part in affairs long before it had power enough to control them. But it was chimerical to hope that a proletariat Communism could be grafted on to the bourgeois revolution. It was chimerical to think that the revolutionary agitation of the bourgeois would give the proletariat the opportunity for a fortunate stroke. As a matter of fact these tactics have never been successful. Sometimes the revolutionary bourgeoisie has failed, dragging the proletariat down with it. Sometimes the successful revolutionary bourgeoisie has had the strength to restrain and overpower the proletarian movement. And besides, even supposing that a proletarian movement had been suddenly imposed by surprise on agitations of another nature and another origin, what would have been the final result? The strictly proletarian movement would have quickly degenerated by a series of compromises into a purely democratic movement. The very utmost outcome of a victorious Commune would have been a Radical Republic.

To-day, the definite form under which Marx, Engels and Blanqui conceived the proletarian revolution has been eliminated by history. In the first place the proletariat in its increased strength has ceased to count on the favourable chance of a bourgeoise revolution. By its own strength and in the name of its own ideas, it wishes to influence the democracy. It is not lying in wait for a bourgeois revolution in order to throw the bourgeoisie down from its revolution as one might throw a rider down so as to get possession of his horse. It has its own organisation, and its own power. It has a growing economic power, through its trade unions and co operative societies. It has an indefinitely elastic legal power through universal suffrage and democratic institutions. It is not reduced to being an adventurous and violent parasite on bourgeois revolutions. It is methodically preparing, or better, it is methodically beginning, its own Revolution, by the gradual and legal conquest of the power of production and of the power of the State. And indeed, it would wait in vain for the opportunity of a middle-class revolution in order to strike its coup de force and institute a class-dictatorship. The revolutionary period of the bourgeoisie is over. It is possible that, in order to safeguard its economic interests, and under the pressure of the working-class, the middle-class in Italy, Germany and Belgium, may be induced to extend the constitutional rights of the people, to claim full universal suffrage, real parliamentary government, and the responsibility of ministers to Parliament. It is possible that the combined action of the democratic middle-class and the working-class will everywhere curtail the royal prerogative or the imperial autocracy to the point where monarchy has only a nominal existence. It is certain that the struggle for a complete democracy is not over in Europe, but in this struggle, the bourgeoisie will have an insignificant part to play, such a part for example, as it is now playing in Belgium.

Moreover, in all the constitutions of Central and Western Europe, there are already enough democratic elements for the transition to real democracy to be made without a revolutionary crisis. So that the proletarian revolution cannot, as Marx and Blanqui thought, take shelter behind bourgeois revolutions; it can no longer seize and twist to its advantage the revolutionary agitations of the middle-class, because these are over and done with. On open ground, on the large field of democratic legality and universal suffrage, the Socialist proletariat is now preparing, enlarging and organising its Revolution. To this methodical, direct and legal revolutionary action, Engels, during the last part of his life summoned the European proletariat in famous words which in fact, relegated the Communist Manifesto to the past. Henceforward, middle-class revolutionary action being over, all violent means employed by the proletariat would result only in uniting against it all non-proletarian forces. And that is why I have always interpreted a general strike not as a method of violence, but as one of the most gigantic means of legal pressure that the educated and organised proletariat could bring to bear for great and definite ends. […]

‘The General Strike and Revolution’ 

in Studies in Socialism, trans. Mildred Minturn. IILP, 1906.

[…] Some imagine, it is true, that the general strike, breaking out at many points simultaneously, would oblige the capitalist and proprietary government to spread its armed force over such a large area that it would be practically absorbed by the revolution. This conception is extremely ingenuous. The bourgeois government would devote itself first of all to the protection of the public authorities, the assemblies in which by the will of the majority itself, legal power would reside. If they could not do everything at once, they would abandon to the strikers, if necessary, the railroads and the regions where the Revolution was best organized. They would give their attention to the concentration of their forces and, backed by the enormous power that the will of the legal representatives of the nation would give, they would not hesitate to strike some heavy blow, and would then re-occupy the regions abandoned in the first instance and re-establish communications, just as they are re-established in a few days in a country that an enemy has recently evacuated after tearing up the railroads and destroying the bridges. Even if Paris was for a moment lost to the authorities, as it was in 1871, (and considering the social elements of which Paris is composed, this cannot be taken for granted) it would be enough for them to have a meeting place and to wait in safety, as the King of France waited at Bourges, and M. Thiers at Versailles, the entry of the conservative forces. And they would enter of their own accord without delay. No one should forget that with the shooting clubs and gymnasiums that are so much under reactionary influence, the habits of out-door sports so fashionable in the upper and middle-classes, and the military training of the proprietary classes, these proprietors, the capitalists both great and small, and the angry shopkeepers, would be capable of a very vigorous use of force.

And what would the Revolution be doing all this time? In those regions where it would have seemed victorious at first, it would only be able to eat its heart out on the spot, and exhaust itself in useless violence. The liberal revolutions of 1830 and 1848 had a very definite end in view; to overthrow the existing government and replace it. The revolutionary blows of Blanqui were always calculated to strike at the head and hurt. He did not scatter his forces, on the contrary, he concentrated them to attack one or two vital parts of the political system of government.

The revolutionary method of the general strike is the exact opposite. Precisely because it gives an economic turn to the combat in the beginning, it does not supply the working-class forces with a single central aim on which they can unite. They will stay on the spot, at the mouth of the deserted pit, on the threshold of the abandoned factory, or if the proletarians take possession of the mine and the factory, it will be a perfectly fictitious ownership. They will be embracing a corpse, for the mines and factories will be no better than dead bodies while economic circulation is suspended and production is stopped. So long as a class does not own and govern the whole social machine, it can seize a few factories and yards if it wants to, but it really possesses nothing. To hold in one’s hands a few pebbles of a deserted road is not to be master of transportation. […]